la forme scolaire et la question du développement
Daniel Cueff
Très influent dans les années 70 où ses écrits fournissaient des sujets au bac, Ivan Illich fut parmi les premiers à poser les bases d’une critique radicale de la société industrielle (« Energie et équité ») et de l’éducation ( « une société sans école ») S’interrogeant sur l’autonomie de l’homme qu’il pose comme vraie alternative à la société de consommation, notamment dans son ouvrage « la convivialité », Illich mettait en cause notre dépendance vis à vis de la société industrielle qui réussit, en autre prouesse, à transformer le besoin vital en eau, en besoin de soda, réduisant progressivement la capacité de l’homme à maîtriser lui même la réponse à ses besoins vitaux.
Aujourd’hui, les idées de Illich trouvent un nouvel écho dans ce qu’il convient d’appeler le mouvement altermondioaliste qui, de Seattle à Cancun en passant par le Larzac, conteste entre autre exemple l’aliénation des hommes et de leurs agricultures aux lobbies de l’industrie agroalimentaire et chimique. Nous pensons en particulier à la question des OGM.
Valeur de l’éducation
La question d’ « une société sans école »,
traduction française du titre anglais « Deschooling society »,
moins radical que la traduction française, ne signifiait pas pour Illich
une société sans éducation et sans apprentissages, apprentissages
qui sont « naturellement » acquis, par la pratique de la vie ordinaire.
Par contre, pour Illich, l’école vise à déconnecter
les savoirs d’autonomie au profit de savoirs hétéronomes.
En séparant les savoirs des contextes dans lesquels ils pourraient s’exercer,
l’école accompagne la progression de l’économie industrielle
qui ne peut effectivement se satisfaire de satisfaire les besoins essentiels
de l’Homme.
L’éducation que nous pouvons définir comme la recherche
de l’autonomie chez l’enfant, le développement de son discernement,
de son esprit critique, prend tout son sens par la mise en évidence,
la conscientisation, puis la critique des pratiques hétéronomes
aliénantes au profit d’autres valeurs qui sont largement au cœur
du séminaire PEKEA.
Or, nous constatons bien que l’école, même portée par des enseignants sensibilisés voire militants, est un espace rarement propice à l’émergence de pratiques alternatives à la consommation aboutissant à la transformation effective des pratiques et représentations sociales dans la vie ordinaire. Il est ainsi curieux de voir ici et là et de plus en plus, les enfants de nos écoles primaires participer à des animations de sensibilisation sur le développement durable et le commerce équitable, alors que les communes dans lesquelles ils vivent ne s’inscrivent concrètement pas dans cette démarche. Il s’agit d’une formation sans conséquence.
Nous constatons également que l’éducation, pour reprendre
une formule du sociologue Guy Vincent, est « prisonnière de la
forme scolaire ».Souvent, le champ de l’animation et de l’éducation
populaire s’est lui aussi rapproché de l’école sous
la forme de divers partenariats sollicités par les dispositifs de développement
social urbain des collectivités locales. La règle est aujourd’hui
en France la mise en œuvre de contrats éducatifs locaux qui donnent
à l’école un rôle central dans la définition
d’une politique enfance. Tout est mis au service des apprentissages scolaires
dans une lutte contre l’échec scolaire considéré
comme la source majeure du chômage et un frein au développement
économique. Les animations éducatives qui en découlent
ont de plus en plus pour objet d’être utiles aux apprentissages
scolaires. La forme scolaire envahit le territoire social et la vie ordinaire
jusqu’aux devoirs scolaires à la maison.
L’une des conséquences est l’éloignement quasi mécanique
des enfants et des jeunes des espaces éducatifs, y compris dans le champ
des loisirs et de l’éducation populaire. Nous le percevons nettement
au niveau des locaux pour les jeunes qui sont mis en place un peu partout dans
les quartiers urbains et les communes rurales en France. Ces locaux fonctionnent
difficilement et sont la source de très nombreux problèmes: l’alcool,
la drogue, la cigarette, le bruit etc, tout autant de pratiques voulues par
les jeunes mais intolérables pour le citoyen et les élus qui vont
prendre la mesure du problème en affectant un animateur professionnel
chargé d’établir ou de faire établir un règlement
signé par les jeunes qui interdit toutes ces pratiques en accord avec
les parents. L’animateur souhaitera mettre en place une nouvelle organisation
basée sur la mise en projet des jeunes : Se réunir, planifier
les activités, réaliser par soit même, se responsabiliser.
Résultat fréquent : Le local jeune se vide de ses occupants ou
est fréquenté par d’autres jeunes plus sages et dont la
réussite à l’école les différencient la plus
part du temps d’avec leurs précédents collègues.
L’imprégnation de la forme scolaire a pour effet une distanciation
des jeunes avec les espaces institués au profit généralement
de l’espace public ( rue, bas des tours, jardins, squats ), espaces interactifs
ou la présence d’un adulte n’est plus nécessaires,
même si les collectivités locales conscientes de l’échec
des espaces institués développent aujourd’hui des dispositifs
d’animateurs de rue ou de médiateurs chargés de régler
les problèmes que posent la réunion de ces groupes. La solution
proposée étant le retour à l’espace institué,
l’échec des ces dispositifs est nécessairement inscrit dans
leur logique même.
Il pourra nous être répondu avec justesse que les problèmes
soulevés à l’instant sont bien dérisoires au regard
des situations de survie de millions d’enfants sur notre planète.
Mais si nous avons pris ces exemples, c’est aussi pour montrer à
quel point nous sommes imprégnés de la forme scolaire, y compris
dans l’organisation de cet atelier, et à quel point les solutions
au développement que nous souhaitons notamment dans le rapport Nord Sud
peuvent eux aussi être imprégnés de la forme scolaire qui
ne correspond pas nécessairement à un développement durable
de valeurs qui ne soient pas celles de nos sociétés industrielles.
Nous avons bien conscience que la question de la forme scolaire peut mettre
en débat deux des fondements de l’éducation traditionnelle
: Freud : savoir différer et Piaget : savoir planifier. Mais notre propos
n’est pas là. Il est d’affirmer que l’éducation
dans sa forme scolaire, qui invite à différer, est massivement
inopérante pour ceux des enfants pour qui la compétence d’immédiateté
est liée à leur survie dans des contextes difficiles.
Quand ces enfants vont à l’école ou sont placés,
les difficultés à se concentrer, rester assis, leur manque de
goût pour la parole instituée, les comportements inattendus, les
réactions pulsionnelles sont bien réelles. Les résistances
qu’ils ont face aux processus éducatifs sont comprises comme des
incivilités, des attitudes négatives ou de sabotage, des troubles
du comportement et d’inadaptation sociale. Ils sont en fait des comportements
acquis et nécessaires à la survie dans leur environnement ordinaire
où il faut savoir réagir dans l’instant aux situations imprévisibles
comme ces enfants des rues d’un quartier de Varsovie avec lesquels nous
travaillons : réponses aux violences soudaines internes et externes au
groupe de pairs, vol à la tire( à l’occasion), puis fuite
et cache…
Ces comportements sociaux adaptés en fait aux conditions d’existence
sont tout orientés vers la consommation immédiate de l’enfant,
de ce qui se présente à lui comme accessible « ici et maintenant
»
L’éducation aux valeurs soumises à la question de la pauvreté.
Dans nos sociétés industrielles, le pauvre est celui qui n’a pas accès à la consommation au point souvent, de ne pas avoir les moyens nécessaires pour le minimum vital. Chacun dans une société de consommation cherche à avoir la meilleure position possible pour pouvoir acheter, c’est à dire être un consommateur. La possibilité de consommer et d’acheter ce que l’on veut et d’avoir le choix sont considérés comme des libertés fondamentales et en ce sens fondatrices de pratiques incorporées, elles mêmes liées aux conditions d’existence.
Les sociétés se trouvent donc portées par des aspirations
dominantes, sociales et collectives à la consommation considérée
comme une liberté fondamentale. Des peuples entiers ont comme les polonais
aspirés à consommer. Ils ont considéré comme un
accès irréversible à un monde libre celui de pouvoir enfin
choisir entre plusieurs produits.
Les polonais ont préféré avoir le choix même financièrement
inaccessible pour beaucoup à une gamme de lessive indéfinie, en
lieu et place de la fourniture planifiée par l’état de deux
ou trois produits fabriqués dans les usines d’état.
Or, si nous revenons sur la question que nous posions sur l’immédiateté,
la vente et l’achat vont être les enjeux du marketing qui va tenter
de créer des désirs et de réduire le temps entre ce désir
et l’achat effectif. L’immédiateté est ici recherchée
au détriment de la réflexion d’achat. L’argumentaire
( faux d’un point de vue économique) sera mis sur le coût
faible car réparti sur de nombreuses années par le crédit,
sur la rareté du produit ( « demain il n’y en aura plus »
), sur l’affectif ( « j’en ai offert un à ma mère
: ça lui a changé la vie ») La publicité tentera
de faire venir le client dans le magasin car le client ainsi capté devient
un consommateur potentiel (« je peux vous renseigner ? »)
La consommation raisonnée est bien entendue possible et fait l’objet
d’associations de consommateurs. Sans remettre en cause la consommation,
elles agissent pour aider le consommateur à consommer mais de façon
raisonnée, c’est à dire en faisant jouer la comparaison
et la concurrence. Mieux encore, d’autres associations vont prôner
le commerce équitable qui met en avant des critères sociaux et
environnementaux. Ce commerce en pleine expansion ne touche toutefois que 1
% des échanges internationaux et est loin de constituer la norme. Les
prix pratiqués sont également dissuasifs et concernent une population
aisée ou quelques collectivités militantes. Certains ont voulu
voir dans ces pratiques nouvelles de consommation, l’expression d’un
mouvement citoyen qui conduirait le consommateur à « voter »
par sa consommation. Mais force est de constater que ce « vote »
est coûteux et donc inaccessible pour le plus grand nombre.
De même, la gratuité va s’exercer d’abord sur les produits
les moins coûteux. Il n’est pas rare que le deuxième paquet
soit gratuit. Cela concerne généralement les produits de grande
consommation. Celui qui aura le moins de moyen sera attiré par doubler
sa consommation : Deux paquets au prix d’un alors qu’un seul aurait
suffit à la consommation.
L’éducation aux valeurs et ses impasses
Ainsi, tout se passe comme si la prise de distance avec l’acte de consommer,
qui nécessite de renoncer à l’achat immédiat, est
d’autant plus possible que les personnes ont un capital culturel et économique
qui leur permet de différer leur choix, d’attendre, de renoncer
voir de sélectionner d’un point de vue éthique leurs achats,
ce qui est bien moins facile que de consommer sans questionnement, le questionnement
étant un frein à la consommation immédiate.
A l’opposé, nos observations des enfants des rues notamment en
Pologne et celles qu’a pu en faire, notamment à Rio de Janeiro,
le sociologue allemand Riccardo, montrent que la survie au jour le jour exige
une capacité d’immédiatisme.
Nous nous trouvons face à une difficulté majeure :
-d’un coté l’éducation et sa dimension politique de
conscientisation de l’aliénation serait utile dans l’acte
même de « consommer autrement »
-de l’autre, l’éducation à l’autonomie n’a
aucun sens quand la consommation est liée à la survie. Il ne s’agit
pas ici uniquement de la survie alimentaire notamment dans les grandes métropoles
mondiales, mais aussi de la survie qui vise à s’accaparer ce que
l’on a pas, pour en faire un élément de distinction et d’échange,
qui cherche à lutter contre le froid par la consommation d’alcool,
à absorber des drogues diverses pour « échapper »
au milieu ou au contraire s’y fondre, etc.
La valeur de l’éducation et les valeurs d’action :
Le colloque PEKEA nous invite à ne pas baisser les bras. Aussi, ne pouvons nous conclure sans, très sommairement, esquisser quelques pistes de réflexion et d’action :
-La gratuité comme lutte vers l’autonomie
Nous l’avons évoqué plus haut, la gratuité est une
arme redoutable utilisée par le marketing de la société
de consommation: il suffit d’assister à l’une des étapes
du Tour de France et plus particulièrement le passage de la caravane
publicitaire pour voir l’importance attractive des échantillons
lancés le long de la route à une population enthousiaste.
A l’opposé, la gratuité doit être recherchée
comme un moyen de mutualiser les compétences et des les échanger.
Dans toute société humaine, les compétences sont très
importantes. Une femme au foyer a aujourd’hui une compétence équivalente
voir supérieure à un ouvrier qualifié. Ces compétences
peuvent être repérées et validées sous forme d’échanges
associant les enfants et les jeunes dans des démarches coopératives
et d’économie solidaire à condition que la mise en mouvement
de ces compétences ne soit pas la pérennisation sous d’autres
formes de l’aliénation (par exemple, l’aliénation
féminine)
-La transformation des espaces de vie vers l’autonomie .
Nous pensons notamment à l’énergie, ( solaire ou autre) en tout cas durable ou renouvelable La particularité de ces mises en œuvre qui exigent théorie et technologique est, en autre, leur forte efficacité pédagogique et leur dimension coopérative : l’énergie devient visible et non plus étrangère aux contextes qui au contraire la produit. (déjà Freinet et son école mettait en place la coopérative électrique du village de Vence)
-l’introduction dans la vie ordinaire de dispositifs autogérés
Axé sur le principe précédent de la gratuité et
de la mutualisation, ces dispositifs visent à prendre en charge de façon
collective, donc avec les enfants, la construction, l’aménagement
et la gestion d’espaces répondant à des problématiques
collectives.
A travers le monde, plusieurs ONG se mobilisent sur le terrain et ont renoncé,
après avoir souvent essayé sans succès, à favoriser
le retour des jeunes à l’école. Elles tentent d’organiser,
dans les lieux de vie ordinaire des enfants, des solidarités, des dispositifs
d’aide à l’autonomie, des actions de régulation et
d’atténuation de la violence. L’éducation aux valeurs
passe alors par l’action sur les conditions de vie ordinaire.
L’approche ethnoclinique en éducation, que l’on pourrait
décrire sommairement comme une éducation acquise par la transformation
et l’action sur son milieu de vie ouvre un champ exploratoire infini.
L’intérêt premier de cette approche, qui ne suffira pas à
transformer le monde, est de montrer aux enfants, par l’expérience
et non par le discours, que les points de vue, les règles sont consubstantielles
aux contextes qui les produisent et qu’en tant que telles, il est possible
de les modifier vers plus de solidarité, de convivialité, de fraternité,
de partage équitable et d’autonomie.
Le 2 décembre 2002 Ivan Illich est mort. Sa dernière intervention
en France en février 2002 lors d’un colloque à l’UNESCO
portait un titre qui interroge notre colloque PEKEA : « défaire
le développement, refaire le monde »
Refaire le monde pour un monde et une économie fraternels interroge probablement la reproduction dominante de la forme scolaire : Peut-elle vraiment être une perspective plausible du développement solidaire ?