Sécurité et valeur sociétale
: du pacte social au contrôle social, quelle place pour l’idée
de paix et de fraternité ?
Roselyne Rochereau
Avant d’aborder le thème de cet atelier, il nous paraît important
-et opportun- d’en définir certains concepts, tels ceux de «
paix », de « fraternité », de « sécurité
», et enfin de « valeur sociétale », pour ensuite les
développer et tenter de les concilier.
Notre intervention s’inscrivant dans le cadre de ce Séminaire «
A la recherche d’une économie fraternelle », nous commencerons
par aborder la notion de « fraternité », qui, si elle est
devenue une valeur universelle en droit, est loin de l’être dans
les faits, et a même été utilisée dans l’Histoire
à des fins qui servirent à cautionner un dangereux esprit d’unité
nationaliste… A ce titre et comme nous le verrons pour d’autres
concepts, il convient d’être vigilant quant au dérives sémantiques
de certains mots, non à l’abri de manipulations politiques.
Mais pour nous tous ici présents, la fraternité est un mot éminemment
chargé d’une dimension sociale et universelle, indissociable de
la liberté et du principe social d’égalité.
Si les notions de « liberté, égalité, fraternité
» avaient déjà été associées au dix-septième
siècle par Fénelon, c’est en 1790, pendant la Révolution
française, que Robespierre réintroduit la devise dans son intégralité.
« La fraternité », pourtant, disparaîtra de ce «
triptyque » en 1793, pour ne réapparaître qu’en 1848,
s’inscrivant alors dans la nouvelle Constitution, comme un principe de
la République. Ce terme, défini dans le préambule de la
Constitution de 1848, prend alors, nous dit Henri Leclerc, et tel est bien là
le sens que nous souhaitons lui donner, « une application sociale concrète…
en obligeant cette République, par « une assistance fraternelle
» à « assurer l’existence des citoyens nécessiteux
».
Réinscrite sur le fronton des édifices publics à l'occasion
de la célébration du 14 juillet 1880, la devise figure désormais
dans les constitutions de 1946 et 1958, proclamant la République indivisible,
laïque et démocratique ; mais le sens qui lui est assigné
de nos jours, en en malmenant la signification première ou en en réduisant
la portée, la rend bien défaillante.
Longtemps boudée pour sa connotation « chrétienne »
(Rousseau préférait ainsi entendre parler de « citoyens
», plutôt que de « frères »), la fraternité
est de nos jours, de plus en plus souvent remplacée par la notion de
« solidarité » (entendue comme obligation ou encore, «
devoir social »). Quoique davantage sollicitée, la solidarité,
plus sporadique et plus éphémère, n’épuise
pas pour autant la fraternité, ce sentiment qui ne saurait « s’arrêter
aux frontières de la République », car, à l’instar
de la liberté et de l’égalité, la fraternité
est un droit universel qui s’impose à tous.
Henri Leclerc1 la définit d’ailleurs comme le terme, qui de la
liberté et de l’égalité, lui paraît «
le plus chargé de force émotive, de poésie, porteur des
tendresses et des parfums de l’enfance, d’amour, évoquant
le bonheur de vivre ensemble… ». Pourtant souligne-t-il, si le «
mot fraternité est fort », il « éblouit, engage trop,
et fait presque peur.».
Le grand poète René Char en est sans doute une des figures la
plus noble et la plus âpre, lui qui fut à la fois poète
de l’engagement et de la lucidité, homme de la résistance
et de la fraternité et qui a donné à celle-ci l’éclat
de l’amitié. Ecoutons-le : « J’entrevois le jour où
quelques hommes qui ne se croiront pas généreux et acquittés
parce qu’ils auront réussi à chasser l’accablement
et la soumission au mal des abords de leurs semblables en même temps qu’ils
auront atteint et maîtrisé les puissances de chantage qui de toutes
parts les bravaient, j’entrevois le jour où quelques hommes entreprendront
sans ruse le voyage de l’énergie de l’univers. Et comme la
fragilité et l’inquiétude s’alimentent de poésie,
au retour il sera demandé à ces hauts voyageurs de bien vouloir
se souvenir. ». C’est ainsi que pour Char, « la vulnérabilité
qui ose se découvrir nous engage étroitement » ; c’est
ainsi que « sur les arêtes de notre amertume, l’aurore de
la conscience s’avance et dépose le limon. ».
De notre mémoire saturée, tentons donc d’extraire un peu
de clairvoyance. Car cette fraternité, souvent reléguée
au rang d’acte charitable et annexe, est pourtant la forme la plus élaborée
du sentiment de partage. Comme la paix, la fraternité se construit. Ni
l’une, ni l’autre, ne peut se contenter de n’être que
des mots.
Est-ce alors parce que toutes deux s’inscrivent dans la durée,
recèlent cette part tangible de l’essence civilisationnelle et
universaliste, quand nous vivons dans un monde sans cesse appelé à
l’accélération et de plus en plus sourd aux maux et aux
injustices, que nous ne prenions pas le temps de réinsérer la
fraternité dans ce qui compose pourtant le tissu d’une société,
à savoir le lien social ? Et que nous refusions, par-là même,
de considérer, à l’instar de Spinoza, que la paix est aussi
une vertu qui naît de la force de l'âme ?
Justement, « la « paix », comment pourrions-nous la définir
? Il est des textes anciens qui, comme ceux d’Erasme, dans son «
Plaidoyer pour la paix», conserve une étonnante modernité,
et dont nous ne pouvons nous priver :
«On pourrait reconnaître dans les arbres, dans le végétal,
une aptitude à l'amitié. Certains individus sont stériles
si on ne leur adjoint un mâle; la vigne étreint l'orme et est aimée
du pêcher: tant ces choses qui n'ont pas de sentiment semblent pourtant
sentir le bienfait que représente la paix. C'est que, si ces êtres
n'ont pas la capacité de sentir, ils ont la vie, qui les rend très
proches des êtres dotés de sentiment. Qu'y a-t-il d'aussi brut
que l'espèce minérale ? Pourtant, on dirait qu'elle aussi a un
certain sens de la paix et de la concorde. Ainsi l'aimant attire-t-il à
lui le fer, et, lorsqu'il l'a attiré, le retient. Et que dire du fait
que les plus féroces des bêtes sauvages savent préserver
entre elles une entente ? La férocité des lions ne combat pas
les lions. Un sanglier ne pointe pas impétueusement sa défense
contre un sanglier. La paix règne entre les lynx. Le serpent ne s'en
prend pas au serpent. La concorde des loups est devenue proverbiale... Seuls
les hommes, à qui, plus qu'à n'importe quelle espèce, aurait
dû être naturel l'accord des esprits et pour qui, plus que pour
toute autre espèce, il représentait une nécessité,
résistent: la nature, si puissante, si efficace ailleurs, ne peut les
réconcilier, ni les institutions les réunir; les avantages qui,
de l'avis unanime, en résulteraient sont impuissants à les rassembler;
ni la perception, ni l'expérience enfin de tant de maux ne peuvent les
ramener à un amour mutuel.».
Est-ce à dire qu’au vingt et unième siècle, le constat
d’évidence du fait militaire (la guerre), comme nécessité
(mais non comme glorification, comme certains ont pu le dire), que dressait
Machiavel, aurait encore de beaux jours devant lui ? Machiavel ne cachait pas
que la paix ne signifiait pas pour lui la disparition du conflit, mais seulement
sa pacification temporaire, estimant que l’amoralisme des « Princes
» se réaliserait encore dans l’Etat moderne, tant le désir
d’omnipotence et la volonté de durer des puissants, les pénètrent.
Mais les choses ont-elles changé aujourd’hui ?
Comme l’a écrit Aldous Huxley2 en son temps (c’était
en 1946), pour qu’une politique contribue réellement « au
maintien de la paix et à la dissémination de la liberté
politique et personnelle », il faudrait que les politiques cessent d’être
les instruments « de militaristes, d’impérialistes, et d’une
oligarchie régnante de patrons capitalistes ou gouvernementaux »…
Selon lui, les hommes politiques devraient même prononcer un serment semblable
à celui du serment d’Hippocrate que les médecins font, et
qui pourrait être conçu en ces termes : « Je m’engage
à utiliser mes connaissances pour le bien de l’humanité
et contre les forces destructrices du monde et les intentions sans scrupules
des hommes », ajoutant qu’un tel serment ne pourrait évidemment
tenir lieu de charte et de projet commun si l’on venait à faire
abstraction « de quelque nation, de quelque croyance ou de quelque couleur
», qu’elles quelles soient… « Paix et fraternité
», ces deux concepts clés du présent Séminaire, viennent
pourtant de mettre en exergue ce qu’A. Huxley craignait, à savoir
combien « le déclin progressif de la liberté » et
« la centralisation progressive du pouvoir » sont toujours d’actualité,
puisqu’en ce début de XXIème siècle, des universitaires,
des femmes et des hommes de terrain, venant du continent africain, n’ont
pu s’asseoir sur les mêmes bancs que nous tous : Saurons-nous un
jour, si c’est en raison de leur appartenance à une autre nation,
à une autre croyance ou à une autre couleur que la nôtre
? Ou parce que rien ne semble arrêter la soif de pouvoir et de contrôle
de quelques hommes ?
L’année dernière, dans le cadre du Printemps des Comédiens3,
à Montpellier, des écrivains, des poètes, confrontés
à des épisodes de violence ou de conflits dans leur pays voulurent
dire ce qu’ils pensaient de la paix, sans cacher leur douleur, leur espoir
ou leur déception. Lidia Jorge, écrivain portugaise, à
l’instar d’Hubert Nyssen et de bien d’autres, furent de ces
femmes et hommes-là. Elle révéla une de ses nouvelles inédite,
qui commençait ainsi : « J’avais vingt ans lorsque j’ai
appris que la paix (…) n’est qu’une unité de mesure
et qu’à ce titre elle s’inscrit dans le temps à la
façon d’une conquête et non pas d’un don. (…)
J’ai surtout perçu que nombreux sont ceux qui estiment que la paix
n’est pas un bien car ils ne se satisfont pas de la possession d’un
territoire, ni de la mer, ni de la terre avec tous ses animaux, ses arbres et
ses richesses. En fait, ils ne se contentent pas de soutirer aux autres hommes
leur territoire ou leur sang, ils convoitent aussi leur vie intérieure,
leurs aspirations et leurs croyances les plus intimes. Ils désirent s’approprier
chez autrui l’insaisissable, c’est-à-dire, l’âme
et la vie ». Pas plus que chez Lidia Jorge, il n’y eut de place
pour cet espoir tant attendu, chez Hubert Nyssen :
« La paix, vous avez dit : la paix ? Oui, c’est un beau mot, mais
vous devez le savoir : le mot paix ne fait pas plus la paix qu’une hirondelle
fait le printemps. Les mots souvent servent d’alibi… Et des paroles
de paix aux crimes contre la paix il n’y a parfois qu’un pas sournoisement
franchi », ajoutant que, « tant que nous ne verrons pas, avec les
yeux de notre conscience, la part que, par nos silences ou nos détours,
nous prenons aux massacres perpétrés dans ce monde qui est le
nôtre, tant que nous ne retrouverons pas la voix de Victor Hugo pour abolir
la peine de mort infligée à des populations entières, nous
n’aurons pas autorité pour manipuler le mot paix… ».
L’on m’avait pourtant bien demandé de parler de « paix
», non ? Le moment me semble donc venu de faire une transition pour, après
la paix, parler « d’état de guerre » (ou plutôt
de ce qui concourt à sa légitimation) et de « sécurité
».
Le monde présent est emporté dans la spirale de la mondialisation
de marché, dont on ne sait que trop qu’il s’accommode mal
des lois et des dispositions générales qui le contraignent : cet
ordre marchand, impérieux, se veut sans réplique ; ce nouveau
Prométhée des temps modernes, libéré par le mythe-Progrès,
surexcité par sa logique compulsive, entend régner en maître
du temps et des lieux. Il poursuit sa course effrénée en vue du
nouvel ordre économique, financier et techno-scientifique, ignorant le
tremblement des sociétés, générant une cohorte croissante
de « désaffiliés » (Castel) ou de « naufragés
» (Latouche), plus que jamais guidé par l’irrépressible
besoin des plus riches de croître, de s’enrichir, de thésauriser,
mais aussi de surveiller, contrôler et dompter, sans mesure, sans fin
et à n’importe quel prix.
Mais en même temps il démontre les failles du système («
L’éclipse du droit laisse le monde à la merci, comme diraient
des anciens Romains, des latrones » rappelle Claudio Magris), qui révèle,
malgré lui, les vérités cachées du politique. Car
si l’on ne justifie plus guère aujourd’hui, la conquête
hégémonique d’un territoire comme motif prévalent
de guerre, cela atteste, comme le souligne Bertrand Badie, au sein de l’UNESCO,
que « le registre militaire n’apparaît plus, avec la mondialisation
et le dépassement de la bipolarité, que comme un élément,
parmi beaucoup d’autres, des politiques de sécurité qui
se font toujours plus inclusives : la paix est de plus en plus fonction du développement,
de la sécurité des ressources, de la protection de l’environnement,
mais aussi de celle des droits de l’homme dont la violation crée
non seulement injustices et tensions, mais aussi imprévisibilités
et instabilités, donc insécurité internationale. »
Or, cette tendance accrédite « l’idée, chez les gouvernants,
mais chez les gouvernés également, que ces deux constructions
de la sécurité (la sécurité nationale et la sécurité
internationale), sont indissociables. ».
Insidieusement, un basculement des concepts s’est donc opéré
: l’on est passé de la « paix » au « registre
de guerre », en y incorporant la notion de « sécurité
» ou encore de « sûreté », étendue non
plus aux seuls conflits inter-étatiques, mais à des situations
de crise internes aux Etats. C’est dire combien nous avons perverti son
sens premier, celui qui repose sur le principe d’organisation sociale
ou encore de contrat social, et combien nous avons pu nous éloigner de
la notion de sécurité comme élément de coexistence
pacifique entre les hommes.
A l’heure où les théories anglo-saxonnes, de Thomas Hobbes
à la « tolérance zéro », en passant par la
gestion privée de la sécurité au nom de la sûreté
de l’Etat, sont devenues les formules consacrées permettant de
passer arbitrairement de l’Etat social à un Etat pénal,
la société et les citoyens qui la composent seraient bien inspirés
de repenser les termes rousseauistes, où il est clairement posé
qu’ « il n’y a point de guerre entre les hommes : il n’y
en a qu’entre les Etats ». Ainsi peut-on lire dans « L’Etat
de guerre4 », qui porta un temps (Rousseau le ratura dans ses manuscrits)
le sous-titre : « Que l’état de guerre naît de l’état
social », combien Rousseau ironise à propos de « l’odieux
tableau » que traçait Hobbes de l’état de société.
Rousseau y fustigeait Hobbes, l’utilitariste matérialiste, et sa
théorie d’une guerre naturelle de tous contre tous, ce faux principe
anthropologique de « la nature humaine » selon Rousseau, mais qui,
aux yeux de Hobbes était une démonstration éclatante que
la « haine de l’humanité rongerait le coeur de l’homme
» .
Certes, nous dit Rousseau, il peut exister des sujets de dispute, des querelles
ou même des combats ou des meurtres entre les hommes. Mais l’état
de guerre, lui, ne peut provenir que de la démesure ou de la faiblesse
d’un Etat. Celui-ci tente alors, par tous moyens à sa disposition,
de donner à ce corps artificiel, « une consistance inébranlable
».
La force au détriment de la loi en est alors une souveraine et autocrate
démonstration. Et sa mise en application actuelle, pourrait-on ajouter,
une pratique contraire aux principes démocratiques, mais qui semble être
cependant sans cesse plus flexible et extensive. Alors, finalement, Rousseau
ne nous révèle-t-il pas, à travers la sévère
critique d’un discours qu’il juge éminemment belliciste (Hobbes
soutient l’idée que « l ‘homme est un loup pour l’homme
») et pourfendeur du droit légitime, que nous ne sommes pas si
éloignés du discours sécuritaire présent, qui assimile,
quotidiennement, terrorisme et immigration, précarité sociale
et insécurité, à un état de guerre qui ne serait
autre qu’un état d’insécurité généré
par le désordre social sous-tendu par de soi-disant « classes dangereuses
» ?
Certains peuvent toujours avancer que Rousseau s’inscrit dans la lignée
des philosophes idéalistes : il y a en effet, chez bon nombre de ceux-là,
une « naturelle » tendance à voir en lui l’auteur exclusif
des « Rêveries ». Mais Rousseau le philosophe de la nature
est aussi le penseur d’une véritable philosophie politique : de
son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes » au « Contrat social », en passant par «
L’Emile », il démontre encore aujourd’hui, la modernité
de sa réflexion en matière d’Etat social et de droit. D’ailleurs,
si l’on se prend à relire certains extraits de « L’état
de guerre » ils nous confirment la permanence et l’acuité
des analyses de Rousseau :
« Car vivant à la fois dans l’ordre social et dans l’état
de nature, nous sommes assujettis aux inconvénients de l’un et
de l’autre, sans trouver la sûreté dans aucun des deux. La
perfection de l’ordre social consiste, il est vrai, dans le concours de
la force et de la loi ; mais il faut pour cela que la loi dirige la force ;
au lieu que, dans les idées de l’indépendance absolue des
princes, la seule force parlant aux citoyens sous le nom de loi et aux étrangers
sous le nom de raison d’Etat ôte à ceux-ci le pouvoir, et
aux autres la volonté de résister, en sorte que le vain nom de
justice ne sert partout de sauvegarde à la violence. ».
Chercherait-on ainsi à nous duper en tentant de nous renvoyer à
« l’insociable sociabilité des hommes » dont parlait
Kant, il serait aisé de répondre que Rousseau n’a jamais
feint de croire qu’un homme, passant de l’état de nature
à l’état social, pouvait être dispensé de lois,
règles ou sanctions à l’instant où il devient un
citoyen. Mais il a toujours considéré qu’il fallait «
au moins que l’injustice et la violence ne prennent pas impudemment le
nom de droit et d’équité » et n’a eu de cesse
de s’indigner contre la règle qui instaurerait que « la justice
et la vérité doivent être pliées à l’intérêt
des plus puissants. ».
Pour Rousseau, jamais la force et la violence n’ont fait droit. Jamais
pourrait-on encore une fois ajouter, elles n’ont permis la sécurité,
mais bien plutôt, ont servi à limiter notre liberté et nos
chances d’égalité. Peut-être même concourent-elles
aussi à limiter délibérément tout désir de
fraternité entre les hommes.
L’étymologie du mot sûreté est la même que celle
de sécurité. Pourtant leur sens a peu à peu évolué
au fil du temps. Par sûreté ou sécurité, l’on
entendait, « classiquement », la notion de garantie et de protection.
C’est dans ce sens que la Déclaration des Droits de l’Homme
et du Citoyen du 26 août 1789 met en avant dans son article 12, que «
la garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique
». Pour autant, ce n’est pas semble-t-il, le sens que le ministre
français de l’Intérieur a voulu lui donner durant l’année
2002, en proclamant que « la sécurité est le premier des
droits » et qu’à ce titre elle crée les conditions
« d’un espace de liberté » !
Mais de quelle liberté nous parle-t-on ici ? N’est-ce pas à
l’idée d’une liberté limitée et mesurée,
que l’on cherche bien plutôt à nous contraindre ? A t-on
oublié l’idée de démocratie fondée sur cette
« illimitation essentielle » dont parlait Etienne Balibar ? A t-on
oublié l’article 16 de cette même Déclaration de 1789,
qui proclame clairement que « toute société dans laquelle
la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation
des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution »
? A t-on oublié que cette garantie pouvait être détournée
par le pouvoir lui-même, surtout quand la justice risquait de ne plus
pouvoir revendiquer son indépendance essentielle ? Y aurait-il du despotique
à l’œuvre, à en juger par certaine tendance dégénérative
du droit dont abusent certains de nos gouvernants ?
Si donc tout citoyen est en droit de revendiquer la fameuse devise républicaine,
« liberté, égalité, fraternité », il
devrait aussi avoir celui d’émettre quelque interrogation légitime
quant à l’aspect décisionnaire quelque peu absolutiste du
binôme « sécurité-liberté », promu au
premier rang des droits…
Comme l’écrit Jacques Mourgeon5 : « Ainsi compris, le besoin
et le droit corrélatif de sécurité s’insinuent partout…
L’ordre public traditionnellement défini comme la conjonction de
« la sécurité, la tranquillité et la salubrité
», s’en trouve grandi, plus envahissant et plus dominant car plus
désiré, qu’il s’agisse de l’ordre public juridique
constitué par les règles impératives nécessaires
à une sécurité elle-même indispensable ou de l’ordre
public matériel consistant en leur application concrète. Par son
biais, l’exigence de sécurité conditionne maints droits,
impose maintes obligations, et rétrécit la liberté progressivement
évincée comme fondement des droits de l’homme. ».
Comment, dès lors, parler à nouveau aujourd’hui, de sécurité
(dans son sens premier de protection sociale) comme « valeur sociétale
», quand, à l’évidence, on est passé du pacte
social au contrôle social, en usant d’une dérive énonciative
sécuritaire et capitalisable ?
Si la notion de sécurité n’est pas nouvelle, on l’a
vu, son traitement, en revanche, a pris, selon Laurent Bonelli6, sociologue,
un tournant décisif depuis quelques années, avec un détournement
sémantique progressif de la notion de protection sociale vers celui de
la pénalisation. Accompagnée d’un continuum de discours
performatifs allant dans le sens d’un indissociable lien entre la place
de l’Autre, différent (du fait de son statut, de sa condition sociale,
de sa race, de sa religion) et donc porteur d’une relative insécurité,
et celui du recours, systématisé, à la stigmatisation de
l’exclu (pauvre, immigré, chômeur, jeune de banlieue, etc.),
qui, insidieusement, introduit une perception de menace, de dangerosité
souvent sans fondement mais savamment véhiculée et orchestrée
par des énoncés sécuritaires récurrents, cette notion,
peu à peu, s’est enracinée dans l’imaginaire symbolique,
tant au travers des discours politiques que médiatiques, au point de
permettre la construction d’une réalité qui devienne la
réalité.
Il faut dire qu’en la matière, nos gouvernants préfèrent
de loin l’excès à la mesure, l’ostentation à
l’équilibre (et donc, la production d’un arsenal sécuritaire
renforcé, à la prévention, moins visible). Le déploiement
grandissant de mesures de surveillance (surveillance électronique, biométrie,
puces électroniques, vidéosurveillance, milices privées,
écoutes téléphoniques, extension des fichiers de police,
etc.), d’une logique de la coercition et de la répression (sur
le modèle américain, avec accroissement du nombre de prisons –
et de leur gestion privée-, de centres fermés pour mineurs, incitation
à une justice expéditive et punitive, traitement en temps réel,
instauration de personnels de justice délégués »
ou de « proximité », etc.), d’une régression
des droits fondamentaux (remise en question de l’inspection du travail,
du droit de grève, de l’existence de certains syndicats et associations,
de l’indépendance de la justice, etc.) en témoigne, et ne
fait qu’aggraver l’imaginaire d’insécurité,
potentialiser un climat de peur, et participe d’une construction du monde
source de menace potentielle, générant suspicion (le gouvernement
fait clairement appel à la délation et aux repentis), agressivité
défensive, paralysie de l’action collective.
Cette orientation sécuritaire (qui vise à la création d’un
Etat sécuritaire européen) dissimule, à l’évidence,
une absence totale de volonté politique pour redonner un sens à
l’action et à la responsabilité citoyenne. Tout semble fait
au contraire pour isoler les individus, atomiser la société, créer
les conditions du développement d’un individualisme exacerbé
et égocentrique, d’une culture de la victimisation, d’une
stigmatisation de la différence et d’une judiciarisation de règlements
relevant normalement de la médiation. L’on se dirige donc bien,
pour reprendre les termes du sociologue Loïc Wacquant, « d’un
Etat social à un Etat pénal », fort loin du « contrat
social » comme exigence de la raison, défini par Rousseau, vers
un déni absolu de la justice sociale et vers une logique ultra-libérale
de plus en plus coercitive, qui a fait dire à Zygmunt Bauman que la sécurité
devenait un « moyen tangible pour une fin évanescente ».
Parallèlement, le recours à la notion de « valeur sociétale
» (valeur qui revêt ici une connotation « wébérienne
», entendue comme processus de rationalisation, dans la mesure où
elle se rattache à l’épithète – profondément
anglo-saxon - sociétal, qui est relatif aux valeurs et aux institutions
de la société) pour définir un champ de plus en plus étendu
d’interactions sociales, (qu’il s’agisse de l’entreprise,
de l’environnement, de la santé, etc.), conditionne, du fait même
de son rattachement au domaine de l’économie et de la finance,
son intentionnalité : la valeur étant un concept hautement subjectif
et fluctuant, la notion de valeur sociétale s’éloigne de
ce fait de celle de « social », qui lui, est relatif à une
société d’individus ; la frontière se dissout alors,
créant les conditions idéales pour que la sécurité
devienne, non plus un état, assorti de stabilité et de cohérence,
mais un enjeu politico-économique, susceptible de variations opportunistes,
à visées électoralistes et/ou de profit.7
Les valeurs démocratiques sont dès lors subordonnées aux
enjeux de l’ordre mondial, aux stratégies d’intérêts
privés, électoralistes, quantitativistes et clientélistes,
au durcissement de lois antiterroristes, qui, loin d’établir un
sentiment de sécurité tendent bien plutôt à la lente
mise à mort de la démocratie et à la création d’espaces
tant publics que privés propices à l’incompréhension
et à l’intolérance. L’acratie politique, cette irresponsabilité
et cette incapacité des politiques qui se commuent très facilement
en dérives totalitaristes pour masquer l’éclatement et la
déliquescence de l’état républicain, mais aussi l’absence
de cadre, de référents civilisationnels, de direction et de projet
de société, constituent une menace autrement plus réelle
pour l’ensemble de la société et de son environnement, que
la question de l’insécurité promue au rang de dogme et de
nouvelle idéologie libérale. Mais l’une et l’autre
ne sont-elles pas liées ?
Maintenir un état de sécurité qui satisfasse aux principes
démocratiques, retrouver le sens d’une sécurité raisonnée,
faire en sorte qu’une société se donne une chance pour renouer
les liens sociaux et une nouvelle manière de vivre-ensemble, passent
donc par ce qu’Edgar Morin8 appelle une nécessaire « politique
de civilisation », où s’instaurent un ré-apprentissage
de la vie collective et de véritables processus démocratiques
de participation politique. Il devient alors nécessaire de se saisir
d’un certain nombre de fondamentaux pouvant, seuls, créer une «
normalisation » des rapports humains non pas fondés sur l’indifférence,
le repli, la méfiance stérile, le culte de la haine et de la menace
permanente, mais sur la responsabilité civique, une morale de vie commune
(bien distincte du moralisme étroit, conservateur et formaliste), garante
de notre appartenance à un monde commun, la tolérance, l’acceptation
des différences et des changements induits par des situations de rupture
ou d’exclusion sociale, la capacité à assumer les conséquences
d’actes au lieu de se retrancher derrière une tendance à
l’infantilisation face aux discours de propagande, de décervelage
et de martèlement visant à faire du binôme insécurité/sécurité
l’élément clé de notre vision du monde.
Cela passe par de nécessaires alternatives au capitalisme de marché,
comme la recherche de nouvelles manières de vivre au quotidien, plus
fraternelles, des actions locales, à des échelles et des degrés
divers, une éducation à la citoyenneté, un éveil
au sens critique, des solidarités en acte, etc. Cela passe par «
une régénération de la vie politique, sociale et individuelle
» (Morin), par une véritable prise de conscience intellectuelle,
par l’exigence, majeure et essentielle, de l’usage et de l’exercice
de la pensée et de la réflexion, notamment par le biais de l’éducation,
de l’apprentissage de la connaissance (au lieu de viser à sa neutralisation),
de l’enseignement de la condition humaine et d’une « éthique
du genre humain » (Morin), mais également, par le pluralisme des
idées, par une réévaluation de la culture et l’ouverture
aux autres cultures.
Surtout, il s’agit enfin de réaliser une exploration approfondie
du paysage social et de ses plaies, devenues aujourd’hui béantes,
et de prendre en compte les effets dévastateurs de la mondialisation
libérale : il est temps de cesser de balayer d’un revers de la
main la situation de toutes celle et tous ceux, qui, chômeurs, précaires,
nouveaux pauvres dont la liste ne cesse de croître et la condition de
s’aggraver, qui, cumulant détresse, marginalisation, souffrance
sociale, sont contraints à des comportements hors la loi, et sont les
premiers visés par la répression policière et le traitement
judiciaire expéditif. Une telle approche s’inscrit évidemment
dans la durée, et non dans une gestion de l’urgence fondée
sur le rendement et l’exigence de quotas (et qui est étendue désormais
à tous les domaines, de l’éducation à la santé,
du social à la justice), comme l’a souligné Zaki Laïdi,
à maintes reprises.
Le concept de sécurité pourrait ainsi passer de pur produit du
délire sécuritaire à haute valeur ajoutée, instable
et dépendant des aléas du marché, du pouvoir technocrate
et des idéologies, étroitement lié à une exclusive
du rendement et de la performance policière et répondant à
une fabrique de l’insécurité à travers des tableaux
statistiques servant d’exutoires non plus à des craintes réelles
mais à des peurs irrationnelles, à un état de protection
sociale renouvelé, non perverti, à une conception de la justice
socialement garantie face à des besoins légitimes de sûreté,
dans des conditions d’application du droit qui ne remettent ni en question
les droits de l’homme ni la démocratie et redonnent enfin sens
au concept de citoyenneté responsable et solidaire, comme elles pourraient
restituer à la société le sens de l’identité
(d’ailleurs souvent plurielle), de la cohésion et de l’intégrité
qu’elle est en train de perdre.
Pessimisme? Oui, peut-être.
Mais s’il s’accompagne de lucidité, il peut, en tant que
tel, être aussi le puissant ferment d’une indignation, d’un
engagement, d’une responsabilité. S’engager c’est se
vouloir responsable, telle était en tout cas la signification que cherchait
à lui donner André Malraux, en s’engageant aux côtés
de la République espagnole, et qu’il relata à travers son
livre « La condition humaine ». Pour Albert Camus, cette force de
retournement capable de mobiliser les hommes, cela pouvait être celle
d’une seule idée, si c’est bien celle qu’ils se font
de leur dignité et de leur humanité ; cette « révolte
» (par opposition à la Révolution historique) qu’il
engage dans « L’homme révolté », trouve son
origine dans « la perception, soudain éclatante, qu’il y
a quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier, fût-ce
pour un temps. (…) La conscience vient au jour avec la révolte.
». Plus près de nous, Pierre Bourdieu ne nous enjoignait-il pas
également à nous saisir de cette nécessaire faculté
d’indignation, quand il disait : « Si le monde social m’est
supportable, c’est parce que je peux m’indigner » ?
Alors, est-ce trop peu dire que de réclamer de replacer l’homme
et la société, au cœur des préoccupations sociales
et politiques? Est-ce trop demander que de reconsidérer le concept d’humanisme
(hors des bons sentiments) et de « communauté de citoyens »
(Schnapper) comme valeurs essentielles de la démocratie, quand on voudrait
nous faire accroire que nous vivons dans une société en état
de guerre (social et terroriste) permanent ?
Si, pour Claudio Magris9, l’unique riposte consiste immanquablement en
« la recherche, incessante, humble, sans dogmatisme, de hiérarchies
de valeurs », cela ne veut surtout pas dire invoquer une « bourse
des valeurs », mais au contraire refuser leur « homogénéisation
gélatineuse » qui les dissout dans la dangereuse religion du libéralisme,
et qui risque « de mettre en péril cette valeur inaliénable
de l’individu ». Car, comme l’écrit Magris, «
la dimension la plus authentique des valeurs est celle qui les voit non pas
proclamées ou déployées, mais insérées dans
l’existence quotidienne, vécues à fond et traduites dans
la manière d’être et agir. ». Cette recherche repose
nécessairement sur un « esprit de dialogue », naturellement
le plus ouvert possible, sur « l’acceptation fraternelle à
l’égard des différences », et sur ce que Magris, nomme
« un quantum imprescriptible d’universalisme éthique, à
ne sacrifier en aucun cas. ».
« Paix, fraternité, sécurité, valeur sociétale
» : Que de concepts d’envergure pour un dialogue entre simples humains
!
Difficile mission, à laquelle nous ne prétendons nullement avoir
apporté une solution. Tout au moins, notre intervention suscita interrogations,
débat et échanges, toujours féconds.
Mais elle ne s’est pas arrêtée là : car participer
à ce colloque fut, déjà, sans aucun doute, un acte, aussi
modeste soit-il, d’engagement, une mise en réflexion et en débat
de nombre de points de vue et d’expériences, d’horizons et
de cultures différents, un pas vers l’écoute, vers la tolérance,
l’ouverture, la générosité, la solidarité
et la coopération. Un temps aussi pour certaines et certains, de faire
revivre des amitiés anciennes et d’en ébaucher de nouvelles.
Fraternité oblige !
Ce fut surtout le fruit d’une belle œuvre commune, pour esquisser
un projet collectif : un projet, porté par la parole de femmes et d’hommes
engagés dans le combat d’idées et sur le terrain de la solidarité
quotidienne, qui n’usent pas seulement des mots pour témoigner
de leur engagement, mais s’investissent aussi en acte, pour combattre
une idéologie, celle de la mondialisation libérale. Tout au long
de ce colloque, les intervenants, animés d’une force de conviction
et d’un savoir qu’ils ont su faire partager, n’ont eu de cesse
de mettre l’accent sur les effets néfastes, discriminants et inégalitaires
de cette orientation ultra-libérale au regard des populations, et de
marteler les constats sans appel des dévastations qu’elle engendre
pour notre planète, en particulier s’agissant de l’épuisement
irresponsable des ressources naturelles mondiales.
Tous ont souligné l’importance d’une alternative qui redonnerait
sa place à un monde plus humain et plus juste.
Economistes, sociologues, philosophes, hommes politiques, juristes, associations,
et bien d’autres encore, tous se sont rejoints sur l’urgente nécessité
de se ressaisir de valeurs profondément socio-anthropologiques.
A cet égard, s’il est un homme qui mériterait que l’on
se souvienne d’ailleurs de lui, c’est Elisée Reclus, ce géographe
libertaire, né en 1830, qui avait, de manière tout à fait
visionnaire et critique, montré, selon une approche géopolitique,
combien les stratégies impérialistes et les discours idéologiques
qui les recouvrent, peuvent conduire à un véritable fléau
planétaire. Homme de cœur et de lettres, il n’a cessé
de revendiquer, face au progrès qu’il considérait pouvoir
être synonyme de recul s’il engendrait une dilapidation de la Terre,
et face à un accroissement des richesses qui ne pouvait être illimité
et passait donc par un équilibre des besoins, qu’il était
essentiel que les hommes prennent toute la mesure de leurs actes et commencent
donc par faire « un bon emploi des forces et des semences de la vie »
; car, soulignait-il, le progrès humain ne se réalise qu’à
la condition de « trouver l’ensemble des intérêts et
des volontés commun à tous les peuples » et qu’à
la « condition pour l’homme nouveau d’embrasser tous les autres
hommes, ses frères, dans un même sentiment d’unité
avec l’ensemble des choses. ».
Gardons en effet en mémoire que, lorsque Condorcet écrivait, en
1793 : « Les travaux de ces derniers âges ont beaucoup fait pour
le progrès de l’esprit humain, mais peu pour le perfectionnement
de l’espèce humaine ; beaucoup pour la gloire de l’homme,
quelque chose pour la liberté, presque rien pour son bonheur »,
il justifiait certes la valeur d’émancipation accompagnant les
progrès du siècle des Lumières, mais ne cachait pas son
inquiétude quant aux possibilités d’un retour à la
barbarie humaine.
Cet espoir, porté par une réflexion positive et constructive,
qui a animé les participants de ce colloque, mais qui fut aussi, soulignons-le,
entrecoupé de mises en garde lucides contre les risques où pourrait
nous conduire l’ignorance des conséquences d’une telle dérive
aveugle, est, en quelque sorte, la forme la plus vibrante de notre résistance
à un monde où une oligarchie de dominants s’arroge le droit
de faire plier ceux qu’elle veut dominer à l’infini.
Il peut nous aider à redonner sens à la fraternité, à
l’égalité et à la liberté, mais aussi à
la dignité, non seulement entre les peuples, mais aussi parmi les hommes.
R. R.
*Roselyne Rochereau est chargée d’enseignement et chercheur en
sociologie à l’Université de Caen (Laboratoire de socio-anthropologie
du risque). Elle a collaboré au « Dictionnaire des risques »,
Paris, A. Colin, 2003 et à Manière de voir, publication du Monde
diplomatique, (à paraître en 2004).