LES DANGERS D'UNE COUPURE ENTRE L'ECONOMIQUE ET LE POLITIQUE: UNE EXPERIENCE SECULAIRE

Jean-Louis Margolin
Université de Provence à Aix
Département d'Histoire
Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique



Il convient de démystifier trois positions trop répandues quant à la mondialisation. Ses adversaires comme ses partisans ont tendance à la regarder comme un phénomène récent (on remonte rarement au-delà des années 1970), totalement inédit. Il poserait pour la première fois la question d'une dysharmonie majeure entre économique et politique: pour les anti-mondialisation, cela entraînerait un véritable écrasement du politique (implicitement affublé d'un signe positif) par les forces vibrionnantes de l'"ultra-libéralisme"; pour les pro-mondialisation, au contraire, la satellisation progressive du politique aboutirait au triomphe bénéfique des communautés et des individus.
Or, en fait, le débordement à une échelle massive des frontières nationales par les facteurs de l'économie remonte au moins à cette deuxième phase d'expansion du capitalisme qu'on désigne souvent comme "seconde révolution industrielle", au cours du dernier tiers du XIXème siècle. Si on le néglige fréquemment, c'est cependant parce que, au cours du demi-siècle qui suivit l'éclatement du premier conflit mondial, en 1914, le repliement sur eux-mêmes des Etats-nations devint le facteur dominant: les effets de la première mondialisation apparaissaient alors trop fragiles, et trop peu positifs. Le politique triomphant et boursouflé avait eu raison de forces mondialisatrices déséquilibrantes - ce qui devrait faire réfléchir les actuels adeptes béats de l'ouverture à tout crin. Mais il est bien difficile de voir dans cette réaction compréhensible un progrès: certains des régimes politiques les plus abjects que le monde ait connus proliférèrent à cette occasion, et deux guerres monstrueuses démontrèrent l'impasse du nationalisme intégral. D'où, après 1945, la tentative inédite de reconstruction du monde sur la base de l'ouverture politique. Bloquée par la guerre froide, et dépassée après 1970 par la dynamique irrésistible des échanges économiques, celle-ci marque aujourd'hui le pas, ce qui est source de nouveaux déséquilibres qui pourraient évoquer ceux d'il y a un siècle. Mais la prise de conscience est forte, y compris du côté des gouvernants, et bien avant l'éclosion de la contestation anti-mondialiste, de ce que le politique ne peut être oublié, et de ce que trop d'inégalité ne pourrait à terme qu'être fatal, y compris pour la paix mondiale.

1)1870-1914: Une mondialisation économique captée par les égoismes nationaux
La "seconde révolution industrielle" va créer des conditions économiques très nouvelles. Les nouvelles industries-phares (acier, chimie, moteurs, matériel électrique...) sont, à la différence de leurs devancières, de grande taille, gourmandes en capital et en matières premières parfois peu disponibles en Europe; de considérables économies d'échelle sont rendues possibles par le regroupement de ces activités en un petit nombre d'unités, mais, en contrepartie, les marchés nationaux ne suffisent souvent plus à absorber les marchandises produites: la tendance à l'extension hors des frontières devient irrésistible. Cela vaut pour les marchandises, mais l'époque de la Grande Dépression (1873-96) est également marquée par la poussée rapide des exportations de capitaux, et ce suivant la logique des opérations d'un capital financier de plus en plus découplé d'avec le capital industriel: en 1913, la Russie importe de la France 4% de ses marchandises, mais 33% de ses capitaux.
Tout n'est pas cependant que paisible jeu des logiques industrielles ou qu'attraction spontanée du reste du monde par l'Occident. On assiste également à la mise de plus en plus fréquente de l'économie au service de la politique, dans le cadre d'un "impérialisme fin de siècle" agressif. Le prêt, dont on sait pertinemment qu'il a peu de chances d'être remboursé, peut aboutir à de graves abandons de souveraineté de la part du pays "bénéficiaire": il cédera des matières premières, des droits d'exploitation exclusive de telle ressource, ou de libre accès, les fermes de certaines activités, la disposition de certains produits fiscaux ou douaniers. L'exemple le plus connu est celui de l'Égypte, ainsi domestiquée par le gouvernement britannique de Disraeli à partir de 1876. Le chemin de fer fait également partie des mécanismes d'extension du capitalisme; il provoque aussi un endettement souvent considérable, et s'accompagne de l'établissement de zones d'influence économique du pays constructeur: ainsi du Bagdadbahn, le fameux "Berlin-Byzance-Bagdad", qui satellise partiellement l'empire ottoman autour de l'Allemagne.
Il y a donc contradiction à l'époque insurmontable entre réalité d'une unification accélérée du monde et égoïsme plus irresponsable que jamais (compte tenu de la croissance de leurs responsabilités) de la part des grandes puissances d'Occident. A la différence de la Renaissance, l'explosion des frontières mentales paraît ne pas suivre le remodelage des limites spatiales. Bien au contraire: l'époque est au nationalisme agressif, au "sol sacré de la patrie", au darwinisme social dégénérant en un racisme sans guère de précédent. La colonisation, privilégiée comme réponse aux nécessités du monde nouveau, alors même que les plus puissants flux commerciaux et d'investissements lui échappent, que sa profitabilité est encore plus douteuse que celle des emprunts russes, est significative de ce dramatique décalage. Cette accumulation de questions mal posées et de réponses pires encore, à quoi paraît si souvent se limiter alors le questionnement sur le monde, conduira pour une part non négligeable aux sanglantes impasses de la première moitié du XXème siècle. Culturellement, politiquement, le fait colonial a considérablement renforcé les courants racistes, nationalistes et militaristes. La sanction de cette mondialisation incomplète, distordue, extraordinairement inégalitaire autant qu'intolérante, ce sera le choc des haines en Europe même, la constitution des blocs monétaires semi-autarciques lors de la crise des années trente, et enfin la décolonisation. Cinquante ans de perdus? En tout cas, la leçon doit être conservée: une mondialisation efficace ne peut être menée contre ou sans ceux qu'elle concerne; les blocages du processus, et les régressions majeures, sont toujours possibles, même après de considérables avancées.

b)1914-1971 une apparente régression
Le gros demi-siècle qui va de la Première guerre mondiale à la fin du système monétaire à parités fixes issu de Bretton Woods est marqué pour le système-monde de déchirements successifs, politiques ou économiques (deux méga-guerres, la révolution russe, la révolution chinoise, la guerre froide, la crise des années trente...), se succédant à un rythme si accéléré que l'irrésistible mouvement mondialisateur de la phase précédente en paraît totalement brisé. Et, de fait, le quasi-retrait de l'économie mondiale du tiers de l'humanité vivant sous le drapeau rouge, le triomphe dans l'Occident resté capitaliste des solutions stato-nationales aux terribles assauts politico-économiques subis entraînent une forte régression de la part du PIB mondial entrant dans le commerce extérieur; l'internationalisation des entreprises, amorcée dès avant 1914, marque le pas, ou plus exactement ne progresse guère qu'à l'intérieur des "blocs" au travers desquels les Etats cherchent à survivre. "Préférence impériale" au sein des empires coloniaux (depuis 1931 pour l'empire britannique, si longtemps bastion du libre-échange), zones monétaires, alliances militaires assorties de fortes articulations économiques: tout montre la désespérance à l'égard du libéralisme, du marché mondial - et, trop souvent, de l'universel. Les associations régionales d'Etat, qui closent la période et lui survivent, en sont marquées d'une ambiguïté constitutive, si sensible dans le cas de l'Union européenne: s'agit-il de se tenir chaud ensemble dans une maison la plus close possible, ou de mieux se préparer ensemble au grand vent de la compétition mondiale ?
Et pourtant ce temps, par excellence celui des "monstres froids" étatiques évoqués par Nietzsche, sans doute appelé à rester l'un des nadirs de l'histoire universelle, est aussi celui de progrès sans précédent des sciences et des techniques (y compris, bien sûr, dans le domaine de l'armement, mais de façon tout aussi spectaculaire dans ceux de l'information et des transports, ce qui jette les bases du resserrement du monde que nous connaissons aujourd'hui). Il est peut-être surtout celui du welfare state, tôt préfiguré à l'échelle de la grande entreprise par le fordisme, adopté dans le monde anglo-saxon comme recours à la Grande Crise, et étendu à une bonne partie du monde après 1945. Que le système ait par la suite été remis en cause dans les pays mêmes qui l'avaient élaboré les premiers n'implique ni son abandon total, ni, surtout, la disparition des concepts qui le sous-tendaient: extension de la démocratie à l'économique et au social (en particulier au travers de l'éducation), souci de solidarité organisée à l'égard des laissés-pour-compte. Il faut également citer cet acquis, certes plus brillant dans son principe que dans ses résultats: la "constellation" onusienne. Elle suffit au moins à prouver que, quoiqu'on en dise aujourd'hui, la préoccupation pour le niveau mondial ne fut pas d'abord celle des hommes d'affaires, mais celle des politiques. Le renversement est total par rapport aux années 1850-1914: après de monstrueux errements, c'est la construction d'une société mondiale égalitaire (au moins sur le papier) qui est entreprise, alors que c'est la contrepartie économique qui traîne la jambe. La paralysie relative des progrès de la première vient largement d'une ambiguïté fondamentale: il y a deux projets politiques mondialistes en concurrence, le capitaliste, promoteur de la démocratie sociale de marché; et le communiste, promoteur d'un étatisme autoritaire et niveleur. Entre eux, les compromis (l'ONU en est un, même si elle n'est pas que cela) sont nécessairement partiels et pleins d'arrière-pensées. La double instrumentalisation du discours universaliste au service d'intérêts de puissance qui caractérise les quarante années de guerre froide n'est pas pour peu de chose dans la suspicion systématique d'égoïsmes sordides qui caractérise tant aujourd'hui les réactions de l'opinion face à la mondialisation.

3)Le moment contemporain: une vitesse supérieure, l'association (conflictuelle) de l'économique et du politique
Après une première moitié du siècle surtout caractérisée par de successives fragmentations (la dernière fut celle des empires coloniaux), les échanges internationaux reprennent, à un rythme de plus en plus rapide (à partir il est vrai d'un niveau très bas), dès les années cinquante. L'investissement international s'accélère considérablement dans la décennie suivante. Tout ceci prépare la mondialisation "proprement dite" d'aujourd'hui. Elle reprend bien des formes et des trajectoires à l'oeuvre un siècle plus tôt, avec deux novations principales:
- la volonté de combiner unification économique et unification politique; qu'on puisse tous les jours vérifier la difficulté et les aléas de l'entreprise signifie au moins que la préoccupation existe - ce qui n'était guère le cas au XIXème siècle, le discours sur la "mission civilisatrice" ne faisant qu'illustrer alors la bonne conscience de l'Occident impérialiste;
- le resserrement considérable des "mailles"; le phénomène est certes à l'oeuvre depuis le XVIème siècle, mais voilà un cas où la quantité se transmute en qualité: les hommes échappant à peu près complètement aux effets de la mondialisation sont aujourd'hui très minoritaires, alors qu'ils étaient certainement majoritaires en 1914; qui plus est, le phénomène est devenu davantage multiforme, l'unification culturalo-idéologique étant plus frappante encore que le rapprochement économique.
Certes le processus ne va pas sans à-coups. Qu'on songe au volontarisme des Jean Monet, des Robert Schuman, des Konrad Adenauer, des Altiero Spinelli quand il fallut transcrire le rapprochement politique précoce des Européens en projets économiques communs, en coopération transfrontalière des forces du marché. En sens inverse, depuis deux décennies au moins, ce sont ces dernières qui paraissent rendre vain tout contrôle, et menacent la grande idée des fondateurs de l'Europe, à la fois en affadissant la pertinence de celle-ci au sein du grand marché mondial, et en provoquant la désaffection des peuples européens, qui ne se satisfont pas d'une Union axée sur la marchandise et la monnaie. A l'échelle mondiale, le pendant politique aux mouvements de capitaux et aux entreprises transnationales paraît encore plus déficient.
Mais le seul fait que cette complémentarité entre politique et économique soit massivement admise, hormis par deux ailes extrêmes, et minoritaires quoique bruyantes (les ultras du libéralisme; les ultras de l'anticapitalisme), est en soi très rassurant. Le consensus est plus large qu'on ne l'imagine souvent autour de l'acceptation d'un système mondial souple, évolutif, qui n'oublie ni les logiques du marché, ni l'aspiration à la paix et à l'égalité entre les nations. Les risques de déraillement sont et resteront ombreux, mais le pire n'est jamais sûr...