Ethique et Entreprise
Evolution et Mise en œuvre de la démarche

Evelyne Guffens

Panorama historique de la relation à l’éthique
    - De l’Antiquité au XVIIIème siècle : une relation naissante
    - Le XIXème siècle : fondement moderne de la démarche éthique
    - Le XXème siècle : rupture et continuité de la démarche éthique
Pourquoi adopter dans l’entreprise une démarche éthique ?
    - Des événements récurrents depuis les années 80
    - Une critique acerbe de certaines déviances du Libéralisme
    - L’apparition d’une nébuleuse de délits sanctionnés par le code pénal
Comment bâtir une démarche éthique ?
    - Le modèle anglo – saxon et le modèle français
    - L’expérience du Cercle d’Ethique des Affaires
    - La mise en œuvre : vers une pédagogie de l’éthique ?

Loin d’être un phénomène de mode, l’éthique prend ses sources dans l’Histoire, au moment où l’homme a conscience de la nécessité des échanges pour améliorer ses ressources.
Les grandes religions, les philosophes, en forgeant nos valeurs universelles au cours du temps ont amorcé la réflexion sur la nécessaire relation de l’entreprise à l’éthique.
La remise en cause actuelle par l’opinion publique de certains comportements économiques relance le débat, non seulement chez les porteurs de doctrine, mais aussi chez les dirigeants eux- – mêmes, en quête d’une véritable pédagogie de l’éthique.

De l’Antiquité au XVIIIème siècle
Une relation naissante

Déjà en Grèce ancienne, la nécessité de moraliser les échanges apparaît : Platon critique les marchands et les usuriers qui peuplent de frelons et de gueux la cité .(1) Au V° siècle, les métèques qui pratiquent le commerce et qui enrichissent la cité n’ont paradoxalement pas droit au statut de citoyen.
Aristote d’ailleurs insiste sur le rôle de la richesse qui ne doit pas devenir une fin en soi.
Plus près de nous, les premiers romains prônent les vertus d’une vie agricole consacrée au labeur. Pline Le Jeune, dans ses lettres, fustige les gouverneurs véreux qui s’enrichissent dans les provinces lointaines au détriment de la population locale.
Les grandes religions monothéistes apportent à l’humanité un message centré sur l’autre et sur le bien collectif.
Pour le judaïsme, l’homme ,inscrit dans la création divine, doit la pérenniser et la transformer pour le bien de tous.
C’est la mission dévolue à Abraham après l’échec humain de Babel.
L’Islam prône l’aumône vis à vis du plus démuni et en fait l’un des cinq piliers de la religion.
Saint Thomas d’Aquin précise que le riche doit donner au pauvre.

Au cours des siècles suivants en Occident, l’économie est laissée à la classe montante, les bourgeois - les habitants du bourg - mais cette activité de négoce est sévèrement encadrée par une réglementation limitant la concurrence et fortement teintée de social par la mise en place des corporations.
La circulation des flux financiers est laissée aux étrangers car le prêt et l’usure sont incompatibles avec les valeurs chrétiennes.
Le protestantisme rompt avec cette vision réductrice et reconnaît la réussite économique. D’où l’appel de Colbert à l’installation de drapiers huguenots Hollandais en France.
Le XVIIIème siècle ouvre l’accès à la modernité avec l’apparition de nouveaux marchés.


Le XIXème siècle, fondement moderne de la démarche éthique

L’apparition de la révolution industrielle et l’apport de nouvelles inventions fait basculer l’Europe dans une production de masse.
Devant les répercussions sociales, l’éthique s’exprime à travers divers courants comme le socialisme, le communisme et dans l’entreprise à travers des comportements teintés de catholicisme.
Le paternalisme devient la variable d’ajustement qui permet d’adoucir les effets du capitalisme naissant et d’humaniser le travail.
La date de 1848 marque pour la France une interpellation radicale sur la condition ouvrière qui, nouvelle sur la scène sociale, reste encore méconnue.
Une tendance très nette à une démarche rigoureuse et méthodique d’analyse apparaît dans les enquêtes sanitaires de l’époque. Un des pionniers en est Jérôme Adolphe Blanqui, frère du révolutionnaire, Auguste, et successeur de Jean-Baptiste Say à la chaire d’Economie politique du CNAM.

Dans leur pratique d’enquêtes et d’observation, les médecins insistent longuement sur ce qui relève de l’hygiène physique dans le foyer ouvrier tandis que l’idéologie dominante la prolonge par un discours qui se penche sur l’hygiène morale, perpétuée par les parlementaires, les hauts – fonctionnaires et les industriels.
Parallèlement aux admonestations sur les valeurs de sacrifice et d’abnégation pour les classes laborieuses, le discours s’adresse aussi à soi. La norme n’est plus exogène au groupe dominant ; elle le concerne directement et édicte des contraintes éthiques dans et hors du monde du travail.
« Aux patrons nous voulons dire qu’il y a pour les classes aisées des devoirs à remplir, que si au regard de la loi, le chef d’entreprise est quitte envers son personnel lorsqu ’il a payé le salaire convenu, aux yeux de la morale, sa libération n’est pas entière .»(2)

La notion de devoir est d’ailleurs plus fondée sur la notion de justice sociale même si celle – ci reste opposée au principe de justice égalitaire défendue par les premiers marxistes.
Ce discours a un but, étonnamment moderne : il cherche à assurer la cohésion du corps social à défaut de régulation.
Le discours de Robert Owen, à la même époque aux USA, est précurseur de l’état d’esprit actuel : rejetant l’irrationalité de la société capitaliste engendrant vice et pauvreté, il souhaite amener ceux qui dominent à adopter d’autres pratiques.


Le XXème siècle , rupture et continuité de la démarche éthique

L’ entreprise, développe dans la deuxième moitié du XXème siècle des valeurs guerrières, moteur de sa compétitivité et s’instrumentalise pour développer sa performance, à l’instar des sociétés américaines. Mais dans les années 90 - 2000, elle cherche à affirmer sa légitimité d’entreprise citoyenne avec l’apparition de nouveaux concepts, commerce équitable, investissement socialement responsable, économie solidaire.
Pourquoi l’entreprise cherche – t – elle à changer des pratiques érigées en mode de management ? Quelle est la raison de l’éclosion des préoccupations éthiques ?

1 - Des événements récurrents depuis 1980
Les « affaires » relayées par les médias et l’ampleur de la corruption au niveau de certains états et groupes multinationaux ternissent l’image des entreprises.

2 - Une critique acerbe de certaines déviances du Libéralisme
L’entreprise managériale a généré la recherche d’intérêts personnels dus au statut du dirigeant. Son enrichissement personnel rentre en conflit avec celui des actionnaires.
La recherche de la rentabilité écrase la sous – traitance et les salariés.
Le milieu écologique subit les conséquences des pollutions industrielles.

3 - L’apparition d’une nébuleuse de délits sanctionnés par le code pénal

Manquement au devoir de probité, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts, concussion, favoritisme ont alimenté la presse et montent l’opinion publique contre les dirigeants.


La règle, faite pour améliorer le bien – être collectif n’est plus respectée et tout le monde y perd. L’entreprise perd du chiffre d’affaire, détériore son image et s’impose des surcoûts (amendes) qui occasionnent une perte de crédibilité de l’équipe dirigeante.


Grille d’analyse des acteurs impliqués dans la démarche éthique

Il nous semble important, de rajouter en tant que partie prenante, l’Etat, pour ses fonctions d’arbitrage. En effet, celui – ci est obligé de légiférer pour réprimer les abus, ce qui occasionne de nouveaux coûts à la collectivité. De plus il définit un projet de société fondé sur des valeurs. La conduite du citoyen doit être en cohérence avec les options choisies pour donner du sens à la notion de démocratie.

Conséquences

L’entreprise doit justifier aussi bien sa finalité que les moyens qu’elle emploie dans la poursuite de sa stratégie pour être en accord avec la rationalité économique et la norme sociale.
La démarche éthique en est l’instrument.
Elle correspond à la manière dont s’appliquent les normes morales des individus aux décisions concrètes prises dans l’entreprise.

Comment bâtir une démarche éthique ?


Le Cercle d’Ethique des Affaires, sous la présidence de Michel le Net et Octave Gélinier (3) accompagne les entreprises dans cette démarche et par une réflexion approfondie avec différents acteurs (dirigeants, universitaires, juristes) conçoit des outils opérationnels.
Les consultants déontologues apportent une compétence pour aider les entreprises à élever leur niveau éthique afin de correspondre aux attentes des actionnaires, clients, fournisseurs, salariés, opinion publique, marchés financiers, environnement.

Nous avons recensé pour notre part 2 modèles qui coexistent à travers deux cultures : (4)

a. un modèle de construction externe (à partir de l’analyse stratégique des différents acteurs et la prise en compte de leurs intérêts réciproques) qui est le modèle anglo – saxon.
b. un modèle de construction interne à partir des valeurs internes et de la culture de l’entreprise qui est le modèle français, débouchant sur la conception de chartes éthiques.

Il nous semble à ce jour que le modèle anglo – saxon s’inscrit davantage dans une démarche pragmatique avec la peur des sanctions comme principale motivation.

Le modèle français s’inspire davantage de la culture humaniste et s’ancre dans le référentiel des droits de l’homme.

Quelles sont les valeurs dont une entreprise peut – être porteuse ?
Cinq valeurs de référence ont été proposées (5) dans un groupe de travail du Cercle d’Ethique des affaires .
Les valeurs sociétales, les valeurs entrepreneuriales, les valeurs de métier qui sont le vivier des valeurs reconnues, les valeurs institutionnelles que l’entreprises choisit de privilégier, et les valeurs individuelles, propres aux salariés.
Ce sont ces valeurs institutionnelles qui permettront d’évaluer la cohérence de la stratégie choisie par le dirigeant et de mesurer les écarts avec sa cible.
La déclaration universelle des Droits de l’Homme ratifiée par l’ensemble de la planète pourrait être le référentiel à adopter pour unifier des filiales au sein des groupes internationaux.


La mise en œuvre : vers une pédagogie de l’éthique ?

Plusieurs préalable à la construction d’outils éthiques pour la mise en place et l’évaluation de la démarche, semblent nécessaires.

- la valeur de l’exemplarité : le comportement du manager doit servir de modèle
- le respect par tous des valeurs définies par l’entreprise
- l’implication des cadres et la sensibilisation du personnel
- la mise en place de stratégies en conformité avec le DD

Les outils

Il existe déjà un certain nombre d’outils empruntés au management de la qualité qui s’inscrivent parfaitement dans le champ de l’éthique :
la certification, levier puissant pour amorcer une démarche axée sur le client et le fournisseur, l’audit qui permet d’arbitrer les conflits éventuels.
Au plan purement éthique, les agences de notation dont l’apport permet de définir des objectifs et des indicateurs précis, et d’une façon plus générale la législation qui impose des règles de base.
Citons encore les groupes de pression qui permettent d’apporter des solutions dans le cadre d’un partenariat et d’une politique gagnant/gagnant.

Conclusion

En ce début du XXIème siècle, il apparaît bel et bien que la démarche éthique pour l’entreprise n’est pas un phénomène de mode. Elle correspond à une exigence croissante du corps social à son encontre qui l’expose à des sanctions en cas de fautes.
L’enjeu consiste – entre réalités et utopies - à arbitrer le champ des possibles pour satisfaire à la demande sans altérer la capacité à survivre de l’entreprise.


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Notes :
(1) : Cette phrase est empruntée à F. de Bry « Fresque historique de l’éthique du management », paru dans la revue Entreprise Ethique n°18, avril 2003, p 16. / Revenir au texte
(2) : Bulletin de l’association française des habitations à bon marché, 1891 / Revenir au texte
(3) : Miche le Net, directeur de recherche à l’Ecole des Ponts et Chaussées, président du CEA.
Octave Gélinier, président d’honneur de la Cégos et du CEA , économiste et écrivain. / Revenir au texte
(4) : « comportements managériaux des patrons français » de Evelyne Guffens, département de recherche (CNRS) d’Histoire des sociétés industrielles, Université de Paris I, 2000. / Revenir au texte
(5) : Jean – François Claude, directeur du projet éthique et management à l’AFPA / Revenir au texte
(6) : Groupe d’études GR3 sur la pédagogie de l’éthique au CEA. / Revenir au texte