Face à la Faim et la pauvreté dans le monde rural, quel système agricole mondial?

Eléments pour un programme de recherche

Yves Berthelot

La prévention des famines met en jeu des mesures si faciles que la véritable énigme tient à ce quelles continuent à sévir
Amartya Sen

Le fait qu'au début du vingt et unième siècle, comme ce fut le cas au cours des siècles passés, la majorité des pauvres soient des paysans et que ceux-ci souffrent de la faim donne au thème "faim et pauvreté dans le monde rural" sa permanente actualité et suffit pour que l'on s'interroge sur le pourquoi d'une telle situation. Quels sont les jeux de pouvoir économique et politique au sein des nations et entre les nations qui la pérennisent ? Subsidiairement, alors que l'urbanisation diminue régulièrement le poids relatif des paysans, les gouvernements sont-ils condamnés à arbitrer entre réduction de la pauvreté urbaine ou de celle des campagnes ?

Un tel thème s'inscrit bien dans l'ambitieux projet de PEKEA. Il mêle, en effet, les disciplines, requiert la compréhension des diverses expériences faites de par le monde et, surtout, est de ceux où la science économique a le plus régulièrement montré ses limites. L'objectif poursuivi dans les lignes qui suivent n'est donc pas de traiter le thème proposé mais de commencer à en cerner les contours afin de susciter des recherches .

Actualité du thème

A l'occasion des Sommets mondiaux récents, l'objectif a été répété sous diverses formes de réduire de moitié, dans un délai de quelques années, le nombre de ceux qui vivent ans un état d'extrême pauvreté. Cet objectif, malgré les déclarations du contraire, a peu de chance d'être atteint tant que les solutions prônées pour y parvenir demeureront partielles. Pour l'instant les deux faiblesses majeures sont, d'une part, de privilégier dans les faits l'agro-industrie, les consommateurs urbains et les grandes exploitations au détriment des paysans pauvres et, d'autre part, de ne pas englober, dans une vision cohérente, à la fois les politiques agricoles nationales ou régionales et la régulation mondiale des échanges de produits agricoles.

A titre d'exemple, deux négociations qui s'amorcent et qui auront un effet sur la situation du monde rural sont délibérément déconnectées : d'une part, la demande faite à la FAO par le récent Sommet de Rome sur l'alimentation d'établir un Groupe de travail intergouvernemental chargé "d'élaborer, dans un délai de deux ans, une série de directives volontaires visant à appuyer les efforts faits par les Etats Membres pour concrétiser progressivement le droit à une alimentation suffisante" et, d'autre part, le nouveau cycle de négociations commerciales au sein de l'OMC qui englobera les produits agricoles. Certes, les deux négociations sont d'inégale importance, mais elles ne devraient pas être indépendantes. Les directives que la FAO est chargée d'élaborer ne seront qu'une version bien pâle du "code" que certains appelaient de leurs vœux et qui aurait défini des éléments de politiques agricoles nationales volontaristes qui prennent en compte le sort des paysans les plus défavorisés. Elles ne couvriront pas les échanges internationaux de produits alimentaires. Ceux-ci seront en effet l'un des thèmes des négociations de l'OMC qui seront, entre autres, l'occasion d'affrontements entre conceptions opposées de la gestion et de la régulation mondiale des marchés agricoles aussi bien qu'entre les intérêts de l'agro-industrie et ceux des petits paysans - si tant est que suffisamment nombreux soient les Etats qui défendront effectivement les intérêts de ces derniers.

Au Sommet de la terre de Johannesburg l'interdépendance des problèmes a bien été confirmée: il n'y aura pas de développement durable sans protection de l'environnement, réduction de la pauvreté, amélioration de l'état sanitaire des populations les plus pauvres et pour ce faire il faut de l'aide et un commerce plus équitable des produits alimentaires qui exclue les exportations subventionnées. Mais, les progrès sur chacun de ces sujets étaient limités par les déclarations antérieures de Doha, de Monterrey et de Rome. Les progrès à venir quant à eux sont renvoyés à des négociations à venir qui seront abordées séparément, chacune étant conduite dans une optique particulière avec des logiques spécifiques.

Les négociations de l'OMC s'étendront sur plusieurs années et il est très improbable que les directives de la FAO soient prêtes, et encore moins adoptées, dans le délais prévu de deux ans. Cela donne un peu de temps pour que des contributions préliminaires de PEKEA, sur les politiques agricoles et sur les objectifs que pourraient servir différents modes de régulation des marchés agricoles, puissent nourrir les débats autour des négociations. L'élaboration d'un cadre conceptuel cohérent et de propositions pour que faim, pauvreté et monde rural ne soient plus si souvent associés prendra du temps. Mais la fin des négociations ne marquera ni la fin des problèmes ni celle des débats. Un travail de PEKEA sur ce thème restera donc d'actualité.

Un thème pour PEKEA et éléments de méthode

La référence aux deux négociations à venir, celles de la FAO et de l'OMC, avait pour objet de montrer l'actualité du thème "faim et pauvreté dans le monde rural". Elle visait également à illustrer pourquoi ce thème entrait dans la vision de PEKEA et à introduire deux remarques de méthode.

Le label PEKEA d'abord. L'élaboration d'une politique agricole devrait reposer sur une bonne compréhension du comportement des différentes "classes" de paysans, un bonne connaissance des révoltes paysannes au travers des siècles, une représentation fiable des interactions entre les divers instruments de la politique agricole - subventions, prix, recherche, services entourant les activités de production et de distribution, etc. Elle devrait prendre en compte les intérêts des différents acteurs et bénéficiaires nationaux. Les négociations sur le commerce des produits agricoles impliquent une bonne compréhension des interdépendances et des rapports de force entre pays. Simultanément, apparaît un autre élément qui se rattache à la gouvernance mondiale, celui des subsidiarités. Les politiques agricoles, comme le système commercial international, gagneraient, en effet, à une bonne réflexion sur le niveau optimum de décentralisation des décisions. Au delà de l'aspect bonne gouvernance lié à la question des niveaux de décision, émerge la question délicate des marges de manœuvre dont dispose un pays pour mener les politiques qu'il juge nécessaire à son développement si celles-ci vont à l'encontre de certaines règles internationales. Les droits sur les brevets attachés aux OGM et certaines forme de soutien à la production nationale sont deux sujets où l'on voit clairement des points de conflit entre règles internationales et politiques nationales. L'on retrouve ainsi mêlés dans le thème "faim et pauvreté dans le monde rural" les éléments clés du projet PEKEA : interconnections, interdépendances, multidisciplinarité, choix économiques, arbitrages politiques, compréhension des comportements et organisation de la gouvernance mondiale.

Deux remarques de méthode. La première remarque tient à la diversité du monde rural dans une même nation comme entre les nations qui fait qu'il sera difficile dans le cadre de la FAO d'élaborer des "directives", qui seront par nécessité de portée mondiale, et qui soient, en même temps, suffisamment pertinentes et précises pour être opérationnelles. Cette difficulté suggère que PEKEA s'appuie sur une série d'études comparatives de par le monde qui lui permettent de distinguer les éléments de valeur universelle de ceux qui ne sont pertinents que dans des circonstances politiques, sociologiques et techniques (sol, climat) propres à une nation ou un lieu donné. Ainsi, l'étude comparative des politiques agricoles d'un échantillon de pays et de leur impact sur différents types d'exploitation pourrait-elle, par exemple, apporter quelque lumière sur les éléments du succès ou des échecs et sur les limites qu'imposent effectivement les contraintes internationales à la réussite des politiques nationales.

La deuxième remarque de méthode, faire appel à des modèles complexes, va à l'encontre des tendances récentes. Certes, de tels modèles sont coûteux à construire et à faire fonctionner. Pourtant, ils ont le mérite d'éclairer le débat sur les politiques à suivre dans les domaines où les interdépendances sont nombreuses, ce qui est bien le cas des questions relatives aux politiques agricoles, et d'éviter qu'une mesure particulière n'apparaisse comme la solution miracle. L'action sur tel paramètre peut en effet améliorer telle variable tout en détériorant telle autre, si bien que, très vite, il apparaît que les progrès réels ne peuvent venir que d'un ensemble d'actions coordonnées. Ce sont des évidences, mais elles sont sans doute bonnes à rappeler si l'on observe que le choix des problèmes traités et des remèdes proposés semble répondre à une succession de modes. En outre, "Faim et pauvreté dans le monde rural" pose non seulement la question du lien entre les différents paramètres du développement agricole et de ses objectifs, mais aussi, comme il a été dit, celle du niveau de décision le plus approprié. Cela devrait permettre de simplifier la construction des modèles en établissant un modèle type par niveau de décision qui ne prendrait en compte que les variables et les paramètres correspondant aux décisions à prendre à ce niveau. Par modèle on entend ici aussi bien modèle économétrique quantifié qu'organisation précise de confrontations entre point de vue et disciplines pour les questions nombreuses qui sont difficiles ou impossibles à quantifier.

Objectifs de la recherche et têtes de chapitre

L'objectif de la recherche pourrait être:
de comprendre pourquoi, depuis que les villes se sont développées, le monde rural semble avoir été plus affecté par la faim et la pauvreté que les habitants des villes,
de proposer des politiques nationales et internationales pour réduire la faim et la pauvreté dans les campagnes,
en raison de l'urbanisation croissante, de s'interroger sur les liens entre pauvreté urbaine et pauvreté rurale et de se demander si la première ne va pas devenir plus dramatique que la seconde. Cela devrait-il amener à repenser les politiques proposées sous 2.?

A ce stade il n'est pas possible de proposer un modèle explicatif général ni même d'en esquisser les grandes lignes. Tout au plus peut-on proposer une liste provisoire de têtes de chapitre et rappeler que, si chacune se rattache plutôt à une discipline qu'à une autre, aucune ne sera convenablement traitée sans faire appel à plusieurs disciplines.

Les fonctions de l'agriculture

Ces fonctions sont diverses, certaines n'ont été reconnues que récemment. Leur hiérarchie change avec le temps, le lieu, le niveau de développement … et le point de vue où l'on se place. Il serait utile de décrire ces fonctions et leur évolution en s'appuyant sur la littérature, de mettre en évidence celles qui se complètent et celles qui parfois s'opposent et d'esquisser une ou des hiérarchies pour le futur.

Liste de fonctions:
Produire des biens alimentaires afin de nourrir la famille, le groupe, le village, la nation ou pour alimenter les marchés national et mondial
Assurer l'autosuffisance alimentaire ou contribuer à la sécurité alimentaire
Produire des matières premières pour l'industrie nationale et mondiale
Libérer grâce aux gains de productivité la main d'œuvre nécessaire à l'industrie et aux services ou, au contraire (?), offrir des emplois pour freiner l'exode rural et éviter l'aggravation du chômage urbain, source de tensions politiques
Générer des revenus pour les paysans et ouvrir, ainsi, un marché à l'industrie naissante
Aider à l'équilibre du commerce extérieur en accroissant les exportations ou réduisant les importations
Préserver l'environnement: luxe ou condition de survie? Cet objectif est étroitement lié aux techniques de production. Si dans les terrains escarpés l'agriculture a aidé à fixer les sols, en d'autres endroits la surexploitation a appauvri les sols et contribué à la désertification et la pollution des eaux.

La politique et le monde paysan

Il ne peut s'agir de transposer au niveau mondial l'œuvre de Fernand Braudel, mais plus modestement, en s'appuyant sur la littérature, de répondre à quelques questions, dont les quatre suivantes:
La faim dans le monde rural hier et aujourd'hui, les causes et leçons des révoltes paysannes
Le poids des paysans dans les systèmes démocratiques. Sont-ils sur-représentés ou en passe de perdre leur influence? Sont-ils un obstacle aux réformes?
On entend dire qu'il n'y a pas eu de famine dans les pays démocratiques au cours des cinquante dernières années. Que peut-on dire des relations entre le régime politique et la famine? Entre régime politique, faim et pauvreté?
Peut-on dire avec Sylvie Brunel que les famines naturelles n'existent plus et qu'aujourd'hui celles-ci sont créées à des fins politiques d'extermination de populations indésirables, de propagande, de pouvoir ou d'intérêt ?

Les modes d'organisation

A la frontière du politique et de l'économique se trouvent les modes d'organisation des paysans et de la production agricole. Le sujet est complexe. Sans doute serait-il éclairant de disposer d'une description des différentes relations entre la propriété de la terre et son exploitation au travers du temps et d'explorer les questions suivantes:
Comment se répartit aujourd'hui la population paysanne entre les différents modes d'organisation? Comment évolue la proportion des paysans sans terre?
Peut-on apprécier l'impact sur les conditions des paysans et sur la production des différents modes d'organisation de la relation entre propriétaire et exploitants? Quel est l'impact des modes de transmission de la terre, d'attribution des champs, de transmission des fermages …?
Quels ont été les objectifs des différentes réformes agraires conduites au cours du siècle dernier? Quelles en ont été les modalités et le pourquoi? Quels en ont été les résultats au regard des évolutions de la production, de la productivité, du revenu des paysans ? Quelles leçons peut-on tirer des succès et des échecs?
Si dans certains pays la dépendance de l'exploitant par rapport au propriétaire est devenue faible, la dépendance vis-à-vis des distributeurs et de l'agro-industrie est devenue considérable. Peut-on faire une typologie des relations de pouvoir entre propriétaire, exploitant, salarié agricole et acheteurs? Quelles sont les tendances?


Les facteurs de production

D'après les chiffres de la FAO, le monde compte aujourd'hui 1,3 milliard d'actifs agricoles parmi lesquels seulement 28 millions, une infime minorité, sont considérés comme mécanisés. Environ 300 millions utilisent un mode de traction animale plus ou moins perfectionné et 1 milliard, c'est à dire 80% des agriculteurs cultivent manuellement la terre.

Au cours des siècles se sont développés tout un ensemble de services qui aident à la production et la commercialisation que ce soit à l'initiative de l'Etat, des paysans ou du marché : informations sur les prix sur les différents marchés, locaux, nationaux, mondiaux; informations météorologiques à court et long terme; conseil sur le jour optimum des récoltes; services de stockage, de transport vers les marchés. Là encore, ces services sont très inégalement disponibles selon les pays.

Chaque année des milliers d'hectare deviennent impropre à la culture du fait de l'érosion, de la désertification et de l'épuisement des sols. La surexploitation de terres fragiles par les paysans pauvres accélère cette déperdition tandis que la recherche de rendements plus élevés grâce aux engrais chimiques et l'élevage intensif dans les pays industrialisés contribue à la pollution des eaux et de l'air. L'agriculture qui peut être facteur de maintien de l'environnement en accélère le plus souvent la détérioration.

La recherche agricole fait qu'aujourd'hui les rendements peuvent varier de 1 à 100 pour un même produit. Bien entendu, les paysans pauvres, sur des terres fragiles, sans les services périphériques, sans mécanisation ont les rendements les plus faible. En moyenne, dans certains pays d'Afrique, ces rendements déclinent même. La recherche, de plus en plus dans les mains du secteur privé, se désintéresse des plantes alimentaires destinées à la consommation locale et cultivées par les plus pauvres car les surfaces cultivées n'offrent pas un marché suffisant pour les semences et les engrais que cette recherche pourrait développer. En outre, le souci d'équilibrer les budgets et de réduire le rôle de l'Etat au minimum a conduit au démantèlement de nombreux services publics chargés de l'encadrement des paysans et de la diffusion des techniques et des services aux paysans.

Pour l'ensemble des faits et raisons mentionnés dans les quatre paragraphes précédents, les différentiels de productivité risquent de s'aggraver, les paysans pauvres d'être de moins en moins compétitifs et la biodiversité de se trouver réduite. Il est proposé :
De décrire et d'analyser la situation et l'évolution dans les quatre domaines abordés dans les paragraphes ci-dessus selon une typologie des pays et des " classes " de paysans qui paraîtront la plus pertinente.
Le cas des OGM appelle une étude particulière. Si aujourd'hui ils n'apparaissent pas nécessaires à l'alimentation de la planète qu'en sera-t-il quand la population aura doublé et que les terres cultivables auront encore diminué ? Quel impact aura sur les paysans pauvres le fait que les graines et fruits récoltés soient stériles ?
De faire un bilan du fonctionnement des organismes publics ou privés, gratuits ou payants, dont l'objet a été d'améliorer le savoir faire des paysans et d'augmenter la productivité. Quel a été le coût ou l'avantage pour la société de leur démantèlement quand ce fut le cas ou de leur maintien ? Quelles modalités de fonctionnement se sont avérées les plus efficaces ?
D'analyser les interrelations entre les différents facteurs affectant la productivité tels qu'ils ressortiront des analyses préconisées sous les trois premiers tirets.

Budgets, prix et subventions

La section ci-dessus a passé en revue les instruments de politique agricole propres à accroître la production et tout particulièrement les rendements, cette section a pour objet de revoir les instruments macro-économiques que sont les budgets, les prix et les subventions. Là encore il est proposé d'examiner les faits et de répondre à des questions :
Comment ont évolué en fonction des budgets globaux et du PNB, les budgets agricoles, en incluant pour l'Union Européenne le FEOGA et les aides structurelles régionales allant à l'agriculture ? Comment les ressources ont-elles été employées ? Comment ont évolué les aides extérieures à l'agriculture dans les pays dont les budgets dépendent pour partie des aides internationales ?
Il semble que partout dans le monde pour les produits vivriers les élasticités prix soient fortes et que les paysans répondent rapidement aux variations de prix. Pour les cultures de rente dans les pays en développement la corrélation ne semble pas aussi claire, les pays ou les paysans ayant parfois tendance à accroître la production pour compenser les pertes de revenus. Qu'en est-il selon les catégories de pays et les produits ?
A propos des prix des produits vivriers, y a-t-il conflit entre les intérêts des pauvres paysans et ceux des pauvres urbains. (voir à ce propos les citations faites au début de la section Les échanges internationaux)
Le débat sur les subventions est riche, car il sévit depuis longtemps dans et entre les pays industrialisés. Il sera donc nécessaire de bien analyser les divers types de subvention et leur impact non seulement sur la production, l'environnement et les exportations ainsi que sur l'ajustement de l'offre à la demande, mais aussi sur les différentes " classes " de paysans. Peut-on dire que les subventions à l'agriculture sont un luxe des pays riches qui n'est pas accessible aux pays en développement et que cela aggrave les inégalités? En Europe, le découplage des subventions et de la production éviterait-il de stimuler les exportations sachant que les soutiens de " l'amber box " ont pour objet de maintenir les prix intérieurs au dessus des prix mondiaux, tandis que les aides " vertes " et " bleues " permettent de réduire les prix en dessous des véritables coûts de production ? Le même genre d'analyse devrait être fait des aides américaines.
Quelles leçons peut-on tirer des politiques de maîtrise de l'offre, comme pour la production laitière de l'Union Européenne. Les montagnes de beurre ont fondu sans révolte. Pourquoi, de leur côté, les producteurs du tiers monde n'ont-ils pas pu maîtriser la production de café ou de cacao pour éviter la baisse des cours. Les moyens mis à la disposition de l'une et l'autre expérience suffisent-ils à expliquer les différences de résultat ? (Ces questions relèvent aussi de la dernière section sur les échanges extérieurs)

L'ensemble des sections ci-dessus devrait aider à construire une vision du monde paysan et de son fonctionnement dans le contexte national. Les études proposées une fois faites, il devrait être possible de construire des modèles nationaux types, partiellement formalisés, et d'organiser des débats multidisciplinaires sur les politiques agricoles et leur impact sur la production et sur les consommateurs dans un contexte international donné. La plupart des pays en développement ayant peu d'impact sur l'environnement international, sauf bien sûr pour quelques produits tropicaux, la dernière étape de la recherche sera d'analyser ce qui cause les fluctuations de cet environnement et comment ces fluctuations affectent les pays en développement et les pauvres de ces pays.

Les échanges internationaux

Les échanges de produits agricoles sont vieux comme le monde et l'analyse économique et sociale du protectionnisme agricole remonte au moins au début du 19ème siècle à propos de l'impact des " Corn Laws ". Ces lois entraînèrent une augmentation des prix des produits alimentaires au Royaume Uni et les émeutes qu'elles déclenchèrent, auxquelles Ricardo participa, obligèrent le Parlement à les abroger à la grande satisfaction des consommateurs. Mais ceux-ci n'obtinrent-ils pas une victoire à la Pyrrhus ? " If instead of growing our own corn … we discover a new market from which we can supply ourselves … at a cheaper price, wage will fall and profits rise. The fall in the price of agricultural produce reduces the wages, not only of the laborer employed in cultivating the soil, but also of all those employed in commerce or manufacture ". Karl Marx qui cite le texte de Ricardo remarque " But as soon as bread is very cheap, and wages are therefore very cheap, [the worker]can save almost nothing on bread for the purchase of other articles " . Les textes cités ci-dessus illustrent le conflit potentiel entre pauvres des villes et pauvres des campagnes et semblent conclure que leurs intérêts sont communs et non opposés.

Il ne semble pas que nombreux soient les pays qui se soient développés sans protéger leur agriculture, et, aussi, bien que ce ne soit pas le sujet, leurs industries naissantes. Plusieurs questions relatives aux échanges ont été soulevées plus haut. Sans les répéter, en particulier celles relatives aux subventions à l'exportation, on ajoutera les questions suivantes :
Une analyse de la protection des marchés agricoles dans le temps et le monde devrait permettre d'en mesurer l'impact et d'évaluer s'il s'agit là d'une mesure saine pour les pays en développement, notamment les plus pauvres ? De telles politiques ne seraient-elles pas plus pertinentes dans des espaces sous-régionaux. Peut-on de ce point de vue tirer des leçons de l'expérience européenne ?
Quel bilan faire aujourd'hui des mesures proposées pour éviter la détérioration des termes de l'échange ou y remédier : accords de produits, mécanismes de financement compensatoire ? S'agit-il de pistes fermées ?
Que représentent aujourd'hui les prix mondiaux des produits agricoles subventionnés par les pays de l'OCDE ? Rien, sans doute, alors qu'ils sont pris comme référence, sous le vocable déifié de prix du marché, pour juger des distorsions qu'entraîneraient une protection tarifaire par les pays en développement ou du financement
Tous les pays en développement se plaignent des obstacles mis à leurs exportations de produits agricoles et du " tarif escalation " qui rend les produits transformés peu compétitifs. Certains pensent que chercher à accroître à tout prix les exportations agricoles aggravera les tensions pour l'utilisation des meilleures terres, tension qui se solderait inévitablement au détriment des paysans pauvres. Quelle stratégie proposer ?


Esquisse de synthèse

Le modèle imposé aujourd'hui aux pays en développement de libéralisation des importations agricoles semble relever d'un système par lequel les pays industrialisés assurent aux filiales délocalisées de leurs grandes entreprises une main d'œuvre à bon marché (cf. la citation de Ricardo ci-dessus) et, en même temps, résolvent le problème politique des revenus de leurs propres paysans sans affecter le niveau de vie des citadins.

En parallèle, le sort des paysans pauvres ne pourra s'améliorer que s'ils peuvent garder de leur production ce dont ils ont besoin pour nourrir leur famille et vendre le reste à des prix suffisants pour faire face à leurs frais de santé, d'éducation, de vêtement et aux prélèvements fiscaux. Leur clientèle naturelle est celle des consommateurs urbains. Or sur les marchés des villes, les produits importés arrivent à très bas prix en raison des subventions à l'exportation par les Etats Unis et les pays de l'Union Européenne. Sil faut continuer à soutenir l'agriculture paysanne - améliorer production et distribution, faciliter l'accès à l'eau, à la terre, au crédit, etc.- il faut tout autant pour les pays les plus pauvres, la protection des marchés agricoles intérieurs contre les importations à bas prix et l'arrêt des subventions à l'exportation pratiquées en Europe comme aux Etats-Unis.

Il s'agit là d'une synthèse simple, sans doute simpliste, que la recherche proposée permettra d'étayer et de nuancer. Cela renvoie à la citation initiale d'Amartya Sen. Nous étions prévenus.