Une Politique de Civilisation pour construire un autre monde

Edgar Morin

Une civilisation étant définie par l'ensemble de ses constituants matériels, techniques, cognitifs, scientifiques, ses carences et ses per-versions sont d'autant plus difficiles à com-prendre que nous savons bien que les conforts, le bien-être, l'élévation du niveau de vie, l'aug-mentation de la durée de vie, les protections sociales, les progrès de l'hygiène, les libertés et loisirs de la vie privée, les salles de bains, réfri-gérateurs, téléphones, télévision, TGV, avions sont des conquêtes de notre civilisation, aux-quelles aspirent ceux qui en sont dépourvus.
Nous voyons des exclus, des banlieues pourries, des ghettos, des bidonvilles, des zones d'insécurité dans nos villes les plus modernes, et, désormais, des chômeurs, mais on pense que ceux-ci sont encore temporairement margi-nalisés ; on croit que notre civilisation pourra progressivement les inclure, et on ne songe pas qu'ils subissent de façon intensifiée les consé-quences de cette civilisation et que cela révèle l'ambivalence des progrès des sciences, des techniques, de l'économie, de l'urbanisation, de la bureaucratie et même de l'individualisme. Les solutions sont devenues problèmes dans le monde dit développé; elles le deviendront dans le reste du monde et aggraveront les problèmes mondiaux.
L'aspiration à un autre monde ne pourra trouver sa concrétisation sans la recherche d'autres solutions, d'autres politiques.
Pour chercher d'autres solutions, le recours à l'expression « politique de civilisation » s'est imposée à moi au début des années 80. Elle se veut une politique multidimensionnelle, car tous les problèmes humains ont aujourd'hui une dimension politique.
En reprenant et en développant le projet de la Révolution française, concentré dans la devise trinitaire « Liberté, Égalité, Fraternité », le socialisme proposait une politique de civilisation vouée à supprimer la barbarie des rapports humains : l'exploitation de l'homme par l'homme, l'arbitraire des pouvoirs, l'égocentrisme, l'ethnocentrisme, la cruauté, l'incompréhension. Il se vouait à une entreprise de solidarisation de la société, entreprise qui a eu certaines réussites par la voie étatique (L' Etat providence), mais qui n'a pu éviter la désolidarisation généralisée des relations entre individus et groupes dans la civilisation urbaine moderne.
La politique de civilisation reprend l'aspiration à plus de communauté, de fraternité et de liberté, qui fut à la source du socialisme au siècle dernier. Aujourd'hui, l'aspiration est moins naïve, mais son ampleur incite à une oeuvre historique de longue haleine, qui devrait se confondre avec l'aventure humaine : c'est une tâche essentielle (1) pour améliorer les relations entre humains, depuis les relations interpersonnelles jusqu'aux relations à l'échelle de la planète.
La politique de civilisation suppose évidemment l'élan, l'adhésion d'une grande partie des citoyens, mais elle est justement capable, en ouvrant une voie et une espérance, de réveiller les bonnes volontés, de susciter et stimuler élan et adhésion des citoyens.

_______
Notes :
(1) : A laquelle apporte sa pierre le Séminaire international "A la recherche d'une économie fraternelle" organisé à Rennes 12-14 décembre 2003 par PEKEA (http://www.pekea.org) en collaboration avec le CODESPAR