par Gilles Maréchal,
  Le commerce équitable en France est aujourd’hui en progression, 
  bien qu’il reste à un niveau faible comparé à d’autres 
  pays européen (Suisse, Europe du Nord). Les filières intégrées 
  (de type Artisans du monde) ou labellisées (de type Max Havelaar) ne 
  concernent pour l’heure que des produits inscrits dans les échanges 
  Sud-Nord. Ces expériences pourraient inspirer des producteurs européens 
  qui en partagent la philosophie, dans des chaînes commerciales a priori 
  plus faciles à maîtriser. Certaines évolutions, comme la 
  banalisation éthique, voire la dérive sociale, de produits fermiers 
  ou biologiques, provoquent un intérêt croissant de ceux pour qui 
  le terme « qualité » ne recouvre pas seulement des caractéristiques 
  sanitaires ou organoleptiques. Un transfert d’expérience, qui pour 
  une fois irait plutôt dans le sens Sud-Nord, reste à organiser. 
  Il va dans le sens d’une meilleur dialogue entre agriculture et société.
Ce texte vise à examiner si les règles de base fondant le commerce équitable peuvent trouver un écho pour des expériences Nord-Nord. En conséquence, il ne s’attache pas aux aspects techniques qui permettent aux chaînes production-transformation-distribution-commercialisation de fonctionner mais aux dimensions éthiques, sociales, politiques qui permettent d’accoler l’adjectif « équitable » au substantif « commerce ». Sur cette base, il suggère des pistes pour organiser le transfert d’expérience.
Une liste de caractéristiques du commerce équitable nous permettra d’examiner point par point en quoi des expériences Nord-Nord peuvent s’inspirer de celles organisées pour des échanges internationaux.
Une situation injuste et perçue comme telle
  Le sentiment d’injustice d’une situation échappe à 
  la normativité d’une définition précise (qu’il 
  serait sans doute illusoire de figer) et encore plus à la loi. Un des 
  fondements du « commerce réellement existant » consiste cependant 
  à entretenir la confusion entre le légal et le légitime, 
  entre l’autorisé et le juste . Aristote affirmait déjà 
  que « l’équitable, c’est le juste, pris indépendamment 
  de la loi écrite ». Le respect de règles telles que celles 
  proposées à l’OMC ne suffisent pas à garantir l’équité 
  d’une relation ou d’une transaction. Au contraire, les forces que 
  le mouvement altermondialiste identifie comme les principaux vecteurs d’injustice 
  à l’échelle mondiale savent aussi bien opposer la loi, leur 
  loi, à leurs contradicteurs que s’affranchir des appareils législatifs 
  (paradis fiscaux, prix internes aux multinationales). Le strict droit est donc, 
  aux yeux de ceux qui prônent le commerce équitable, considéré 
  comme devant être dépassé par des règles librement 
  consenties par les citoyens. Ne dit-on pas au Brésil « aux amis, 
  tout ; aux ennemis, la loi » ? Mais le consommateur, le citoyen est ainsi 
  laissé face à sa subjectivité pour juger de la justice 
  ou de l’injustice d’une situation. Et son attitude est bien entendu 
  sous influence, de la part de son entourage, de la part des média. Chacun 
  se trouve non pas emprisonné, mais invité à s’insérer 
  dans la « normalité » d’une opinion dominante forgée 
  socialement.
  Le fondement central du commerce équitable est le partage du constat 
  que le fonctionnement classique du commerce crée des situations insupportables 
  et injustes. Des producteurs qui constatent que leur travail ne leur permet 
  pas de mener une vie digne ont la même analyse générale 
  que des consommateurs. Pour arriver à cette convergence, entre des acteurs 
  qui généralement ne se connaissent pas, un travail de communication 
  et de médiation est nécessaire. Dans le cadre des échanges 
  Sud-Nord, ce travail est le fruit de l’influence des organisations non-gouvernementales, 
  mais aussi d’institutions multilatérales, de collectivités 
  territoriales ou d’établissement d’enseignement, relayés 
  par les média. Cette sensibilisation de l’opinion dure depuis maintenant 
  une quarantaine d’années et le sujet est intégré 
  comme légitime dans le paysage thématique des principaux média.
  En ce qui concerne les circuits Nord-Nord, il n’est pas assuré 
  que les paysans disposent de la même aura de légitimité 
  que leurs confrères du Sud. La défense corporatiste extrémiste 
  et parfois violente, la richesse ostentatoire de certaines exploitations, l’indifférence 
  à des attentes sociales en matière d’environnement ou de 
  sécurité alimentaire ont pu indisposer les consommateurs. Elles 
  sont attribuées collectivement au groupe « agriculteurs », 
  dont les porte-parole médiatiques ont longtemps revendiqué l’unité. 
  Certaines manipulations de l’opinion, consistant à mettre en avant 
  des cas de pauvreté aigus et d’en retirer les bénéfices 
  principalement pour les plus aisés contribuent à une certaine 
  méfiance. Il est donc douteux que les consommateurs perçoivent 
  les agriculteurs français, en tant que groupe, comme victimes collectivement 
  d’une situation injuste. Même s’ils identifient des cas particuliers 
  de pauvreté, ils connaissent aussi des contre-exemples qui ne les incitent 
  pas à construire intellectuellement une catégorie « paysan 
  = victime d’un système injuste ». De plus, contrairement 
  aux paysans du Sud dont la parole est relayée, le dialogue s’instaure 
  (ou pas) chez nous directement entre agriculteurs et société. 
  La médiation, qui sert aussi à « gommer les aspérités 
  », étant absente, la situation des agriculteurs ne peut être 
  idéalisée et schématisée.
La conviction que le commerce peut être un outil
  Le deuxième fondement du commerce équitable est la conviction 
  que le commerce, pour peu qu’il soit encadré par des règles 
  fondées en éthique, peut contribuer à bâtir des relations 
  plus justes. Cette conception est relativement nouvelle en France, et il n’est 
  pas étonnant qu’elle ait prospéré d’abord dans 
  des pays de tradition anglo-saxonne, plus favorables à l’initiative 
  privée. Bien entendu, le slogan « trade, not aid » est souvent 
  cité comme base de la réflexion sur le commerce équitable. 
  La permanence de cette référence montre qu’elle a imprégné 
  les esprits. Il n’est cependant pas certain qu’elle soit interprétée 
  dans le sens que lui prêtaient ses promoteurs, plus soucieux de substituer 
  les relations commerciales classiques à des outils collectifs négociés 
  comme l’aide publique, considérés comme illégitimes 
  dans leur vision libérale. Mais le travail des organisations non gouvernementales 
  a aussi joué un rôle dans le renversement de la vision sur le commerce. 
  L’insistance sur la détérioration des termes de l’échange 
  pour les pays du Sud ou la mise en avant du poids de la dette par rapport à 
  l’aide publique au développement ont participé à 
  une prise de conscience du caractère essentiel des questions commerciales 
  pour le développement .
  Ainsi le commerce, autrefois dédaigné voire diabolisé, 
  a pu devenir un objet d’intérêt voire de fascination pour 
  les milieux « développementistes ». Les intéressés 
  eux-mêmes ont influé dans cette évolution. Les paysans du 
  Sud, sujets, acteurs ou cibles de projets ont su mettre en avant les limites 
  de l’approche projet. En particulier, ils ont fait remarquer le caractère 
  contraignant et déresponsabilisant de son cadre rigide. En appelant à 
  la démocratie, ils réclament le droit de décider entre 
  eux et pour eux de l’affectation des bénéfices résultant 
  d’une action. En cela le commerce est « neutre » puisqu’il 
  ne préjuge pas de l’utilisation des résultats. La recherche 
  de réciprocité, d’écoute mutuelle et de non-interventionnisme 
  revendiquée par les ONG a donc donné un écho au souhait 
  des paysans de s’inscrire dans des circuits commerciaux où ils 
  se sentent moins contraints.
  Sur ce sujet, force est de constater une remarquable similitude entre les aspirations 
  des paysans du Sud et ceux du Nord. Leur appel à des règles commerciales 
  plus justes n’a pour eux de sens que si elles permettent de respecter, 
  ou renforcer, leur autonomie. En France, où le revenu agricole repose 
  pour plus de moitié sur des interventions publiques, se pose cependant 
  la question du poids relatif du commerce et des subventions, thématique 
  lointaine pour les paysans du Sud engagés dans le commerce équitable, 
  et « condamnés » au commerce. Pourquoi donc recourir à 
  une transformation du commerce plutôt que de s’intéresser 
  prioritairement aux règles de distribution des interventions publiques 
  ? Sans doute parce que les producteurs qui s’intéressent au commerce 
  équitable sont parmi les moins aidés en proportion. Agriculteurs 
  biologiques et durables sont plus sensibles aux prix, compte tenu des charges 
  qu’ils supportent. Leurs « externalités positives », 
  que l’on pourrait appeler contributions sociales, sont en effet peu prises 
  en compte, ou pas du tout, dans le système de prix ou celui des subventions. 
  Ils constatent cependant, sur les marchés par exemple, que certains consommateurs 
  sont prêts à les reconnaître. Ils estiment donc qu’un 
  système équitable de prix prendrait en compte leurs efforts comme 
  il prendrait en compte les externalités négatives (pollution, 
  banalisation des produits, dégradation des paysages) de ceux qui s’en 
  dispensent. En quelque sorte, le commerce équitable viendrait formaliser 
  une situation qui pré-existe à l’état embryonnaire. 
  Ils parient sur une régulation par les prix, rejoignant au moins partiellement 
  la revendication « des prix, pas des primes », souvent utilisée 
  pour légitimer les avantages perçus par les plus puissants.
  Cette réhabilitation du commerce comme instrument central d’orientation 
  peut être délicate, compte tenu de la remarquable faculté 
  d’absorption/dénaturation par « le marché » 
  (entendez les acteurs dominants de l’idéologie libérale) 
  de toute initiative qui échappe à ses règles. Elle peut 
  être utilisée pour jouer le marché contre l’état, 
  en acceptant provisoirement certaines contraintes, dont le niveau d’exigence 
  est ensuite progressivement abaissé. Dans le commerce équitable 
  Sud-Nord, on voit ainsi se mettre en place des filières internes à 
  de grands groupes de distribution, dans la logique classique de concentration 
  et contrôle de toute la chaîne. Des questions telles que la rémunération 
  des agriculteurs pour les aménités qu’ils créent 
  ou entretiennent, qui peut se traiter soit par l’internalisation dans 
  les prix, soit par l’intervention publique, se poseront fatalement. Les 
  réponses qui y sont apportées reposent sur une vision politique 
  qui dépasse la simple application de règles commerciales. Elles 
  doivent s’insérer dans un corpus politique cohérent. Parmi 
  les théories disponibles, ce sont celles qui traitent de l’économie 
  sociale ou du tiers secteur, mais aussi les théories libertaires (auxquelles 
  se réfère explicitement la coopérative Kan ar Bed) qui 
  sont les moins désemparées pour donner au commerce équitable 
  un sens et une cohérence de pensée. A défaut de s’y 
  référer, l’action restera orpheline de projet et exposée 
  aux vents dominants du dogmatisme libéral.
Un outil de réflexion autant qu’une fin en soi
  Les promoteurs du commerce équitable en France, d’abord dans les 
  filières intégrées, puis plus tard dans les filières 
  labellisées, n’affichaient pas l’ambition d’atteindre 
  une « consommation 100 % équitable ». Ils se limitaient à 
  vouloir assurer une présence constante et aussi visible que possible 
  de produits manifestant le réalisme d’une démarche éthique. 
  En achetant un produit, le consommateur est donc fondamentalement invité 
  à abandonner, au moins pour un temps, le caractère mécanique 
  de son acte d’achat pour réfléchir à ce que celui-ci 
  implique. Le caractère « volubile » de la démarche 
  est remarquable : dans les boutiques spécialisées, la discussion 
  sur la provenance des produits est essentielle alors que les emballages des 
  produits labellisés comportent pour la plupart des textes d’une 
  densité qu’aucune marque commerciale n’oserait apposer. Certes, 
  le temps passant et la diffusion aidant, le tonnage vendu devient essentiel 
  pour certains (entreprises ou militants) mais la référence au 
  commerce équitable comme instrument d’éducation au développement 
  ou à la solidarité internationale reste constante dans les instances 
  dirigeantes.
  Cette volonté de dialogue, même indirect, ou de communication rejoint 
  les préoccupations des paysans du Sud, qui souhaitent qu’on parle 
  d’eux. Il est remarquable de constater que la plupart des réseaux 
  de commerce équitable organisent des tournées de paysans qui viennent 
  s’exprimer auprès des consommateurs du Nord. Celles-ci ne touchent 
  qu’une petite part des acheteurs mais valident auprès de tous la 
  dimension éthique et co-responsable de la démarche. Si l’on 
  songe à des implications Nord-Nord, il convient de souligner que l’intérêt 
  provient d’abord de réseaux d’agriculteurs impliqués 
  dans un dialogue de proximité avec les consommateurs : producteurs en 
  vente directe ou insérés dans des circuits locaux. Leur créneau 
  commercial, qui est souvent l’expression de leurs aspirations plus profondes, 
  repose sur un rejet de l’anonymat du producteur, du consommateur et du 
  produit. Leur démarche s’affronte donc à la vision unitaire 
  d’un monde paysan porteur unanime d’intérêts partagés. 
  Faire valoir leur différence en opposition aux schémas culturels 
  dominants suppose qu’ils en appellent à la réflexion des 
  consommateurs et à un dialogue approfondi. Ils y sont d’autant 
  plus sensibles qu’ils estiment proposer des voies d’avenir qui prennent 
  en compte les attentes sociales mais souffrent d’un amalgame avec ceux 
  qui s’en dispensent. En cela, leur attente « d’éducation 
  à l’agriculture » est assez comparable à « l’éducation 
  au développement » sur laquelle s’appuient les paysans du 
  Sud.
Un cahier des charges qui dépasse le technico-économique
  Le commerce équitable n’a bien entendu de sens que s’il atteint 
  les consommateurs. Et l’instrument permettant la transmission du produit, 
  à la fois consommable et vecteur de sens, est le cahier des charges. 
  Les cahiers des charges du commerce équitable dépassent tous les 
  simples règles technico-économiques. Ils en appellent souvent 
  à des concepts difficiles à normaliser comme le fonctionnement 
  démocratique, la valorisation des ressources locales ou le respect de 
  l’environnement. On peut porter au crédit des initiateurs de ces 
  règlements d’avoir réussi à imposer des règles 
  sur des sujets que d’aucuns jugeaient impossibles à faire prendre 
  en compte, ou à contrôler. Elles provoquent d’ailleurs des 
  débats entre les bénéficiaires, par exemple pour la détermination 
  du volume et de l’affectation des fonds dont l’usage collectif est 
  imposé. Une vision sociale du développement est sous-jacente, 
  qui valorise les dynamiques collectives de groupes démocratiques d’agriculteurs 
  familiaux, norme implicite inscrite en filigrane dans les cahiers des charges. 
  Cette définition provoque parfois des grands écarts quand elle 
  est mise en regard des intervenants de la distribution au Nord : témoin 
  le débat passionné concernant l’approvisionnement en café 
  Max Havelaar par les distributeurs de nourriture Mac Donald’s en Suisse.
  Cahier des charges et norme implicite reposent sur la confiance des consommateurs 
  dans une instance de régulation. Celle-ci peut reposer sur une perception 
  globale relevant de l’adhésion à un projet : c’est 
  le cas des filières intégrées où les consommateurs 
  habitués à une boutique relevant d’un réseau lui 
  accordent une confiance de principe sans décortiquer le cahier des charges. 
  Pour les filières labellisées, la précision du cahier des 
  charges et son contrôle sont plus importants puisque la distribution en 
  grande surface limite les effets d’adhésion de principe. Le respect 
  des normes est donc régulièrement questionné ou remis en 
  cause par des acheteurs individuels, des groupes organisés ou la presse.
  La question du dépassement des normes technico-économiques est 
  probablement la question essentielle pour les producteurs du Nord s’intéressant 
  au commerce équitable. Le rapport Saddier sur l’agriculture biologique, 
  récemment remis au premier ministre, propose un alignement des référentiels 
  français de l’agriculture biologique sur les cahiers des charges 
  européens. Cette évolution rendrait les règles moins contraignantes 
  dans certains domaines, en particulier celui du lien au sol en élevage. 
  Ce lien au sol dépasse le caractère technique, puisqu’il 
  est une des rares règles applicables qui concerne la responsabilité 
  territoriale, donc sociale de l’agriculture biologique. Parallèlement 
  à ces propositions, certains producteurs réfléchissent 
  au contraire à un renforcement des règles. Ils considèrent 
  que le cahier des charges bio est quasi-exclusivement technique, ce qui ne permet 
  pas que le consommateur différencie une bio « socialement responsable 
  » de la conquête de créneaux commerciaux par opportunisme. 
  D’autres expériences, comme celle des groupes CIVAM du « 
  réseau agriculture durable », ont abouti à des cahiers des 
  charges contenant des règles sociales (par exemple sur la taille de l’exploitation) 
  ou environnementales (par exemple pour la préservation des paysages). 
  L’expérience du commerce équitable Sud-Nord indique que 
  l’identification et la valorisation par les consommateurs de règles 
  qui dépassent le domaine socio-économique est possible. On peut 
  même considérer que ce sont les règles non techniques qui 
  font l’essentiel de l’attrait du commerce équitable. La question 
  du contrôle de celles-ci est résolue, au moins partiellement dans 
  le commerce Sud-Nord, et l’on connaît la rigueur du contrôle 
  par les certificateurs dans le domaine technique. Par contre, la question de 
  la définition et de l’acceptabilité de règles sociales 
  sur des produits du Nord reste posée : tout se passe comme si la dimension 
  sociale valorisée pour les paysans du Sud ne trouvait pas d’écho 
  quand on parle des produits et des paysans du Nord. Des expériences de 
  double certification, technique d’un côté et équitable 
  d’autre part, sont menées en Europe, par exemple par Soil Association 
  en Grande Bretagne. Elles s’appuient sur l’image et l’expérience 
  accumulées dans le commerce équitable Sud-Nord, en l’occurrence 
  le logo européen « Fairtrade ».
Un engagement volontaire de producteurs
  Dans le Sud comme dans le Nord, l’engagement volontaire des producteurs 
  semble une évidence. La question n’est cependant pas aussi claire 
  si l’on considère d’une part les exigences de dynamiques 
  collectives et le déroulement temporel.
  L’engagement dans une filière de commerce équitable suppose 
  une démarche collective, puisqu’un cahier des charges ne vaut que 
  par son caractère unitaire et contraignant. Or, sous le terme collectif 
  se cachent des réalités différentes. Par exemple, la définition 
  globale d’un cahier des charges de type Max Havelaar suppose un niveau 
  d’agrégation sur lequel un producteur individuel n’a pas 
  de prise, au contraire des règles de fonctionnement quotidien du groupe 
  auquel appartient le producteur. Sous l’effet de l’évolution 
  du cahier des charges ou simplement des conditions économiques locales 
  ou internationales, la fidélité d’un producteur peut être 
  mise à l’épreuve de son intérêt de court terme. 
  D’où des retraits de producteurs ou des participations en pointillé 
  qui retentissent sur l’aval de la chaîne de distribution. Ces problèmes 
  ne sont pas étrangers aux producteurs du Nord, qui ont pu être 
  confrontés à ces questions de fidélité dans le monde 
  coopératif, par exemple au sujet de la règle d’apport total.
  Dans ce domaine, il semble qu’il n’y ait pas de différence 
  significative entre les attitudes et actions des paysans du Sud et du Nord. 
  En conséquence, l’expérience du commerce équitable 
  en matière de stabilité des approvisionnements et de règles 
  concrètes de fonctionnement des groupes de base peut être d’une 
  incontestable utilité.
Une contribution de consommacteurs, orientée vers le développement 
  collectif
  Par construction, les circuits de commerce équitable avaient pour objet 
  de promouvoir le « développement » individuel et collectif 
  des paysans du Sud, avec des méthodes et des objets différents 
  de l’approche projet ou de l’aide charitable. Les consommateurs 
  acceptent de payer un prix plus élevé que le « normal » 
  moyennant la certitude que cette contribution sera utilisée (et bien) 
  pour améliorer les conditions de vie des producteurs, mais aussi de leur 
  famille et de la communauté. La dimension collective, qui rogne la marge 
  de manœuvre des individus puisque tout peso dépensé collectivement 
  est « enlevé » aux individus , est orientée vers les 
  services fondamentaux, tels que l’école, la santé, la couverture 
  des risques… Elle prend donc à contre-pied l’organisation 
  mondialisante du commerce qui au contraire vise à démanteler le 
  pouvoir citoyen sur ces services, au profit d’une appropriation commerciale. 
  Même si les débats sont parfois rudes, les groupes d’agriculteurs 
  parviennent à définir des objectifs et des moyens d’organisation, 
  conquérant parfois de cette manière un pouvoir d’expression 
  démocratique, une capacité de choix qui leur sont refusés 
  dans l’organisation politique locale.
  Ramenant la réflexion au Nord, la plupart des services fondamentaux sont 
  (encore) assurés ou accessibles à la majorité et dans tous 
  les cas il existe un écart quantitatif et qualitatif considérable 
  avec les services à disposition dans les pays du Sud. Il est donc légitime 
  de s’interroger sur la plus-value collective, dépassant l’intérêt 
  des seuls producteurs, qu’apporteraient des circuits de commerce équitable. 
  Les consommateurs, malgré leur engagement citoyen ou à cause de 
  celui-ci, demandent à vérifier la pertinence et l’efficacité 
  dans la mise en oeuvre de leur contribution financière. Les réalisations 
  restent ici plus impalpables que les équipements bâtis dans les 
  pays du Sud. Une école, un centre de santé, ça s’inaugure, 
  ça se photographie, ça concentre des joies, ça se démontre 
  par sa simple existence. La participation à la préservation de 
  l’eau ou des paysages, la reconstruction de lien social, la reconquête 
  de saveurs ne se vérifient pas instantanément, ni ne s’isolent. 
  Pour mettre en avant la contre-partie collective qu’ils proposeraient 
  aux consommateurs, les producteurs du Nord doivent donc jouer sur le registre 
  d’aménités difficiles à valoriser et à vérifier. 
  On pourrait dire que la visibilité de la plus-value est moindre, ce qui 
  peut sembler paradoxal quand on traite d’une action de proximité 
  comparée à une projection lointaine.
  Cette réflexion en termes de contre-partie nous enferme cependant dans 
  un raisonnement étroitement utilitariste. Or, l’engagement des 
  consommateurs va plus loin. D’abord, parce que comme nous venons de le 
  discuter la contre-partie qu’ils visent ne les concerne pas personnellement. 
  Ils ne cherchent pas à maximiser une hypothétique fonction d’utilité 
  personnelle, mais posent un acte qui correspond à une vision du monde, 
  politique par essence. Leur achat n’étant pas égocentré, 
  ils dépassent les motivations qui fondent souvent l’argument considéré 
  comme clé pour les produits bios ou « de terroir » : la sécurité 
  alimentaire, la valeur nutritionnelle, la satisfaction hédonique. Ce 
  qui n’empêche pas que l’achat puisse avoir un aspect gratifiant 
  pour eux, dans le domaine symbolique, éthique ou émotionnel. Selon 
  les cas, une tasse de café devient instrument de propagande auprès 
  des amis avec qui on le partage, rapprochement symbolique du producteur, vecteur 
  de réflexion, investissement en bonne conscience, … Dans la plupart 
  des cas, l’intensité de la charge émotionnelle ou symbolique 
  repose sur l’identification d’un « autre » duquel on 
  se rapproche. Les termes solidarité ou les arguments de proximité 
  (témoignages, photos) sont des constantes dans le discours autour des 
  produits du commerce équitable. Dans cette perspective, les tournées 
  en France des producteurs peuvent être décryptées comme 
  le contre-don associé au don représenté par le surprix 
  que le consommateur accepte. Il y a donc déséquilibre entre don 
  monétaire et contre-don symbolique. Cette relation échappe à 
  l’obligation de recevoir. L’objet du commerce, au sens économique, 
  est précisément de s’affranchir de la prolongation de la 
  relation entre acheteur et vendeur à l’issue de l’acte d’achat. 
  Si commerce il y a ici, il s’inspire donc plus d’un sens social 
  du mot « commerce », que l’on retrouve dans l’expression 
  « il est d’un commerce agréable » ou dans le « 
  doux commerce » de Montaigne .
  Pour revenir à une situation Nord-Nord, il est légitime de s’interroger 
  sur la nature du « retour sur investissement » du consommateur. 
  D’abord, l’altérité du monde paysan par rapport aux 
  autres catégories sociales s’est effritée. Il n’est 
  plus ni le « plouc intégral », ni la « source de la 
  nation » célébrée par le pétainisme. Depuis 
  40 ans (les lois d’orientation agricoles de 60 et 62), il revendique une 
  banalisation sociale en termes de conditions de travail, de couverture sociale, 
  etc… Cette banalisation est d’ailleurs démontrée par 
  la croissance de l’exogamie des couples. La « forteresse agricole 
  » qui faisait de l’agriculture une exception parmi les secteurs 
  économiques, allant jusqu’à la co-gestion avec le pouvoir 
  politique, voit s’effondrer ses remparts : dans les négociations 
  internationales, si l’agriculture reste importante, elle entre dorénavant 
  dans le jeu des donnant-donnant, contrebalancée par d’autres secteurs 
  (la culture, l’industrie). Enfin, l’absence de crise alimentaire 
  massive depuis 60 ans a estompé dans les esprits du Nord la menace potentielle 
  de l’arme alimentaire pour soi-même, et donc le rôle « 
  à part » de l’agriculture. Si l’agriculteur n’est 
  pas « autre », contrairement au paysan du Sud, pourquoi lui réserver 
  un traitement différencié ? Il s’insère simplement 
  dans le fonctionnement « normal », c’est à dire conforme 
  à une économie libérale qui prétend à l’état 
  de nature, des circuits commerciaux. Son travail et ses produits sont donc à 
  évaluer à l’aune de considérations utilitaristes 
  comme la santé ou le goût, qui tempèrent le primat sacralisé 
  du prix. Les agriculteurs qui pensent fonder des circuits équitables 
  sur ces arguments se méprennent sur le sens profond d’un commerce 
  équitable qui doit dépasser l’utilitarisme pour durer. La 
  fin des idéologies postulée par les tenants de l’une d’entre 
  elles condamnerait sans doute à l’échec des tentatives de 
  commerce équitable Nord-Nord : elle reste cependant à démontrer.
Une promotion par des réseaux organisés
  Dans le paragraphe traitant de la perception d’une situation injuste, 
  qui assoit en quelque sorte la légitimité de l’action, nous 
  avons parlé des médiateurs et du rôle de conviction qu’ils 
  jouent quant à l’utilité (parfois présentée 
  comme nécessité) du commerce équitable. Nous avons souligné 
  que ce travail de promotion du principe du commerce équitable ne peut 
  trouver d’équivalent pour des chaînes de proximité. 
  Il n’existe pas, ou peu, d’organismes non-agricoles dont l’objet 
  est de faire connaître les difficultés des paysans du Nord, dans 
  l’optique de mobiliser les citoyens à leur profit. Les associations 
  de solidarité de proximité (comme ATD Quart Monde ou Emmaüs) 
  restent assez éloignées du domaine agricole. Quelques associations 
  environnementalistes s’y intéressent, au titre du bénéfice 
  environnemental de pratiques agricoles raisonnables, ainsi que des associations 
  de consommateurs, qui s’intéressent surtout aux aspects de qualité 
  sanitaire, de sécurité alimentaire et parfois de caractéristiques 
  organoleptiques, ou des parents d’élèves pour les mêmes 
  motifs. Un collectif comme Cohérence tente de jouer un rôle mobilisateur 
  et fédérateur, mais souffre à l’évidence d’une 
  envergure et d’une audience limitées. En bref il n’y a rien 
  de comparable en terme d’impact social à l’action de fond 
  des ONG. Celles-ci ont réussi à créer des réseaux 
  diversifiés et maillés où se côtoient entreprises, 
  collectivités et associations. Peut-on imaginer de mobiliser des consommateurs 
  pour aller faire l’article dans les supermarchés, suggérer 
  à leur maire d’utiliser publiquement un produit équitable 
  lors de la cérémonie des vœux, stocker et distribuer des 
  produits, toutes actions qui ont été prises en charge dans le 
  cadre du commerce équitable Sud-Nord ? Au-delà de l’effort 
  de conviction, il semble clair que la mise en œuvre de circuits de commerce 
  équitable Nord-Nord nécessitent des « bras » qu’il 
  est difficile de mobiliser.
  En ce qui concerne les questions de sens profond du commerce équitable, 
  il est important de souligner que les initiatives en France sont nées 
  sous l’influence des réseaux Tiers-Mondistes. Elles peinent donc 
  à échapper à cet atavisme, et restent parfois enfermées 
  dans l’agenda déterminé par les ONG. On note cependant depuis 
  quelque temps une ouverture croissante vers d’autres réseaux. Cet 
  intérêt se manifeste autour de questions concrètes, comme 
  les options à défendre pour la réforme de la politique 
  agricole commune européenne, ou la place du tiers-secteur et de l’économie 
  sociale dans la société. L’inclusion d’acteurs « 
  atypiques » comme les entreprises est sans doute aussi un facteur de diversification 
  des interlocuteurs et de « branchement » sur des questions nouvelles. 
  Le dialogue de fond entre acteurs ou réseaux peu habitué à 
  collaborer est une question cruciale pour donner du sens à une démarche 
  novatrice.
Une maîtrise de la chaîne commerciale
  Un des débats récurrents, et particulièrement vif en 2003, 
  sur le commerce équitable concerne la chaîne commerciale, et tout 
  particulièrement la distribution. Contrairement à une vision naïve 
  du commerce équitable qui est parfois propagée, celui-ci ne consiste 
  pas à « éliminer les intermédiaires ». Sans 
  compter la difficulté et l’impact social de cette éradication, 
  la plupart des réseaux considèrent que les intermédiaires 
  peuvent bien remplir une fonction utile, à condition que le commerce 
  équitable puisse encadrer leur activité. C’est le « 
  coyote » qui est visé et pas l’intermédiaire consciencieux. 
  S’il existe des divergences à ce propos, elles portent essentiellement 
  sur le degré et pas sur la nature de la reconnaissance de la fonction 
  d’intermédiaire.
  Par contre, les débats sur la distribution opposent parfois violemment 
  divers réseaux du commerce équitable. Fondamentalement, les partisans 
  des filières intégrées considèrent que le pouvoir 
  citoyen doit s’exercer jusqu’au bout de la chaîne, ce qui 
  les conduit à distribuer les produits dans des boutiques spécialisées. 
  Les partisans des filières labellisées considèrent que 
  proposer les articles dans les circuits de distribution classiques permet de 
  rapprocher le commerce équitable des consommateurs, et de faire du commerce 
  équitable une attitude qui peut s’exprimer quotidiennement. Les 
  deux camps divergent donc sur la « neutralité » des circuits 
  de distribution mais aussi plus fondamentalement sur la stratégie pour 
  diffuser les propositions du commerce équitable dans la société. 
  Malgré la complémentarité de ces pratiques, des situations 
  d’affrontement s’enveniment, qui affaiblissent sans doute les uns 
  comme les autres.
  Ces débats existent aussi, avec une virulence comparable, chez les producteurs 
  du Nord intéressés par le commerce équitable. Ils reposent 
  d’une part sur les notions de proximité et de développement 
  territorial et d’autre part sur l’évaluation des rapports 
  de force entre producteurs et grandes entreprises de distribution. Il existe 
  des expériences en cours aussi bien dans la création de magasins 
  collectifs gérés par les producteurs que dans la mise en rayon 
  de produits locaux de qualité. Une différence notable réside 
  une fois de plus dans les instances intermédiaires. Au Nord, les producteurs 
  sont confrontés, plus ou moins directement, à la commercialisation 
  ultime alors que cette fonction est prise en charge par les réseaux de 
  commerce équitable pour les producteurs du Sud. Les paysans du Nord ne 
  se privent d’ailleurs pas d’attribuer la responsabilité de 
  leurs difficultés à la grande distribution, acteur qu’ils 
  connaissent alors que les producteurs du Sud s’affrontent à un 
  commerce international diffus et impersonnel. L’essentiel des décisions 
  concernant les lieux de distribution aux consommateurs leur est donc proposé 
  par leurs partenaires du Nord, auxquels ils font confiance. C’est ainsi 
  qu’une même coopérative peut livrer à la fois Kan 
  ar Bed (filière intégrée) et des intermédiaires 
  sous certificat Max Havelaar (grande distribution). Les positions des producteurs 
  en France sont souvent très tranchées sur les relations à 
  entretenir avec la grande distribution. L’expérience déjà 
  très diversifiée du commerce Sud-Nord peut leur donner des références 
  sur la prise en considération de règles éthiques dans les 
  produits livrés à la grande distribution.
  En conclusion, l’examen des fondements du commerce équitable à 
  l’échelle Sud-Nord nous permet d’identifier des convergences 
  avec les démarches engagées par les groupes d’agriculteurs 
  du Nord qui s’intéressent au concept, mais aussi des soulever des 
  questions de fond. Nous en identifions de trois ordres.
La légitimité du commerce équitable Nord-Nord
  Nous n’aborderons pas ici la question de la légitimité théorique 
  des paysans du Nord à proposer des circuits équitables, mais simplement 
  la légitimité prêtée par le citoyen-consommateur 
  à une telle démarche. Dans l’état actuel, elle ne 
  nous semble pas exister. D’une part parce que le groupe « agriculteurs 
  » n’est pas perçu comme un groupe cible à appuyer 
  en priorité. La délimitation d’un groupe cible repose dans 
  l’expérience du commerce équitable sur un statut d’altérité 
  : les « petits paysans du Sud » sont perçus comme un groupe 
  isolable, particulièrement menacé, et à ce titre digne 
  d’intérêt. Or les agriculteurs du Nord sont ressentis comme 
  un groupe très hétérogène, pas fondamentalement 
  isolable de la population générale et pas particulièrement 
  plus mal loti que d’autres groupes sociaux. D’autre part, parce 
  que la perception des agriculteurs est ambivalente. Ils jouissent certes d’une 
  certaine estime, parfois transcendée en fascination, pour leur apport 
  irremplaçable à la société mais aussi pour une certaine 
  proximité de la nature et pour une supposée fidélité 
  à des valeurs socialement valorisées. Dans le même temps, 
  il leur est reproché un corporatisme affirmé et une certaine indifférence 
  aux attentes des citoyens et des consommateurs, en matière d’environnement, 
  de qualité des produits ou de sécurité alimentaire. L’affirmation 
  d’une légitimité du commerce équitable Nord-Nord 
  passe probablement par l’affirmation de la diversité du monde agricole, 
  non pas à l’échelle individuelle mais à celle de 
  groupes organisés. Pour l’heure, seuls les agriculteurs biologiques 
  nous semblent identifiés comme un groupe ayant une certaine homogénéité 
  et « digne » de différenciation. Répétons cependant 
  que cette différenciation repose pour la majorité des consommateurs 
  sur les qualités prêtées aux produits plus que sur les conditions 
  de leur production, même s’ils parient, plus qu’ils ne l’évaluent, 
  sur un engagement social et environnemental des agriculteurs bios .De la même 
  manière que les consommateurs resteraient insensibles à des produits 
  issus des latifundios sud-américains, ils ne voudraient probablement 
  pas faire d’effort financier au bénéfice d’une agriculture 
  industrielle.
La contre-partie
  La différenciation des produits agricoles passe à l’heure 
  actuelle par la mise en avant de qualités intrinsèques aux produits 
  et centrés sur l’acheteur : goût, sécurité 
  alimentaire. Les consommateurs ne sont cependant pas indifférents à 
  des qualités plus immatérielles comme le terroir ou l’enracinement 
  historique des produits. Ceux-ci sont assimilés sous forme d’appropriation 
  symbolique de la géographie ou de l’histoire. Par contre, les exemples 
  d’achat issus d’une démarche sociale ou d’un engagement 
  politique sont beaucoup plus rares. On peut citer les ventes réalisés 
  par des ateliers pédagogiques de handicapés ou l’expérience 
  du « Cola équitable » Beuk et des Solidar’bars, promus 
  par la coopérative d’inspiration libertaire Kan ar Bed. L’expérience 
  du commerce équitable Sud-Nord montre pourtant que les consommateurs 
  ne sont pas irrémédiablement fermés à la valorisation 
  de qualités sociales et symboliques des produits. Il est significatif 
  que dans l’expérience Max Havelaar les cafés ne soient pas 
  forcément bios ou que les consommateurs ne privilégient pas (même 
  s’ils en tiennent compte) la qualité gustative. Il semble donc 
  clair qu’une filière équitable Nord-Nord doit oser parler 
  social et politique au consommateur, et ne pas se limiter aux propriétés 
  intrinsèques des produits. Ce qui veut dire qu’il faut parler de 
  l’agriculture, de ses acteurs, de l’existence de groupes organisés 
  conscients de leur responsabilité sociale et environnementale, dans un 
  pays où l’on s’intéresse sans doute plus à 
  la campagne qu’à ses habitants.
  Mais cette sensibilité politique ou altruiste doit pouvoir être 
  renforcée par la crédibilité d’une contre-partie. 
  Quels apports des paysans engagés dans le commerce équitable peuvent-ils 
  proposer ? Il n’y a à ce sujet pas de véritable discours 
  construit et socialement partagé. Les aménités comme la 
  qualité des paysages et de l’environnement sont identifiés. 
  Ils présentent l’inconvénient d’être impalpables 
  à l’échelle de l’exploitation Par contre, il n’existe 
  pas d’argumentaire construit et consensuel dans le domaine social. Des 
  pistes sont à explorer. La pauvreté rurale est réelle, 
  mais l’opinion est davantage sensibilisée par les média 
  aux cas de pauvreté ou de dérive sociale urbaine. De plus, les 
  cas de manipulation reposant sur la mise en évidence de cas extrêmes 
  pour justifier des avantages profitant aux plus aisés ont pu indisposer 
  le contribuable. L’équilibre des territoires ruraux est un autre 
  champ. On peut cependant s’interroger sur la sensibilité d’une 
  société majoritairement citadine à de tels arguments. L’agriculteur 
  pour le résident péri-urbain est aussi un vecteur potentiel de 
  nuisances sonores ou olfactives. Pour le touriste, quelques agriculteurs typiques 
  suffisent à agrémenter le paysage. La proximité peut être 
  une piste plus sérieuse. Nous avons vu dans le cas du commerce équitable 
  Sud-Nord que les consommateurs achètent aussi un rapprochement symbolique 
  des producteurs. On constate quotidiennement l’impact d’une personnalisation, 
  souvent manipulatoire, des produits industriels qui revêtent un nom de 
  personne et son portrait pour faire plus « vrais ». Des chaînes 
  locales de commerce équitable peuvent se fonder sur cette recherche d’une 
  relation moins déshumanisée avec les producteurs. Elles sont capables, 
  de nombreuses expériences le montrent, de s’organiser pour que 
  cette relation s’ancre dans la réalité et non la simple 
  illusion marketing. Outre qu’un tel contact répond aux souhaits 
  de producteurs qui s’interrogent sur le commerce équitable, il 
  est porteur d’une dimension politique fondée sur le dialogue et 
  l’autonomie. Il permet en outre d’aborder certaines questions complexes, 
  comme par exemple la cohésion sociale ou les questions énergétiques. 
  Ce qui peut provoquer des tensions avec le commerce équitable Sud-Nord 
  : faut-il privilégier un miel importé de Malaisie au prix d’une 
  consommation élevée des ressources énergétiques 
  globales ou celui d’un producteur local dont le niveau de vie n’est 
  pas misérable ?
Les structures intermédiaires
  Nous avons vu toute l’importance des structures intermédiaires 
  (ONG, collectivités, écoles, entreprises de l’économie 
  sociale) pour la diffusion du commerce équitable. Elles jouent à 
  la fois un rôle de conviction et de communication, mais aussi assurent 
  des tâches pratiques pour l’émergence et le renforcement 
  du secteur. Or, à l’échelle Nord-Nord, le dialogue (ou parfois 
  la confrontation) s’établit directement entre producteurs et consommateurs. 
  Ce qui présente des avantages en termes matériels (circuits courts) 
  et immatériels (proximité). Il n’empêche que dans 
  une société majoritairement urbaine, des instances intermédiaires 
  d’appui semblent nécessaires. Quelles peuvent-elles être 
  ? Les associations de consommateurs semblent privilégier les qualités 
  intrinsèques des produits plutôt qu’une démarche globale 
  intégrant le social, au point que certaines d’entre elles défendent 
  des instruments de renforcement de logiques agricoles socialement inéquitables, 
  comme l’agriculture raisonnée. Les mouvements généralistes 
  ou d’éducation populaire semblent assez indifférents à 
  ce débat. Il existe peu de « carrefours » rassemblant agriculteurs 
  et citoyens. Il semble donc nécessaire de réfléchir à 
  des espaces de dialogues entre agriculteurs prêts à s’engager 
  dans une démarche de commerce équitable et des secteurs sociaux 
  potentiellement sensibles à celle-ci : associations environnementalistes, 
  mouvement alter-mondialiste, économie sociale, organisations de solidarité 
  internationale. Les groupes de consommateurs d’alimentation biologique 
  organisés dans les biocoops peuvent être un interlocuteur de premier 
  plan. Il s’intéressent en effet à la plus-value sociale 
  agrégée aux produits biologiques, comme en témoignent le 
  numéro de leur revue Consom’action intitulé « pour 
  un commerce équitable » ou le nombre croissant de produits équitables 
  en rayon. Une « validation » par des acteurs extérieurs à 
  l’agriculture est indispensable pour propager une approche nouvelle. Ce 
  regard extérieur sera aussi utile pour construire une stratégie. 
  Isolément, les producteurs intéressés essaieront de vendre 
  la production qu’ils font à un moment donné, en négligeant 
  parfois la portée symbolique du produit, qui n’est pas interchangeable. 
  Ce n’est pas un hasard si le « boom » du commerce équitable 
  s’est produit sur le café. Celui-ci est porteur à la fois 
  d’une charge affective (le café du matin pris dans le cocon familial) 
  et d’une dimension sociale (le café partagé avec les amis 
  ou collègues, prétexte à échange). Il n’en 
  va pas de même de la côte de porc.
  Réduire l’importance des jeux d’alliances à des considérations 
  pratiques est cependant insuffisant. Nous avons souligné précédemment 
  que le commerce équitable ne peut « faire sens » tout seul, 
  c’est à dire qu’il doit s’insérer dans une vision 
  politique plus large de la société et de son évolution 
  s’il veut échapper à l’anecdotique et au « produit 
  d’appel de bout de gondole ». Sauf à considérer que 
  le commerce équitable peut devenir dominant, promouvoir son développement 
  n’a aucun sens si cela dispense producteurs et consommateurs d’une 
  réflexion sur les règles dominantes ou « normales » 
  du commerce, en pratique par exemple la politique agricole ou les rapports production/distribution. 
  Le wagon du commerce équitable doit donc être attaché à 
  une locomotive théorique qui lui permette de dépasser son objet 
  limité. Dans la configuration sociale actuelle en France, il semble que 
  ce soit le secteur de l’économie sociale qui soit le plus à 
  même de ménager un espace visible et lisible de réflexion 
  et d’alliances.
Ces considérations esquissent en filigrane une ébauche de programme 
  de travail pour mettre en place des filières de commerce équitable 
  en France. Elles laissent de côté les questions pratiques, dont 
  l’importance et la complexité sont reconnues, comme l’organisation 
  du contrôle, le choix des filières de distribution ou des échelles 
  géographiques. Mais il semble essentiel d’aborder les questions 
  de fond dès la mise en chantier d’une réflexion. Trois dimensions 
  devraient être traitées en parallèle
  - réfléchir à ce qui donne légitimité à 
  des agriculteurs (lesquels ?) pour revendiquer la mise en place de circuits 
  équitables ;
  - formaliser la contre-partie que peuvent apporter ces agriculteurs aux citoyens 
  consommateurs, à la fois sur le plan pratique, sur le plan symbolique 
  et en termes d’ambition politique ; le facteur « proximité 
  » décliné dans toute sa richesse peut être un point 
  de départ ;
  - motiver des acteurs extérieurs à l’agriculture sur une 
  telle démarche et mettre en place des espaces communs de réflexion, 
  de concertation et d’action ; de façon pragmatique, il s’agit 
  de construire un jeu d’alliances (avec qui, pourquoi ?).