par Gilles Maréchal,
Le commerce équitable en France est aujourd’hui en progression,
bien qu’il reste à un niveau faible comparé à d’autres
pays européen (Suisse, Europe du Nord). Les filières intégrées
(de type Artisans du monde) ou labellisées (de type Max Havelaar) ne
concernent pour l’heure que des produits inscrits dans les échanges
Sud-Nord. Ces expériences pourraient inspirer des producteurs européens
qui en partagent la philosophie, dans des chaînes commerciales a priori
plus faciles à maîtriser. Certaines évolutions, comme la
banalisation éthique, voire la dérive sociale, de produits fermiers
ou biologiques, provoquent un intérêt croissant de ceux pour qui
le terme « qualité » ne recouvre pas seulement des caractéristiques
sanitaires ou organoleptiques. Un transfert d’expérience, qui pour
une fois irait plutôt dans le sens Sud-Nord, reste à organiser.
Il va dans le sens d’une meilleur dialogue entre agriculture et société.
Ce texte vise à examiner si les règles de base fondant le commerce équitable peuvent trouver un écho pour des expériences Nord-Nord. En conséquence, il ne s’attache pas aux aspects techniques qui permettent aux chaînes production-transformation-distribution-commercialisation de fonctionner mais aux dimensions éthiques, sociales, politiques qui permettent d’accoler l’adjectif « équitable » au substantif « commerce ». Sur cette base, il suggère des pistes pour organiser le transfert d’expérience.
Une liste de caractéristiques du commerce équitable nous permettra d’examiner point par point en quoi des expériences Nord-Nord peuvent s’inspirer de celles organisées pour des échanges internationaux.
Une situation injuste et perçue comme telle
Le sentiment d’injustice d’une situation échappe à
la normativité d’une définition précise (qu’il
serait sans doute illusoire de figer) et encore plus à la loi. Un des
fondements du « commerce réellement existant » consiste cependant
à entretenir la confusion entre le légal et le légitime,
entre l’autorisé et le juste . Aristote affirmait déjà
que « l’équitable, c’est le juste, pris indépendamment
de la loi écrite ». Le respect de règles telles que celles
proposées à l’OMC ne suffisent pas à garantir l’équité
d’une relation ou d’une transaction. Au contraire, les forces que
le mouvement altermondialiste identifie comme les principaux vecteurs d’injustice
à l’échelle mondiale savent aussi bien opposer la loi, leur
loi, à leurs contradicteurs que s’affranchir des appareils législatifs
(paradis fiscaux, prix internes aux multinationales). Le strict droit est donc,
aux yeux de ceux qui prônent le commerce équitable, considéré
comme devant être dépassé par des règles librement
consenties par les citoyens. Ne dit-on pas au Brésil « aux amis,
tout ; aux ennemis, la loi » ? Mais le consommateur, le citoyen est ainsi
laissé face à sa subjectivité pour juger de la justice
ou de l’injustice d’une situation. Et son attitude est bien entendu
sous influence, de la part de son entourage, de la part des média. Chacun
se trouve non pas emprisonné, mais invité à s’insérer
dans la « normalité » d’une opinion dominante forgée
socialement.
Le fondement central du commerce équitable est le partage du constat
que le fonctionnement classique du commerce crée des situations insupportables
et injustes. Des producteurs qui constatent que leur travail ne leur permet
pas de mener une vie digne ont la même analyse générale
que des consommateurs. Pour arriver à cette convergence, entre des acteurs
qui généralement ne se connaissent pas, un travail de communication
et de médiation est nécessaire. Dans le cadre des échanges
Sud-Nord, ce travail est le fruit de l’influence des organisations non-gouvernementales,
mais aussi d’institutions multilatérales, de collectivités
territoriales ou d’établissement d’enseignement, relayés
par les média. Cette sensibilisation de l’opinion dure depuis maintenant
une quarantaine d’années et le sujet est intégré
comme légitime dans le paysage thématique des principaux média.
En ce qui concerne les circuits Nord-Nord, il n’est pas assuré
que les paysans disposent de la même aura de légitimité
que leurs confrères du Sud. La défense corporatiste extrémiste
et parfois violente, la richesse ostentatoire de certaines exploitations, l’indifférence
à des attentes sociales en matière d’environnement ou de
sécurité alimentaire ont pu indisposer les consommateurs. Elles
sont attribuées collectivement au groupe « agriculteurs »,
dont les porte-parole médiatiques ont longtemps revendiqué l’unité.
Certaines manipulations de l’opinion, consistant à mettre en avant
des cas de pauvreté aigus et d’en retirer les bénéfices
principalement pour les plus aisés contribuent à une certaine
méfiance. Il est donc douteux que les consommateurs perçoivent
les agriculteurs français, en tant que groupe, comme victimes collectivement
d’une situation injuste. Même s’ils identifient des cas particuliers
de pauvreté, ils connaissent aussi des contre-exemples qui ne les incitent
pas à construire intellectuellement une catégorie « paysan
= victime d’un système injuste ». De plus, contrairement
aux paysans du Sud dont la parole est relayée, le dialogue s’instaure
(ou pas) chez nous directement entre agriculteurs et société.
La médiation, qui sert aussi à « gommer les aspérités
», étant absente, la situation des agriculteurs ne peut être
idéalisée et schématisée.
La conviction que le commerce peut être un outil
Le deuxième fondement du commerce équitable est la conviction
que le commerce, pour peu qu’il soit encadré par des règles
fondées en éthique, peut contribuer à bâtir des relations
plus justes. Cette conception est relativement nouvelle en France, et il n’est
pas étonnant qu’elle ait prospéré d’abord dans
des pays de tradition anglo-saxonne, plus favorables à l’initiative
privée. Bien entendu, le slogan « trade, not aid » est souvent
cité comme base de la réflexion sur le commerce équitable.
La permanence de cette référence montre qu’elle a imprégné
les esprits. Il n’est cependant pas certain qu’elle soit interprétée
dans le sens que lui prêtaient ses promoteurs, plus soucieux de substituer
les relations commerciales classiques à des outils collectifs négociés
comme l’aide publique, considérés comme illégitimes
dans leur vision libérale. Mais le travail des organisations non gouvernementales
a aussi joué un rôle dans le renversement de la vision sur le commerce.
L’insistance sur la détérioration des termes de l’échange
pour les pays du Sud ou la mise en avant du poids de la dette par rapport à
l’aide publique au développement ont participé à
une prise de conscience du caractère essentiel des questions commerciales
pour le développement .
Ainsi le commerce, autrefois dédaigné voire diabolisé,
a pu devenir un objet d’intérêt voire de fascination pour
les milieux « développementistes ». Les intéressés
eux-mêmes ont influé dans cette évolution. Les paysans du
Sud, sujets, acteurs ou cibles de projets ont su mettre en avant les limites
de l’approche projet. En particulier, ils ont fait remarquer le caractère
contraignant et déresponsabilisant de son cadre rigide. En appelant à
la démocratie, ils réclament le droit de décider entre
eux et pour eux de l’affectation des bénéfices résultant
d’une action. En cela le commerce est « neutre » puisqu’il
ne préjuge pas de l’utilisation des résultats. La recherche
de réciprocité, d’écoute mutuelle et de non-interventionnisme
revendiquée par les ONG a donc donné un écho au souhait
des paysans de s’inscrire dans des circuits commerciaux où ils
se sentent moins contraints.
Sur ce sujet, force est de constater une remarquable similitude entre les aspirations
des paysans du Sud et ceux du Nord. Leur appel à des règles commerciales
plus justes n’a pour eux de sens que si elles permettent de respecter,
ou renforcer, leur autonomie. En France, où le revenu agricole repose
pour plus de moitié sur des interventions publiques, se pose cependant
la question du poids relatif du commerce et des subventions, thématique
lointaine pour les paysans du Sud engagés dans le commerce équitable,
et « condamnés » au commerce. Pourquoi donc recourir à
une transformation du commerce plutôt que de s’intéresser
prioritairement aux règles de distribution des interventions publiques
? Sans doute parce que les producteurs qui s’intéressent au commerce
équitable sont parmi les moins aidés en proportion. Agriculteurs
biologiques et durables sont plus sensibles aux prix, compte tenu des charges
qu’ils supportent. Leurs « externalités positives »,
que l’on pourrait appeler contributions sociales, sont en effet peu prises
en compte, ou pas du tout, dans le système de prix ou celui des subventions.
Ils constatent cependant, sur les marchés par exemple, que certains consommateurs
sont prêts à les reconnaître. Ils estiment donc qu’un
système équitable de prix prendrait en compte leurs efforts comme
il prendrait en compte les externalités négatives (pollution,
banalisation des produits, dégradation des paysages) de ceux qui s’en
dispensent. En quelque sorte, le commerce équitable viendrait formaliser
une situation qui pré-existe à l’état embryonnaire.
Ils parient sur une régulation par les prix, rejoignant au moins partiellement
la revendication « des prix, pas des primes », souvent utilisée
pour légitimer les avantages perçus par les plus puissants.
Cette réhabilitation du commerce comme instrument central d’orientation
peut être délicate, compte tenu de la remarquable faculté
d’absorption/dénaturation par « le marché »
(entendez les acteurs dominants de l’idéologie libérale)
de toute initiative qui échappe à ses règles. Elle peut
être utilisée pour jouer le marché contre l’état,
en acceptant provisoirement certaines contraintes, dont le niveau d’exigence
est ensuite progressivement abaissé. Dans le commerce équitable
Sud-Nord, on voit ainsi se mettre en place des filières internes à
de grands groupes de distribution, dans la logique classique de concentration
et contrôle de toute la chaîne. Des questions telles que la rémunération
des agriculteurs pour les aménités qu’ils créent
ou entretiennent, qui peut se traiter soit par l’internalisation dans
les prix, soit par l’intervention publique, se poseront fatalement. Les
réponses qui y sont apportées reposent sur une vision politique
qui dépasse la simple application de règles commerciales. Elles
doivent s’insérer dans un corpus politique cohérent. Parmi
les théories disponibles, ce sont celles qui traitent de l’économie
sociale ou du tiers secteur, mais aussi les théories libertaires (auxquelles
se réfère explicitement la coopérative Kan ar Bed) qui
sont les moins désemparées pour donner au commerce équitable
un sens et une cohérence de pensée. A défaut de s’y
référer, l’action restera orpheline de projet et exposée
aux vents dominants du dogmatisme libéral.
Un outil de réflexion autant qu’une fin en soi
Les promoteurs du commerce équitable en France, d’abord dans les
filières intégrées, puis plus tard dans les filières
labellisées, n’affichaient pas l’ambition d’atteindre
une « consommation 100 % équitable ». Ils se limitaient à
vouloir assurer une présence constante et aussi visible que possible
de produits manifestant le réalisme d’une démarche éthique.
En achetant un produit, le consommateur est donc fondamentalement invité
à abandonner, au moins pour un temps, le caractère mécanique
de son acte d’achat pour réfléchir à ce que celui-ci
implique. Le caractère « volubile » de la démarche
est remarquable : dans les boutiques spécialisées, la discussion
sur la provenance des produits est essentielle alors que les emballages des
produits labellisés comportent pour la plupart des textes d’une
densité qu’aucune marque commerciale n’oserait apposer. Certes,
le temps passant et la diffusion aidant, le tonnage vendu devient essentiel
pour certains (entreprises ou militants) mais la référence au
commerce équitable comme instrument d’éducation au développement
ou à la solidarité internationale reste constante dans les instances
dirigeantes.
Cette volonté de dialogue, même indirect, ou de communication rejoint
les préoccupations des paysans du Sud, qui souhaitent qu’on parle
d’eux. Il est remarquable de constater que la plupart des réseaux
de commerce équitable organisent des tournées de paysans qui viennent
s’exprimer auprès des consommateurs du Nord. Celles-ci ne touchent
qu’une petite part des acheteurs mais valident auprès de tous la
dimension éthique et co-responsable de la démarche. Si l’on
songe à des implications Nord-Nord, il convient de souligner que l’intérêt
provient d’abord de réseaux d’agriculteurs impliqués
dans un dialogue de proximité avec les consommateurs : producteurs en
vente directe ou insérés dans des circuits locaux. Leur créneau
commercial, qui est souvent l’expression de leurs aspirations plus profondes,
repose sur un rejet de l’anonymat du producteur, du consommateur et du
produit. Leur démarche s’affronte donc à la vision unitaire
d’un monde paysan porteur unanime d’intérêts partagés.
Faire valoir leur différence en opposition aux schémas culturels
dominants suppose qu’ils en appellent à la réflexion des
consommateurs et à un dialogue approfondi. Ils y sont d’autant
plus sensibles qu’ils estiment proposer des voies d’avenir qui prennent
en compte les attentes sociales mais souffrent d’un amalgame avec ceux
qui s’en dispensent. En cela, leur attente « d’éducation
à l’agriculture » est assez comparable à « l’éducation
au développement » sur laquelle s’appuient les paysans du
Sud.
Un cahier des charges qui dépasse le technico-économique
Le commerce équitable n’a bien entendu de sens que s’il atteint
les consommateurs. Et l’instrument permettant la transmission du produit,
à la fois consommable et vecteur de sens, est le cahier des charges.
Les cahiers des charges du commerce équitable dépassent tous les
simples règles technico-économiques. Ils en appellent souvent
à des concepts difficiles à normaliser comme le fonctionnement
démocratique, la valorisation des ressources locales ou le respect de
l’environnement. On peut porter au crédit des initiateurs de ces
règlements d’avoir réussi à imposer des règles
sur des sujets que d’aucuns jugeaient impossibles à faire prendre
en compte, ou à contrôler. Elles provoquent d’ailleurs des
débats entre les bénéficiaires, par exemple pour la détermination
du volume et de l’affectation des fonds dont l’usage collectif est
imposé. Une vision sociale du développement est sous-jacente,
qui valorise les dynamiques collectives de groupes démocratiques d’agriculteurs
familiaux, norme implicite inscrite en filigrane dans les cahiers des charges.
Cette définition provoque parfois des grands écarts quand elle
est mise en regard des intervenants de la distribution au Nord : témoin
le débat passionné concernant l’approvisionnement en café
Max Havelaar par les distributeurs de nourriture Mac Donald’s en Suisse.
Cahier des charges et norme implicite reposent sur la confiance des consommateurs
dans une instance de régulation. Celle-ci peut reposer sur une perception
globale relevant de l’adhésion à un projet : c’est
le cas des filières intégrées où les consommateurs
habitués à une boutique relevant d’un réseau lui
accordent une confiance de principe sans décortiquer le cahier des charges.
Pour les filières labellisées, la précision du cahier des
charges et son contrôle sont plus importants puisque la distribution en
grande surface limite les effets d’adhésion de principe. Le respect
des normes est donc régulièrement questionné ou remis en
cause par des acheteurs individuels, des groupes organisés ou la presse.
La question du dépassement des normes technico-économiques est
probablement la question essentielle pour les producteurs du Nord s’intéressant
au commerce équitable. Le rapport Saddier sur l’agriculture biologique,
récemment remis au premier ministre, propose un alignement des référentiels
français de l’agriculture biologique sur les cahiers des charges
européens. Cette évolution rendrait les règles moins contraignantes
dans certains domaines, en particulier celui du lien au sol en élevage.
Ce lien au sol dépasse le caractère technique, puisqu’il
est une des rares règles applicables qui concerne la responsabilité
territoriale, donc sociale de l’agriculture biologique. Parallèlement
à ces propositions, certains producteurs réfléchissent
au contraire à un renforcement des règles. Ils considèrent
que le cahier des charges bio est quasi-exclusivement technique, ce qui ne permet
pas que le consommateur différencie une bio « socialement responsable
» de la conquête de créneaux commerciaux par opportunisme.
D’autres expériences, comme celle des groupes CIVAM du «
réseau agriculture durable », ont abouti à des cahiers des
charges contenant des règles sociales (par exemple sur la taille de l’exploitation)
ou environnementales (par exemple pour la préservation des paysages).
L’expérience du commerce équitable Sud-Nord indique que
l’identification et la valorisation par les consommateurs de règles
qui dépassent le domaine socio-économique est possible. On peut
même considérer que ce sont les règles non techniques qui
font l’essentiel de l’attrait du commerce équitable. La question
du contrôle de celles-ci est résolue, au moins partiellement dans
le commerce Sud-Nord, et l’on connaît la rigueur du contrôle
par les certificateurs dans le domaine technique. Par contre, la question de
la définition et de l’acceptabilité de règles sociales
sur des produits du Nord reste posée : tout se passe comme si la dimension
sociale valorisée pour les paysans du Sud ne trouvait pas d’écho
quand on parle des produits et des paysans du Nord. Des expériences de
double certification, technique d’un côté et équitable
d’autre part, sont menées en Europe, par exemple par Soil Association
en Grande Bretagne. Elles s’appuient sur l’image et l’expérience
accumulées dans le commerce équitable Sud-Nord, en l’occurrence
le logo européen « Fairtrade ».
Un engagement volontaire de producteurs
Dans le Sud comme dans le Nord, l’engagement volontaire des producteurs
semble une évidence. La question n’est cependant pas aussi claire
si l’on considère d’une part les exigences de dynamiques
collectives et le déroulement temporel.
L’engagement dans une filière de commerce équitable suppose
une démarche collective, puisqu’un cahier des charges ne vaut que
par son caractère unitaire et contraignant. Or, sous le terme collectif
se cachent des réalités différentes. Par exemple, la définition
globale d’un cahier des charges de type Max Havelaar suppose un niveau
d’agrégation sur lequel un producteur individuel n’a pas
de prise, au contraire des règles de fonctionnement quotidien du groupe
auquel appartient le producteur. Sous l’effet de l’évolution
du cahier des charges ou simplement des conditions économiques locales
ou internationales, la fidélité d’un producteur peut être
mise à l’épreuve de son intérêt de court terme.
D’où des retraits de producteurs ou des participations en pointillé
qui retentissent sur l’aval de la chaîne de distribution. Ces problèmes
ne sont pas étrangers aux producteurs du Nord, qui ont pu être
confrontés à ces questions de fidélité dans le monde
coopératif, par exemple au sujet de la règle d’apport total.
Dans ce domaine, il semble qu’il n’y ait pas de différence
significative entre les attitudes et actions des paysans du Sud et du Nord.
En conséquence, l’expérience du commerce équitable
en matière de stabilité des approvisionnements et de règles
concrètes de fonctionnement des groupes de base peut être d’une
incontestable utilité.
Une contribution de consommacteurs, orientée vers le développement
collectif
Par construction, les circuits de commerce équitable avaient pour objet
de promouvoir le « développement » individuel et collectif
des paysans du Sud, avec des méthodes et des objets différents
de l’approche projet ou de l’aide charitable. Les consommateurs
acceptent de payer un prix plus élevé que le « normal »
moyennant la certitude que cette contribution sera utilisée (et bien)
pour améliorer les conditions de vie des producteurs, mais aussi de leur
famille et de la communauté. La dimension collective, qui rogne la marge
de manœuvre des individus puisque tout peso dépensé collectivement
est « enlevé » aux individus , est orientée vers les
services fondamentaux, tels que l’école, la santé, la couverture
des risques… Elle prend donc à contre-pied l’organisation
mondialisante du commerce qui au contraire vise à démanteler le
pouvoir citoyen sur ces services, au profit d’une appropriation commerciale.
Même si les débats sont parfois rudes, les groupes d’agriculteurs
parviennent à définir des objectifs et des moyens d’organisation,
conquérant parfois de cette manière un pouvoir d’expression
démocratique, une capacité de choix qui leur sont refusés
dans l’organisation politique locale.
Ramenant la réflexion au Nord, la plupart des services fondamentaux sont
(encore) assurés ou accessibles à la majorité et dans tous
les cas il existe un écart quantitatif et qualitatif considérable
avec les services à disposition dans les pays du Sud. Il est donc légitime
de s’interroger sur la plus-value collective, dépassant l’intérêt
des seuls producteurs, qu’apporteraient des circuits de commerce équitable.
Les consommateurs, malgré leur engagement citoyen ou à cause de
celui-ci, demandent à vérifier la pertinence et l’efficacité
dans la mise en oeuvre de leur contribution financière. Les réalisations
restent ici plus impalpables que les équipements bâtis dans les
pays du Sud. Une école, un centre de santé, ça s’inaugure,
ça se photographie, ça concentre des joies, ça se démontre
par sa simple existence. La participation à la préservation de
l’eau ou des paysages, la reconstruction de lien social, la reconquête
de saveurs ne se vérifient pas instantanément, ni ne s’isolent.
Pour mettre en avant la contre-partie collective qu’ils proposeraient
aux consommateurs, les producteurs du Nord doivent donc jouer sur le registre
d’aménités difficiles à valoriser et à vérifier.
On pourrait dire que la visibilité de la plus-value est moindre, ce qui
peut sembler paradoxal quand on traite d’une action de proximité
comparée à une projection lointaine.
Cette réflexion en termes de contre-partie nous enferme cependant dans
un raisonnement étroitement utilitariste. Or, l’engagement des
consommateurs va plus loin. D’abord, parce que comme nous venons de le
discuter la contre-partie qu’ils visent ne les concerne pas personnellement.
Ils ne cherchent pas à maximiser une hypothétique fonction d’utilité
personnelle, mais posent un acte qui correspond à une vision du monde,
politique par essence. Leur achat n’étant pas égocentré,
ils dépassent les motivations qui fondent souvent l’argument considéré
comme clé pour les produits bios ou « de terroir » : la sécurité
alimentaire, la valeur nutritionnelle, la satisfaction hédonique. Ce
qui n’empêche pas que l’achat puisse avoir un aspect gratifiant
pour eux, dans le domaine symbolique, éthique ou émotionnel. Selon
les cas, une tasse de café devient instrument de propagande auprès
des amis avec qui on le partage, rapprochement symbolique du producteur, vecteur
de réflexion, investissement en bonne conscience, … Dans la plupart
des cas, l’intensité de la charge émotionnelle ou symbolique
repose sur l’identification d’un « autre » duquel on
se rapproche. Les termes solidarité ou les arguments de proximité
(témoignages, photos) sont des constantes dans le discours autour des
produits du commerce équitable. Dans cette perspective, les tournées
en France des producteurs peuvent être décryptées comme
le contre-don associé au don représenté par le surprix
que le consommateur accepte. Il y a donc déséquilibre entre don
monétaire et contre-don symbolique. Cette relation échappe à
l’obligation de recevoir. L’objet du commerce, au sens économique,
est précisément de s’affranchir de la prolongation de la
relation entre acheteur et vendeur à l’issue de l’acte d’achat.
Si commerce il y a ici, il s’inspire donc plus d’un sens social
du mot « commerce », que l’on retrouve dans l’expression
« il est d’un commerce agréable » ou dans le «
doux commerce » de Montaigne .
Pour revenir à une situation Nord-Nord, il est légitime de s’interroger
sur la nature du « retour sur investissement » du consommateur.
D’abord, l’altérité du monde paysan par rapport aux
autres catégories sociales s’est effritée. Il n’est
plus ni le « plouc intégral », ni la « source de la
nation » célébrée par le pétainisme. Depuis
40 ans (les lois d’orientation agricoles de 60 et 62), il revendique une
banalisation sociale en termes de conditions de travail, de couverture sociale,
etc… Cette banalisation est d’ailleurs démontrée par
la croissance de l’exogamie des couples. La « forteresse agricole
» qui faisait de l’agriculture une exception parmi les secteurs
économiques, allant jusqu’à la co-gestion avec le pouvoir
politique, voit s’effondrer ses remparts : dans les négociations
internationales, si l’agriculture reste importante, elle entre dorénavant
dans le jeu des donnant-donnant, contrebalancée par d’autres secteurs
(la culture, l’industrie). Enfin, l’absence de crise alimentaire
massive depuis 60 ans a estompé dans les esprits du Nord la menace potentielle
de l’arme alimentaire pour soi-même, et donc le rôle «
à part » de l’agriculture. Si l’agriculteur n’est
pas « autre », contrairement au paysan du Sud, pourquoi lui réserver
un traitement différencié ? Il s’insère simplement
dans le fonctionnement « normal », c’est à dire conforme
à une économie libérale qui prétend à l’état
de nature, des circuits commerciaux. Son travail et ses produits sont donc à
évaluer à l’aune de considérations utilitaristes
comme la santé ou le goût, qui tempèrent le primat sacralisé
du prix. Les agriculteurs qui pensent fonder des circuits équitables
sur ces arguments se méprennent sur le sens profond d’un commerce
équitable qui doit dépasser l’utilitarisme pour durer. La
fin des idéologies postulée par les tenants de l’une d’entre
elles condamnerait sans doute à l’échec des tentatives de
commerce équitable Nord-Nord : elle reste cependant à démontrer.
Une promotion par des réseaux organisés
Dans le paragraphe traitant de la perception d’une situation injuste,
qui assoit en quelque sorte la légitimité de l’action, nous
avons parlé des médiateurs et du rôle de conviction qu’ils
jouent quant à l’utilité (parfois présentée
comme nécessité) du commerce équitable. Nous avons souligné
que ce travail de promotion du principe du commerce équitable ne peut
trouver d’équivalent pour des chaînes de proximité.
Il n’existe pas, ou peu, d’organismes non-agricoles dont l’objet
est de faire connaître les difficultés des paysans du Nord, dans
l’optique de mobiliser les citoyens à leur profit. Les associations
de solidarité de proximité (comme ATD Quart Monde ou Emmaüs)
restent assez éloignées du domaine agricole. Quelques associations
environnementalistes s’y intéressent, au titre du bénéfice
environnemental de pratiques agricoles raisonnables, ainsi que des associations
de consommateurs, qui s’intéressent surtout aux aspects de qualité
sanitaire, de sécurité alimentaire et parfois de caractéristiques
organoleptiques, ou des parents d’élèves pour les mêmes
motifs. Un collectif comme Cohérence tente de jouer un rôle mobilisateur
et fédérateur, mais souffre à l’évidence d’une
envergure et d’une audience limitées. En bref il n’y a rien
de comparable en terme d’impact social à l’action de fond
des ONG. Celles-ci ont réussi à créer des réseaux
diversifiés et maillés où se côtoient entreprises,
collectivités et associations. Peut-on imaginer de mobiliser des consommateurs
pour aller faire l’article dans les supermarchés, suggérer
à leur maire d’utiliser publiquement un produit équitable
lors de la cérémonie des vœux, stocker et distribuer des
produits, toutes actions qui ont été prises en charge dans le
cadre du commerce équitable Sud-Nord ? Au-delà de l’effort
de conviction, il semble clair que la mise en œuvre de circuits de commerce
équitable Nord-Nord nécessitent des « bras » qu’il
est difficile de mobiliser.
En ce qui concerne les questions de sens profond du commerce équitable,
il est important de souligner que les initiatives en France sont nées
sous l’influence des réseaux Tiers-Mondistes. Elles peinent donc
à échapper à cet atavisme, et restent parfois enfermées
dans l’agenda déterminé par les ONG. On note cependant depuis
quelque temps une ouverture croissante vers d’autres réseaux. Cet
intérêt se manifeste autour de questions concrètes, comme
les options à défendre pour la réforme de la politique
agricole commune européenne, ou la place du tiers-secteur et de l’économie
sociale dans la société. L’inclusion d’acteurs «
atypiques » comme les entreprises est sans doute aussi un facteur de diversification
des interlocuteurs et de « branchement » sur des questions nouvelles.
Le dialogue de fond entre acteurs ou réseaux peu habitué à
collaborer est une question cruciale pour donner du sens à une démarche
novatrice.
Une maîtrise de la chaîne commerciale
Un des débats récurrents, et particulièrement vif en 2003,
sur le commerce équitable concerne la chaîne commerciale, et tout
particulièrement la distribution. Contrairement à une vision naïve
du commerce équitable qui est parfois propagée, celui-ci ne consiste
pas à « éliminer les intermédiaires ». Sans
compter la difficulté et l’impact social de cette éradication,
la plupart des réseaux considèrent que les intermédiaires
peuvent bien remplir une fonction utile, à condition que le commerce
équitable puisse encadrer leur activité. C’est le «
coyote » qui est visé et pas l’intermédiaire consciencieux.
S’il existe des divergences à ce propos, elles portent essentiellement
sur le degré et pas sur la nature de la reconnaissance de la fonction
d’intermédiaire.
Par contre, les débats sur la distribution opposent parfois violemment
divers réseaux du commerce équitable. Fondamentalement, les partisans
des filières intégrées considèrent que le pouvoir
citoyen doit s’exercer jusqu’au bout de la chaîne, ce qui
les conduit à distribuer les produits dans des boutiques spécialisées.
Les partisans des filières labellisées considèrent que
proposer les articles dans les circuits de distribution classiques permet de
rapprocher le commerce équitable des consommateurs, et de faire du commerce
équitable une attitude qui peut s’exprimer quotidiennement. Les
deux camps divergent donc sur la « neutralité » des circuits
de distribution mais aussi plus fondamentalement sur la stratégie pour
diffuser les propositions du commerce équitable dans la société.
Malgré la complémentarité de ces pratiques, des situations
d’affrontement s’enveniment, qui affaiblissent sans doute les uns
comme les autres.
Ces débats existent aussi, avec une virulence comparable, chez les producteurs
du Nord intéressés par le commerce équitable. Ils reposent
d’une part sur les notions de proximité et de développement
territorial et d’autre part sur l’évaluation des rapports
de force entre producteurs et grandes entreprises de distribution. Il existe
des expériences en cours aussi bien dans la création de magasins
collectifs gérés par les producteurs que dans la mise en rayon
de produits locaux de qualité. Une différence notable réside
une fois de plus dans les instances intermédiaires. Au Nord, les producteurs
sont confrontés, plus ou moins directement, à la commercialisation
ultime alors que cette fonction est prise en charge par les réseaux de
commerce équitable pour les producteurs du Sud. Les paysans du Nord ne
se privent d’ailleurs pas d’attribuer la responsabilité de
leurs difficultés à la grande distribution, acteur qu’ils
connaissent alors que les producteurs du Sud s’affrontent à un
commerce international diffus et impersonnel. L’essentiel des décisions
concernant les lieux de distribution aux consommateurs leur est donc proposé
par leurs partenaires du Nord, auxquels ils font confiance. C’est ainsi
qu’une même coopérative peut livrer à la fois Kan
ar Bed (filière intégrée) et des intermédiaires
sous certificat Max Havelaar (grande distribution). Les positions des producteurs
en France sont souvent très tranchées sur les relations à
entretenir avec la grande distribution. L’expérience déjà
très diversifiée du commerce Sud-Nord peut leur donner des références
sur la prise en considération de règles éthiques dans les
produits livrés à la grande distribution.
En conclusion, l’examen des fondements du commerce équitable à
l’échelle Sud-Nord nous permet d’identifier des convergences
avec les démarches engagées par les groupes d’agriculteurs
du Nord qui s’intéressent au concept, mais aussi des soulever des
questions de fond. Nous en identifions de trois ordres.
La légitimité du commerce équitable Nord-Nord
Nous n’aborderons pas ici la question de la légitimité théorique
des paysans du Nord à proposer des circuits équitables, mais simplement
la légitimité prêtée par le citoyen-consommateur
à une telle démarche. Dans l’état actuel, elle ne
nous semble pas exister. D’une part parce que le groupe « agriculteurs
» n’est pas perçu comme un groupe cible à appuyer
en priorité. La délimitation d’un groupe cible repose dans
l’expérience du commerce équitable sur un statut d’altérité
: les « petits paysans du Sud » sont perçus comme un groupe
isolable, particulièrement menacé, et à ce titre digne
d’intérêt. Or les agriculteurs du Nord sont ressentis comme
un groupe très hétérogène, pas fondamentalement
isolable de la population générale et pas particulièrement
plus mal loti que d’autres groupes sociaux. D’autre part, parce
que la perception des agriculteurs est ambivalente. Ils jouissent certes d’une
certaine estime, parfois transcendée en fascination, pour leur apport
irremplaçable à la société mais aussi pour une certaine
proximité de la nature et pour une supposée fidélité
à des valeurs socialement valorisées. Dans le même temps,
il leur est reproché un corporatisme affirmé et une certaine indifférence
aux attentes des citoyens et des consommateurs, en matière d’environnement,
de qualité des produits ou de sécurité alimentaire. L’affirmation
d’une légitimité du commerce équitable Nord-Nord
passe probablement par l’affirmation de la diversité du monde agricole,
non pas à l’échelle individuelle mais à celle de
groupes organisés. Pour l’heure, seuls les agriculteurs biologiques
nous semblent identifiés comme un groupe ayant une certaine homogénéité
et « digne » de différenciation. Répétons cependant
que cette différenciation repose pour la majorité des consommateurs
sur les qualités prêtées aux produits plus que sur les conditions
de leur production, même s’ils parient, plus qu’ils ne l’évaluent,
sur un engagement social et environnemental des agriculteurs bios .De la même
manière que les consommateurs resteraient insensibles à des produits
issus des latifundios sud-américains, ils ne voudraient probablement
pas faire d’effort financier au bénéfice d’une agriculture
industrielle.
La contre-partie
La différenciation des produits agricoles passe à l’heure
actuelle par la mise en avant de qualités intrinsèques aux produits
et centrés sur l’acheteur : goût, sécurité
alimentaire. Les consommateurs ne sont cependant pas indifférents à
des qualités plus immatérielles comme le terroir ou l’enracinement
historique des produits. Ceux-ci sont assimilés sous forme d’appropriation
symbolique de la géographie ou de l’histoire. Par contre, les exemples
d’achat issus d’une démarche sociale ou d’un engagement
politique sont beaucoup plus rares. On peut citer les ventes réalisés
par des ateliers pédagogiques de handicapés ou l’expérience
du « Cola équitable » Beuk et des Solidar’bars, promus
par la coopérative d’inspiration libertaire Kan ar Bed. L’expérience
du commerce équitable Sud-Nord montre pourtant que les consommateurs
ne sont pas irrémédiablement fermés à la valorisation
de qualités sociales et symboliques des produits. Il est significatif
que dans l’expérience Max Havelaar les cafés ne soient pas
forcément bios ou que les consommateurs ne privilégient pas (même
s’ils en tiennent compte) la qualité gustative. Il semble donc
clair qu’une filière équitable Nord-Nord doit oser parler
social et politique au consommateur, et ne pas se limiter aux propriétés
intrinsèques des produits. Ce qui veut dire qu’il faut parler de
l’agriculture, de ses acteurs, de l’existence de groupes organisés
conscients de leur responsabilité sociale et environnementale, dans un
pays où l’on s’intéresse sans doute plus à
la campagne qu’à ses habitants.
Mais cette sensibilité politique ou altruiste doit pouvoir être
renforcée par la crédibilité d’une contre-partie.
Quels apports des paysans engagés dans le commerce équitable peuvent-ils
proposer ? Il n’y a à ce sujet pas de véritable discours
construit et socialement partagé. Les aménités comme la
qualité des paysages et de l’environnement sont identifiés.
Ils présentent l’inconvénient d’être impalpables
à l’échelle de l’exploitation Par contre, il n’existe
pas d’argumentaire construit et consensuel dans le domaine social. Des
pistes sont à explorer. La pauvreté rurale est réelle,
mais l’opinion est davantage sensibilisée par les média
aux cas de pauvreté ou de dérive sociale urbaine. De plus, les
cas de manipulation reposant sur la mise en évidence de cas extrêmes
pour justifier des avantages profitant aux plus aisés ont pu indisposer
le contribuable. L’équilibre des territoires ruraux est un autre
champ. On peut cependant s’interroger sur la sensibilité d’une
société majoritairement citadine à de tels arguments. L’agriculteur
pour le résident péri-urbain est aussi un vecteur potentiel de
nuisances sonores ou olfactives. Pour le touriste, quelques agriculteurs typiques
suffisent à agrémenter le paysage. La proximité peut être
une piste plus sérieuse. Nous avons vu dans le cas du commerce équitable
Sud-Nord que les consommateurs achètent aussi un rapprochement symbolique
des producteurs. On constate quotidiennement l’impact d’une personnalisation,
souvent manipulatoire, des produits industriels qui revêtent un nom de
personne et son portrait pour faire plus « vrais ». Des chaînes
locales de commerce équitable peuvent se fonder sur cette recherche d’une
relation moins déshumanisée avec les producteurs. Elles sont capables,
de nombreuses expériences le montrent, de s’organiser pour que
cette relation s’ancre dans la réalité et non la simple
illusion marketing. Outre qu’un tel contact répond aux souhaits
de producteurs qui s’interrogent sur le commerce équitable, il
est porteur d’une dimension politique fondée sur le dialogue et
l’autonomie. Il permet en outre d’aborder certaines questions complexes,
comme par exemple la cohésion sociale ou les questions énergétiques.
Ce qui peut provoquer des tensions avec le commerce équitable Sud-Nord
: faut-il privilégier un miel importé de Malaisie au prix d’une
consommation élevée des ressources énergétiques
globales ou celui d’un producteur local dont le niveau de vie n’est
pas misérable ?
Les structures intermédiaires
Nous avons vu toute l’importance des structures intermédiaires
(ONG, collectivités, écoles, entreprises de l’économie
sociale) pour la diffusion du commerce équitable. Elles jouent à
la fois un rôle de conviction et de communication, mais aussi assurent
des tâches pratiques pour l’émergence et le renforcement
du secteur. Or, à l’échelle Nord-Nord, le dialogue (ou parfois
la confrontation) s’établit directement entre producteurs et consommateurs.
Ce qui présente des avantages en termes matériels (circuits courts)
et immatériels (proximité). Il n’empêche que dans
une société majoritairement urbaine, des instances intermédiaires
d’appui semblent nécessaires. Quelles peuvent-elles être
? Les associations de consommateurs semblent privilégier les qualités
intrinsèques des produits plutôt qu’une démarche globale
intégrant le social, au point que certaines d’entre elles défendent
des instruments de renforcement de logiques agricoles socialement inéquitables,
comme l’agriculture raisonnée. Les mouvements généralistes
ou d’éducation populaire semblent assez indifférents à
ce débat. Il existe peu de « carrefours » rassemblant agriculteurs
et citoyens. Il semble donc nécessaire de réfléchir à
des espaces de dialogues entre agriculteurs prêts à s’engager
dans une démarche de commerce équitable et des secteurs sociaux
potentiellement sensibles à celle-ci : associations environnementalistes,
mouvement alter-mondialiste, économie sociale, organisations de solidarité
internationale. Les groupes de consommateurs d’alimentation biologique
organisés dans les biocoops peuvent être un interlocuteur de premier
plan. Il s’intéressent en effet à la plus-value sociale
agrégée aux produits biologiques, comme en témoignent le
numéro de leur revue Consom’action intitulé « pour
un commerce équitable » ou le nombre croissant de produits équitables
en rayon. Une « validation » par des acteurs extérieurs à
l’agriculture est indispensable pour propager une approche nouvelle. Ce
regard extérieur sera aussi utile pour construire une stratégie.
Isolément, les producteurs intéressés essaieront de vendre
la production qu’ils font à un moment donné, en négligeant
parfois la portée symbolique du produit, qui n’est pas interchangeable.
Ce n’est pas un hasard si le « boom » du commerce équitable
s’est produit sur le café. Celui-ci est porteur à la fois
d’une charge affective (le café du matin pris dans le cocon familial)
et d’une dimension sociale (le café partagé avec les amis
ou collègues, prétexte à échange). Il n’en
va pas de même de la côte de porc.
Réduire l’importance des jeux d’alliances à des considérations
pratiques est cependant insuffisant. Nous avons souligné précédemment
que le commerce équitable ne peut « faire sens » tout seul,
c’est à dire qu’il doit s’insérer dans une vision
politique plus large de la société et de son évolution
s’il veut échapper à l’anecdotique et au « produit
d’appel de bout de gondole ». Sauf à considérer que
le commerce équitable peut devenir dominant, promouvoir son développement
n’a aucun sens si cela dispense producteurs et consommateurs d’une
réflexion sur les règles dominantes ou « normales »
du commerce, en pratique par exemple la politique agricole ou les rapports production/distribution.
Le wagon du commerce équitable doit donc être attaché à
une locomotive théorique qui lui permette de dépasser son objet
limité. Dans la configuration sociale actuelle en France, il semble que
ce soit le secteur de l’économie sociale qui soit le plus à
même de ménager un espace visible et lisible de réflexion
et d’alliances.
Ces considérations esquissent en filigrane une ébauche de programme
de travail pour mettre en place des filières de commerce équitable
en France. Elles laissent de côté les questions pratiques, dont
l’importance et la complexité sont reconnues, comme l’organisation
du contrôle, le choix des filières de distribution ou des échelles
géographiques. Mais il semble essentiel d’aborder les questions
de fond dès la mise en chantier d’une réflexion. Trois dimensions
devraient être traitées en parallèle
- réfléchir à ce qui donne légitimité à
des agriculteurs (lesquels ?) pour revendiquer la mise en place de circuits
équitables ;
- formaliser la contre-partie que peuvent apporter ces agriculteurs aux citoyens
consommateurs, à la fois sur le plan pratique, sur le plan symbolique
et en termes d’ambition politique ; le facteur « proximité
» décliné dans toute sa richesse peut être un point
de départ ;
- motiver des acteurs extérieurs à l’agriculture sur une
telle démarche et mettre en place des espaces communs de réflexion,
de concertation et d’action ; de façon pragmatique, il s’agit
de construire un jeu d’alliances (avec qui, pourquoi ?).