La démocratie face à l’écocratie


Marion Gret (1)


Faut-il opposer le pouvoir du peuple au pouvoir du marché ? En effet, le « professionnel de la politique » comme le « marchand capitaliste » disposent tous deux, dit-on, d’un grand pouvoir. Il convient alors de s’interroger sur la nature de ce pouvoir. Ainsi, le pouvoir politique est régulièrement octroyé, par le peuple, à quelques « professionnels de la politique » au moment du vote et seul le vote peut éventuellement sanctionner l’élu, à quelques procès près. De la même façon, le pouvoir économique est régulièrement octroyé, par le peuple, à des « marchands capitalistes » au moment de l’acte de consommation. L’existence de ces deux types de pouvoir oligarchique nécessite la complicité de la société. Cette dernière accepte, consciemment ou non, les valeurs sous-tendues par ces deux systèmes, elle peut donc aussi les remettre en cause.

Cependant, cette dernière opération n’est guère simple. En effet, depuis la Rome antique, l’élitisme en politique – ou plutôt faudrait-il parler d’oligarchie - est progressivement devenu la règle et au XIXe siècle l’économie de marché a trouvé des défenseurs suffisamment convaincants pour démontrer sa capacité d’autorégulation et son exclusivité mondiale. Certains ont donné un nom à cette domination idéologique : la pensée unique. L’histoire, pourtant, nous enseigne qu’un système politique appelé démocratie a fonctionné, pendant longtemps et à diverses reprises, selon sa logique intrinsèque d’isonomie du pouvoir entre tous les citoyens .(2) En outre, aujourd’hui encore, le capitalisme marchand n’est pas un système économique exclusif dans le monde. Ainsi, bien des sociétés et bien des échanges s’organisent hors de toute idée d’accumulation du capital : le troc reste l’un des moyens d’échange privilégié entre les Etats et des réseaux d’individus ou des sociétés entières vivent exclusivement d’échanges non monétaires.

Aujourd’hui, semble de nouveau se présenter, de la part d’une partie croissante de la société, la volonté de réduire tout à la fois le pouvoir du « professionnel de la politique » et celui du « capitaliste ». Le succès de la pratique de la ville de Porto Alegre, la montée en puissance des forums sociaux en recherche d’alternatives en représentent les marques les plus visibles (pas forcément les plus lisibles). Cette volonté de réduire le pouvoir doit être entendue et comprise comme celle d’un partage du pouvoir. Il convient alors de s’interroger à la fois sur les raisons de la résurgence de cette volonté et sur les obstacles et les difficultés que rencontrent les promoteurs de la démocratie au sens étymologique du terme tant dans les systèmes politiques qu’économiques.

Proudhon, le premier, avec la «démocratie industrielle» avance la thèse selon laquelle «dans la démocratie nouvelle, le principe politique devrait être identique et adéquat au principe économique »(3). Certes, mais il ne s'agit pas, pour lui, d'importer les principes du gouvernement représentatif dans l'entreprise. Bien au contraire, il stigmatise l'économie de marché en précisant ce qui constitue le droit économique : «L'application de la justice à l'économie politique, on doit le comprendre maintenant, c'est le régime de mutualité. En dehors des institutions mutuellistes, librement formées par la raison et l'expérience, les faits économiques ne sont qu'un imbroglio de manifestations contradictoires, produit du hasard, de la fraude, et de la tyrannie et du vol. Le droit économique donné, le droit public va s'en déduire immédiatement. Un gouvernement est un système de garanties ; le même principe de garantie mutuelle, qui doit assurer à chacun l'instruction, le travail, la libre disposition de ses facultés, l'exercice de son industrie, la jouissance de sa propriété, l'échange de ses produits et services, ... »(4). Il taille finalement en pièce la démocratie représentative en signalant que «nos députés, quand ils parlent du suffrage universel, tournent perpétuellement dans le sophisme que les vieux logiciens nommaient ignoratio denchi, ignorance du sujet ; puis qu'entre leur foi politique, suffisamment indiquée par leur serment, et le véritable droit électoral, il y a incompatibilité complète ».(5)

L’Etat, en France, représente, plus qu’ailleurs, à la fois un idéal de société et son garant. Comme le souligne Fernand Braudel : «…l’Etat moderne, qui n’a pas fait le capitalisme mais en a hérité, tantôt le favorise et tantôt le défavorise ; tantôt il le laisse s’étendre, tantôt il en brise les ressorts. Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’Etat, qu’il est l’Etat. »(6) En France comme ailleurs, l’Etat émane de la société elle-même et le projet que les dirigeants nationaux défendent n’est pas, lui non plus, sorti du néant. A ce cadre national se superpose de manière croissante, depuis le début des années 1990 et les premières lois sur la décentralisation, un cadre local de construction des politiques publiques .(7) Ces deux cadres étant reliés et imbriqués, de manière plus ou moins ténue, aux sphères internationales de réflexion et de pouvoir. Enfin, tous ces niveaux font l’objet de stratégies diverses et variées de la part d’individus (particuliers, chercheurs, experts, juristes, etc.), de groupes (syndicats, associations, partis politiques, groupements religieux, marchands) visant à augmenter leur pouvoir qu’il soit d’ordre financier, intellectuel, spirituel ou autre. L’une des conséquences majeures de la mondialisation est avant tout l’accélération de la diffusion de nouvelles cultures, spiritualités, valeurs, dans les Etats-nations, l’intensification de la complexité sociale et la mise en évidence de la nécessité d’une réforme des structures traditionnelles de fonctionnement (exemple dans les pays d’Europe : le traitement social, politique et technique de l’exclusion et de la pauvreté ; le système de l’Etat-providence ; l’emploi).

De cette réflexion émergent plusieurs questionnements qui peuvent être travaillés dans la perspective de participer à l’émergence d’un dialogue social constructif et pluraliste. L’axe de réflexion proposé est le suivant :
- Quel idéal (quels idéaux) démocratique et quel type de relations économiques souhaitons-nous (du grec oieconomia : administration des affaires, des biens d’une maison) : définition des objectifs généraux pour cette réunion et définition des axes de travail et d’action pour la suite.
- Sous-groupes de travail proposés :
1) Maîtrise du marché par le citoyen (et donc sa consommation) : Qui ? Pourquoi ? Comment ? Propositions – identification des ressources existantes - actions.
2) Pratiques démocratiques (locales, régionales, nationales, internationales, associatives, syndicales, en milieu scolaire ou universitaire, dans le monde du travail, etc) et isonomie du pouvoir : recensement - propositions - actions
3) Conditions de l’autonomie du citoyen et vie en collectivité : propositions, identification des ressources (et acteurs) existantes – actions.
4) Revitalisation des organisations de type mutualiste dans un monde concurrentiel : Pourquoi ? Comment ? Propositions – Actions.
5) Echanges non monétaires : Quelle réalité ? Quel avenir ? (SEL ; SCOP ; REAS)

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Notes :
(1) : Chercheur associée au CREDAL, IHEAL, Université de Paris III et au CERAD, Université de Rennes. / Revenir au texte
(2) : Moses I. finley, Démocratie antique, démocratie moderne, Paris : Petite bibliothèque Payot, 1976 ; Gustave Glotz, La cité grecque, Paris : Albin Michel, L’évolution de l’humanité, 1970. / Revenir au texte
(3) : P.-J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières (1865), éditions établie par Maxime Leroy, Paris, 1924, p. 194. / Revenir au texte
(4) : P.-J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, _________ p. 181. / Revenir au texte
(5) : P.-J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, _________ p. 267. / Revenir au texte
(6) : Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris :Champs, Flammarion, mars 1988, p.68. / Revenir au texte
(7) : Toutefois, en dehors des quelques villes françaises qui sont parvenues à faire avancer leur pratique démocratique (Morsang Sur Orge, Lanester, La Roche Sur Yon, etc) il s’avère qu’actuellement, les possibilités, pour les citoyens, d’agir au niveau local se réduisent progressivement à trois moyens : la relation individuelle privilégiée avec un ou des élus, le procès, le lobbying (encore appelé clientélisme de groupe de pression). Ces deux derniers moyens relèvent bien plus de la culture anglo-saxonne que de la nôtre. / Revenir au texte