« Le citoyen, la constitution et la justice.
Point de vue de l’économiste »
Didier Bévant
Résumé
Nous proposons, dans cette communication, quelques points de repères pour une analyse économique du « citoyen », agent actif de la Cité démocratique. La constitution de cette Cité définit le système de règles régissant le fonctionnement des institutions, en particulier les relations entre la société civile et l’Etat, mais aussi le système des droits du citoyen et les charges nécessaires à la vie de la Cité. Homo politicus, le citoyen serait un agent plus complexe que l’homo œconomicus auquel le réduit Buchanan, les droits économiques ne constituant qu’une partie des libertés reconnues par la Cité. De manière classique, nous supposerons que le consensus sur la constitution repose sur le respect effectif de règles de justice. Nous utiliserons comme théorie pivot celle de l’égalité complexe (Walzer) : les biens premiers dont doivent disposer les citoyens sont hétérogènes, non substituables (cf Rawls), les inégalités ne doivent pas se transmettre d’un domaine à l’autre. Notre conclusion sera fort pessimiste : il n’existe pas de constitution mettant les citoyens à l’abri des inégalités cumulatives engendrées par la sphère économique.
I. Nous nous attachons donc tout d’abord à identifier
le « citoyen » dans la Cité. Notons d’abord qu’historiquement,
la citoyenneté a toujours été définie de manière
restreinte : elle exclut métèques et esclaves chez Aristote, et
les individus sans propriété chez Condorcet - qui ratifie le jugement
de d’Holbach dans L’Encyclopédie : « c’est
la propriété qui fait le citoyen ». Seront durablement exclues
les femmes, le demeurent les enfants. Tout au plus trouvera-t’on, chez
Quesnay, par exemple, une attitude compréhensive à l’égard
de ces deux dernières catégories dont le « droit naturel
» ne peut être bafoué (article « Droit naturel »
de L’Encyclopédie). Mais de quoi le citoyen est-il «
propriétaire » ? Si l’on se reporte à Locke (1691),
la « propriété » de l’individu va bien au-delà
des seuls biens matériels : la pleine propriété de soi-même,
l’exercice des libertés de base de l’individu (économiques
et politiques) en sont des éléments constitutifs. Le contenu raisonnablement
économique de cette définition peut satisfaire l’économiste,
le fait que les libertés de base y soient associées « encastre
» l’économie dans une vie sociale plus large que le seul
marché. Nous définirons donc le citoyen comme un « propriétaire
» lockien, mais en le supposant doté d’un degré suffisant
de clairvoyance pour accepter l’une ou l’autre forme de contrat
social qui rende sa propriété « praticable ».
Le citoyen doit être défini comme une « unité active », pour reprendre la formule de Perroux. Les seuls rapports entre objets (résumés par des rapports de prix) ne suffisent pas à rendre compte de la vie du citoyen. De fait, si la société civile de Ferguson et Smith a bien une base économique, la coordination même entre les agents économiques ne repose pas sur le seul système de prix, mais aussi sur des institutions qui doivent être construites et défendues. L’ensemble des règles institutionnelles représente la constitution. Le citoyen, à quelque degré, est mu par une forme ou l’autre d’« impératif » : il veut l’application pour tous de règles et maximes qu’il accepterait pour lui-même. Les règles constitutionnelles sont celles qui seraient acceptées par tous. Elles sont effectives parce qu’elles sont appliquées, éventuellement de manière conflictuelle, et non parce qu’elles sont codifiées.
La constitution règle donc le fonctionnement des institutions et organise l’équilibre de pouvoirs qui doivent se contrebalancer : ainsi, un pouvoir judiciaire indépendant défend le citoyen dans sa « propriété » face au risque de « tyrannie de la majorité » (Tocqueville) qui découle de l’exercice-même des droits démocratiques. Précisons qu’ici notre approche des constitutions n’est pas normative (à l’inverse de Buchanan, MacKenzie et Hayek) ; nous ne postulons pas que la défense de l’intérêt privé constitue le seul fondement d’une « constitution de la liberté ».
II. Si l’on suit Proudhon, le moteur de l’histoire
serait la recherche de la justice. Les révolutions seraient la conséquence
de manquements à cette justice. Mais peut-on définir cette dernière
comme universelle ou relative aux cultures des différents peuples ? La
cause des inégalités perçues comme injustes est-elle la
domination d’une des composantes de la « propriété
» sur les autres ? C’est du moins ce qu’affirme une abondante
littérature de Rousseau et Morelly à Proudhon. Le citoyen formellement
libre doit-il activement défendre une propriété matérielle
à laquelle il ne peut accéder ? Si nous suivons Rawls, le bien-être
dépend de l’accès à des biens premiers « naturels
» et « sociaux », les premiers (santé, talents) ne
dépendant pas directement de l’organisation sociale. Une société
juste assure une répartition équitable des biens premiers sociaux,
parmi lesquels figurent les libertés de base. L’approche en termes
d’égalité complexe (Walzer) insiste sur l’hétérogénéité
des biens premiers. Des critères de répartition de ces biens doivent
être définis pour chacun d’entre eux - ainsi, aucune inégalité
n’est acceptable en matière de libertés de base, alors que
des inégalités économiques pourraient être tolérées
(selon les principes-mêmes de Rawls), sans que soit porté atteinte
aux droits du citoyen. Ces droits ne sont pas uniquement des droits de tirage
(ou droits-créances) sur la société, ils sont aussi «
solvabilisés » par la répartition des charges et contraintes
nécessaires (point qui sera repris par Elster).
III. Une constitution peut-elle garantir une justice satisfaisante,
sans manquement à l’égalité complexe ? La réponse
semble devoir être négative. D’une part, la délimitation
des domaines de l’Etat et de la société civile est fort
imprécise : « l’Etat envahi » est la structure qui
assure un jeu de compensations (face au changement) dont la distribution est
inégalitaire, mais encore il serait la continuation du marché
par d’autres moyens par les classes dominantes (Pareto insiste sur la
captation des épargnes des classes dominées et sur la mobilisation
de l’appareil d’Etat pour une défense, éventuellement
par la force, des intérêts des classes dominantes). Les transferts
organisés au profit des autres classes seraient, selon Buchanan (et Bismarck)
une assurance contre le risque révolutionnaire à acquitter par
les classe dominantes. D’autre part, les capacités de choix et
opportunités accessibles dans des sphères particulières
seraient dans certains cas positivement corrélées aux performances
dans la sphère économique. Ainsi, alors que la prise en charge
collective de fonctions d’intérêt collectif, nécessaire
à l’établissement de « l’égalité
de conditions » (Walras), offre à la collectivité un capital
théoriquement accessible à tous (infrastructures matérielles
et sociales), l’utilisation de ce capital est plus efficace de la part
des classes les plus avantagées par la distribution matérielle
(exemple des services de santé). Le statut de citoyen ne garantit donc
pas contre l’application, dans les faits, d’une distribution des
biens premiers biaisée dans le sens de l’inégalité.