LA SCIENCE DÉCAPITÉE ?

Technoscience et reproduction


Par Bernard Stiegler


Sous le titre "Les OGM et les nouveaux vandales", les philosophes François Ewald, directeur de la recherche et de la stratégie à la Fédération française des sociétés d'assurance, et Dominique Lecourt, délégué général de la Fondation Biovision, ont publié voici un an 1 un article où ils dénonçaient la violence des agriculteurs qui détruisaient alors, en France, des cultures expérimentales de végétaux manipulés.
On comprend l'intention des auteurs du texte. Il est dangereux de procéder à de telles destructions. Elles violent le droit, dans une visée manifestement médiatique, à la recherche des affects de l'opinion. Ce sont des " voies de fait " dont on ne sait pas précisément à qui ou à quoi elles s'attaquent - l'État, la science, la technique, l'industrie, la "mondialisation" ?
De tels comportements de fureur, ou qui cherchent à créer la fureur en la simulant, sont inquiétants parce qu'ils s'inscrivent dans une époque profondément réactionnaire. Ils paraissent relever d'une classe plus vastes d'événements qui ont tous en commun des traits irrationnels ou archaïsants - et dont procède le vote qui a porté un parti d'extrême droite, en France, le 21 avril 2002, en seconde position au premier tour des élections présidentielles.
Reste que la pensée que l'on disait naguère "progressiste" aurait vraisemblablement assimilé le caractère réactionnaire de l'époque actuelle à l'hégémonie du capital international faisant passer ses intérêts particuliers pour une vérité universelle - au nom de la science annexée par son développement - plutôt qu'aux comportements de ceux qui s'en estiment victimes. C'est dans cette hégémonie que la pensée "progressiste" aurait vu la violation, par un état de fait profondément irrationnel, d'un état de droit restant à venir. C'est à ce titre que l'un des penseurs qui se disaient autrefois " progressiste ", Habermas, dénonça la technique et la science "comme idéologie".
À l'opposé du discours que signent ensemble François Ewald et Dominique Lecourt, il est prudent de mettre en doute, au moins comme question préalable et méthodique, que les finalités industrielles qui commandent les expérimentations végétales en cours sont guidées par la recherche de l'universel. Cela ne donne sans doute pas le droit d'empêcher de telles recherches unilatéralement. Mais cela ouvre la possibilité de se demander si, en fin de compte, la situation décrite par François Ewald et Dominique Lecourt n'est pas caractérisée par la confrontation de deux types de comportements les uns comme les autres irrationnels et violents, mais sans doute pas dans la même mesure : ceux d'agriculteurs furieux et désorientés, et ceux d'une puissance immense à travers lesquels s'expriment les intérêts particuliers du capital toujours à la recherche de nouvelles plus-value par l'intermédiaire de ses investissements technoscientifiques.
De ce point de vue, on ne peut qu'être déçu par le discours de deux philosophes qui, se référant à la Révolution Française, et posant en principe la possibilité de projeter une idée simple de la science sur une idée simple de la République, faisant de l'une la condition de l'autre, disent sans doute des choses auxquelles on aurait voudrait pouvoir croire (car tout serait alors simple et beau), mais qui, au lieu d'analyser une situation de conflit d'intérêts particuliers, prennent position pour l'un des deux protagonistes, auquel, sans la moindre hésitation et sans même le nommer, ils accordent une dimension universelle - l'autre protagoniste se considérant précisément lui-même investi de cette dimension universelle.
Le premier protagoniste est la technoscience industrielle du vivant, qui n'est pas nommée précisément parce qu'elle est dissimulée sous le nom de "science"; le second protagoniste est la Confédération paysanne, également appelée par François Ewald et Dominique Lecourt "les vandales". Il faut bien constater que le point de vue des deux philosophes par ailleurs hauts responsables ne s'encombre pas de raisonnement dialectique - pourtant utile lorsqu'il s'agit d'analyser un conflit. Dans leur opposition, agriculteurs traditionnels et industrie transnationale tentent de faire avancer leurs intérêts antagonistes au sein d'une lutte politique et économique sans pitié où s'affrontent, d'un côté, ceux qui, depuis l'apparition de l'agriculture au néolithique, sont en responsabilité de la reproduction du vivant destiné à la nourriture des hommes, et, d'autre part, une industrie agroalimentaire depuis longtemps chimique et mécanique, plus récemment devenue biotechnologique, et qui entend exproprier l'ensemble des reproducteurs du monde entier par l'appropriation exclusive et systématique, c'est à dire hégémonique, des résultats de la recherche scientifique. Il s'agit de forger un biopouvoir dont les objectifs, à n'en pas douter, vont très au delà du seul secteur agro-alimentaire.
Or, ce que, dans la défense de ses intérêts particuliers, aucun des protagonistes ne veut ni ne peut mettre en débat, c'est l'immense question de savoir en quoi consiste la science lorsqu'elle devient technoscience et la technoscience lorsqu'elle devient technoscience du vivant. Même s'ils le voulaient, agriculteurs traditionnels et industrie transnationale ne pourraient pas seuls et depuis leurs spécificités interroger le sens, la nouveauté et les conséquences de cette évolution de la technoscience. Le rôle des scientifiques et des philosophes est au contraire d'instruire une telle question. Et l'on ne peut que s'étonner et s'inquiéter de voir deux philosophes, pris d'une colère elle-même tout irrationnelle, évacuer purement et simplement ce débat pour prendre la défense de l'un des protagonistes, avec lequel ils paraissent faire corps.
C'est qu'à l'époque de la technoscience, c'est à dire à l'époque des laboratoires de recherche des grandes entreprises mondiales et des laboratoires publics de plus en plus systématiquement conditionnés et contraints par les impératifs internationaux de la guerre économique, la science, dans son association intime à la technologie, n'est plus, du fait de cette intimité, strictement "républicaine" : elle n'a plus grand-chose à voir, dans sa réalité historique, institutionnelle, économique, politique et épistémologique avec le savoir des Lumières à l'époque de Lavoisier et Condorcet, et dont se réclament Ewald et Lecourt contre Bové.
Si, au "siècle des Lumières", ces scientifiques étaient pratiquement tous les porteurs du discours révolutionnaire qui allait renverser le pouvoir monarchique, en tant qu'il était conservateur, et ne permettait donc pas que se poursuive l'écriture de l'histoire, la question se pose nécessairement, dès lors que l'on veut comparer la Confédération paysanne avec "le peuple des sans-culottes", et pour vérifier la pertinence d'une telle comparaison, de savoir qui sont aujourd'hui les révolutionnaires, et qui sont les contre révolutionnaires, ou si l'on veut, les réactionnaires, même si, sans doute, la vieille opposition entre progrès et réaction est aujourd'hui devenue insuffisante elle-même et à tous égards.
François Ewald et Dominique Lecourt nous rappellent très justement qu'un processus révolutionnaire est d'une grande complexité : c'est par exemple au nom de la liberté, comme liberté de penser et d'agir, que des révolutionnaires de 1789 s'en sont pris à d'autres révolutionnaires qu'ils prenaient pour des réactionnaires. On peut se demander si nous ne nous trouvons pas confrontés à un embrouillamini semblable dont cet article serait une étrange illustration, et si les auteurs ne se sont pas en quelque sorte pris les pieds dans leur objet, se mettant eux-mêmes en scène dans ce processus révolutionnaire au point d'y tenir tous les rôles.
Aujourd'hui, on parle d'une révolution scientifique et tout aussi bien technologique qui bouleverse le monde et nécessite des adaptations - on parle ainsi en confondant généralement science et technique, et sans jamais se poser la question de l'origine, des conséquences et du sens profond de leur récente collusion. D'un autre côté, on nous dit que cette " révolution " est en réalité un processus d'aliénation, ce qui n'est peut être pas tout à fait faux, même si " on ", dans le cas qui nous occupe, est un agriculteur du nom de José Bové, ancien militant catholique, dirigeant de la Confédération paysanne, se considérant défenseur non seulement des intérêts de la petite paysannerie, mais aussi des consommateurs, et avec eux, de l'intérêt général. Or, l'auteur qu'est aussi José Bové fonde ses actions et le propos par lequel il les justifie sur les travaux d'un autre esprit français, Jacques Ellul, auteur de La technique ou l'enjeu du siècle et du Système technicien.
On peut se montrer très critique par rapport aux ouvrages de Ellul et donc à l'usage qu'en fait Bové, qu'il n'est pourtant pas juste de traiter de vandale sans même se demander si l'entreprise Monsanto n'est pas le réactionnaire sans-culotte de cette affaire - je veux parler de celui qui décapite le savoir. Au " système technicien ", préférons le concept de système technique forgé par Gille et considéré dans la perspective des travaux de Leroi-Gourhan et de Simondon. Ces auteurs permettent en effet de poser la question de la technique à nouveaux frais - notamment par rapport au "progressisme" traditionnel, aujourd'hui si mal défendu - et par là-même, de commencer à analyser la question de la technoscience.
Car là est la véritable question : qu'en est-il de la science à l'époque du système technique industriel, mondial et technoscientifique - et qu'est-ce qui a changé par rapport à l'époque du système technique que connurent Condorcet et les sans-culottes ? Il ne fait pas de doute que depuis plus de deux siècles, d'énormes transformations se sont produites, tout à fait révolutionnaires sur le plan proprement épistémique, et relevant de ce que Bachelard, Althusser ou Foucault surent en leur temps analyser comme des coupures épistémologiques et des changements d'épistémè.
Or, le "pacte républicain" sur lequel Ewald et Lecourt fondent leur argument, qui "fait du développement des sciences [la] propre garantie" de la République 2, est précisément ce qui ignore les conséquences qu'il faut tirer des travaux qui rendent pensable le phénomène de la technoscience apparue au XIXè siècle. Quant à la question du rapport entre technologie et économie politique, nous proposons les thèses suivantes :
La révolution industrielle a radicalement bouleversé la réalité effective de la recherche scientifique par l'investissement systématique du capital dans cette recherche, dès lors moins destinée à dire l'être des choses d'un point de vue universel, qu'à explorer leurs possibilités de devenir, et donc leur intérêt du point de vue des investissements et de l'innovation elle-même gouvernée par le marketing. Au contraire de la science classique, la réalité n'est plus l'objet de la description technoscientifique : celle-ci décrit moins les choses qu'elle n'y inscrit des possibilités nouvelles.
C'est l'investissement industriel qui a rendu possible l'instrumentation massive de la recherche technoscientifique, tout d'abord dans le domaine de la physique, et aujourd'hui, notamment par la bio-informatique, dans le domaine de la biologie. Bachelard souligne la question extraordinairement nouvelle que pose ce qu'il appelle la phénoménotechnique 3 dans le domaine de la physique. Cette phénoménotechnique s'est finalement étendue à toutes les pratiques scientifiques - y compris celles des sciences de l'homme et de la société.
Le XXè siècle aura été caractérisé par l'émergence des technologies de l'information et de la communication qui ont permis la prise de contrôle systématique des structures mnémotechniques, devenues industrielles, et à travers lesquelles se forment tous les genres de savoirs (savoirs scientifiques et philosophiques, savoir-vivre, savoir-faire, savoirs économique, politique, juridique, religieux, arts, langages, etc...). C'est par cette totalité de savoirs que se définit une société. Ces savoirs supposent des structures mnémotechniques qui rendent possibles les transmissions intergénérationnelles par lesquelles une collectivité sélectionne et reproduit du même coup des comportements, des symboles et des énoncés, pour les élever au rang de normes.
L'appropriation des dispositifs mnémotechniques par l'industrie d'aujourd'hui a été rendue possible par le développement des industries électroniques du calcul et de la communication. Elle a profondément modifié l'horizon social, au niveau mondial, et surtout, elle permet désormais la synthèse et l'intégration complète du dispositif mnémotechnique, devenu numérique, au sein du système technique industriel lui même devenu mondial. Ceci constitue une nouveauté tout aussi radicale et révolutionnaire que la collusion de la technique et de la science amorcée au XIX siècle. Jusqu'au XX siècle, le système mnémotechnique de production des symboles, sans lesquels aucune unité sociale n'est possible, était radicalement distinct du système de production des biens matériels. C'est ce qui permettait l'autonomie des clercs par rapport aux activités de subsistance matérielle. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, et cette intégration à la fois technologique et capitalistique des dispositifs mnémotechniques au système technique industriel à présent mondial est vécue plus ou moins confusément par tout un chacun comme une menace. C'est en effet une prise de contrôle hégémonique de l'organisaiton de la volonté collective, et un risque de manipulation sans cesse plus grand.
Le sentiment de cette menace est engendré par le savoir intuitif que l'héritage que rend possible la mnémotechnique suppose toujours une sélection du mémorable qui rend possible sa formalisation, sa transmission et sa reproduction, cette sélection nécessitant à son tour des critères de sélection. Dès lors que la mnémotechnique est contrôlée par l'industrie, ces critères deviennent exclusivement ceux de la rentabilisation du capital investi dans la conservation et la fructification de l'héritage, qui devient aussi un marketing des idées. Et cela concerne aussi, évidemment et massivement, l'enseignement à tous ses niveaux.
Les biotechnologies sont par elles-mêmes mnémotechniques, et supposent l'élection de tels critères dès lors qu'elles consistent à contrôler et à modifier les processus de reproduction en quoi consiste le vivant : les biotechnologies constituent par elles mêmes un processus d'industrialisation du dispositif de sélection en quoi consiste le vivant.
Ceci est rendu possible parce que la biotechnologie contemporaine, héritant des résultats du néo-darwinisme à travers la biologie moléculaire, a permis de transgresser ce que François Jacob définit comme une imperméabilité absolue entre le germinal et le somatique qui est définitoire du vivant sexué. Le franchissement de cette barrière est littéralement une explosion du cadre de scientificité classique et des fondements épistémologiques de la biologie, qui réactualise par ailleurs les objections de Nietzsche contre Darwin 4. Le vivant, en effet, peut dès lors devenir un matériau ou une matière première pour l'ingénierie. Mais cela implique qu'il doit être pensé comme invention, et non comme adaptation
Ces bouleversements induisent d'immenses désajustements. Vouloir les ignorer est beaucoup plus dangereux que de détruire des inventions végétales expérimentales. Et la grande question, qui est donc l'invention comme sélection, ne saurait être simplement scientifique, à moins de sombrer dans le scientisme : elle relève de l'épigenèse, c'est à dire, chez les humains, de la politique.
Que la science du vivant soit devenue une technoscience signifie qu'elle pose des questions dont les réponses ne peuvent pas être simplement scientifiques. Elle appelle une invention sociale - qui est de toute évidence une politique de la science en tant que technoscience (mais non une science politisée), et qui n'est certes pas une éthique, véritable cache-misère du défaut de pensée contemporain : on peut partager sur ce point la position de François Ewald et Dominique Lecourt. Mais cette politique doit prendre la mesure de ce qui s'est passé au XIXè siècle et qui impose une critique radicale de la pensée classique de la relation de la science et de la technique. C'est à avancer des considérants généraux d'une telle critique que nous nous attacherons dans la suite de ce propos.

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La technologie est simultanément une époque de la technique et une époque de la science : l'époque dite de la " technoscience " (Habermas) où technique et science nouent un nouveau rapport. La technoscience désigne à la fois un nouveau mode d'être de la science et un nouveau mode d'être de la technique dont le résultat se nomme technologie. La technoscience est la science mise au service du développement de la technologie, mais du même coup renversée dans son concept.
J'appelle technologie la technique qui intègre fonctionnellement en elle le savoir scientifique, lequel n'est plus en conflit avec elle. Science et technique s'étaient d'abord définies, dans la tradition antique, par leur opposition. Les temps modernes et la pensée classique réduisirent la technique à n'être qu'une application de la science. La technoscience est la composition de la science et de la technologie, c'est à dire que la science s'y soumet aux contraintes du devenir de la technologie, et que forment les conditions systémiques de son évolution.
L'opposition traditionnelle de la science et de la technique repose sur un postulat ontologique où la science décrit le réel dans sa stabilité, c'est à dire l'être, qui se dit aussi phusis puis natura. La science décrit la nature comme sol de stabilité du réel, ou comme identité idéale du réel : comme essence. A ce titre, son but est la découverte qui constitue un idéal de constativité pure. C'est à dire : de pure description du réel.5 Descartes définit cette essentielle descriptibilité comme objectivité.
La technique est au contraire l'inscription dans l'être d'un possible. Ce possible n'est pas scientifique tant qu'il n'est pas soumis aux lois de l'être (rendu compatible avec l'être en tant que stabilité). Il reste un accident. Cet accident s'appelle chez Kant une ignorance de la science : la technique n'est pour lui que science appliquée, ce qui veut dire que le possible n'est qu'une modalité du réel. Chez Aristote, cet accident est l'indice d'une contingence. Mais cette contingence est appelée à se trouver réduite par l'épistémè.
A partir du XIXè siècle, tandis que, la stabilité devenant incertaine, le changement devient la règle, il apparaît possible que la technologie, issue de la technique associée à la science, s'avère incompatible avec l'être. Comme possibilité de devenir, elle peut devenir monstrueuse sur le plan ontologique, et par là même, prendre un caractère diabolique : c'est ce que manifeste le mythe faustien, mais plus généralement, et beaucoup plus anciennement, toute dénonciation de l'ubris, qui n'est autre que la confusion de l'accident avec l'essence, et dont le sentiment finira par se généraliser au XXè siècle.
Cette possibilité de l'être est contradictoire avec la loi de l'être : c'est un non-être dans l'être, un néant, une puissance illusoire de néantisation qui finira toujours par s'avérer impuissance - celle de l'apprenti sorcier qui, tel Epiméthée, constate, mais toujours trop tard, les conséquences performatives et incontrôlables de ses actes.
Au contraire de l'idéal de constativité pure de la science classique, l'essence de la technologie que produit la technoscience, dont le but est l'invention, est en effet toujours performative 6. Loin de décrire ce qui est, c'est à dire le réel, l'invention technoscientifique, en tant qu'elle fait apparaître un nouveau qui transforme l'être, est l'inscription d'un possible qui se tient en excès sur l'être, c'est à dire sur la description de la réalité de l'être : elle est hétéronome par rapport à l'ontologie - c'est pourquoi elle peut être appréhendée comme accidentalité pure. La réalité n'intéresse la technoscience que secondairement, comme tremplin pour accéder aux possibilités nouvelles.
Tant que la science reste classique, elle appréhende l'hétéronomie technique comme apparence provisoire de transformation de l'être. Pour la science classique, cette altération est illusoire, et se maintient telle tant que la science n'a pas enrichi la description de la permanence de l'être, de manière à intégrer le possible technique comme simple modalité de l'être, effaçant par là même sa nouveauté, la ramenant au sein de la conformité à l'identité idéale du réel que dit le discours scientifique de l'être en séparant l'essentiel de l'accidentel. Ici, il s'avère alors que le possible apparemment nouveau, révélé par l'invention technique, était en réalité déjà contenu dans le réel. C'est encore le discours de Kant et des Lumières en général.
Lorsque la science n'est plus classique, ses prétentions à se maintenir dans un idéal de pure constativité s'amenuisent : en tant que technoscience, elle devient performative elle-même. Ce n'est plus le possible qui est une modalité du réel. C'est le réel qui devient un point de vue provisoire (actuel) sur le possible. Là, le possible rompt avec le réel. La science explore tous les possibles sans plus s'embarrasser de l'idéalité de l'être.
La soumission du possible au réel est une permanence de la pensée métaphysique, c'est à dire de la relation oppositive qu'elle instaure entre être et devenir, et qui la caractérise. Cette opposition métaphysique a pour corrélat une soumission du possible à l'autorité du suprêmement réel. C'est ce qu'illustre par exemple la position actuelle du Vatican sur la procréatique. C'est aussi pourquoi, chez Kant, le possible est une modalité du réel. De tout ceci s'impose la conclusion suivante : prendre la mesure de ce qui arrive avec ce que nous nommons technoscience exige la critique de la détermination métaphysique du possible.
L'enjeu d'une telle critique, c'est de pouvoir rendre compte de ce qui se passe lorsqu'un généticien intervient aujourd'hui sur une séquence moléculaire aux fins de " découvrir " le fonctionnement du vivant, et se donne par là même les moyens d'affecter ce fonctionnement lui-même en le reproduisant autrement, d'inventer un autre fonctionnement possible, et de revendiquer... la propriété d'un brevet.
Or, il y a là un paradoxe considérable où la différence entre constativité descriptive et performativité inscriptive s'efface. Si ce sont bien, en effet, les acquis théoriques de la biologie moléculaire qui ont permis de mettre au point les techniques de séquençage et de manipulation du " génome ", la mise en oeuvre de ces techniques est aussi la plus radicale contestation de cette théorie, s'il est vrai que François Jacob était fondé à écrire que la découverte de la structure de l'ADN a permis d'établir définitivement le darwinisme contre le larmarckisme, en démontrant que " le programme génétique ne reçoit pas de leçons de l'expérience " - autrement dit, que la loi de la vie des êtres supérieurs n'est autre que l'étanchéité principielle entre germen et soma , entre mémoire génétique de l'espèce, et mémoire nerveuse et culturelle des individus 7. Or, le généticien manipulant une séquence génétique crée un événement biologique d'un nouveau type, où la mémoire somatique d'un vivant supérieur entre dans la mémoire germinale. A cet égard, au regard de la "loi" de la vie des êtres supérieurs, il est hors-la-loi. Hors-la-loi-de-l'être : dans un possible sans frein dont une ontologie ne peut que prédire qu'il n'annonce qu'une série d'accidents.
Et cela signifie aussi que la découverte du réel est devenue une invention qui invalide ce réel. Car ce généticien ne décrit plus le réel du vivant : il y inscrit un nouveau possible, un possible qui n'y était pas contenu auparavant et qui n'est donc pas une "modalité du réel".
Sauf à préciser que ce possible était déjà là en l'espèce de l'homme technicien. Mais alors, ce possible technique impose à la théorie du vivant que la technique intervienne dans la vie comme instance non-vivante participant à un phénomène vital et soit formalisée en tant que telle. 8
L'analyse de la situation critique de la technoscience, l'établissement d'une critériologie pour juger de la qualité des fictions en quoi consistent ses chimères, biotechnologioques ou autres, et que nous ne pouvons plus évaluer à l'aune d'un " réel " qui est devenu un cas plus ou moins éphémère du possible, et non l'étalon d'origine divine que donnait le " suprêmement réel " au sens de Kant ou du Vatican, l'élaboration conséquente de la question de savoir ce que nous voulons, et ce qu'il en est donc de notre responsabilité, tout cela nécessite une reprise en vue de ce qu'est elle-même la vie technique (c'est à dire inventive et fabricatrice) - laquelle, au moins depuis l'apparition des premiers outillages lithiques, il y a quatre millions d'années, a toujours déjà ébranlé le postulat ontologique : c'est ce que nous avons tenté d'exposer dans les deux premiers tomes de La technique et le temps.
Avec le processus d'extériorisation, une nouvelle forme de mémoire se met en place, qui ne peut plus s'inscrire dans la partition néodarwinienne. Le vivant animal est une capacité de reproduction par l'articulation de deux mémoires qui ne communiquent pas : la mémoire génétique, le " programme " de l'espèce, et la mémoire nerveuse individuelle. S'il n'y a pas d'hérédité des caractères acquis, c'est parce que lorsque l'individu animal meurt, sa mémoire individuelle s'efface au moment où il s'éteint. Elle n'est pas conservée, ni transmise, ni accumulée. Or, la technique ouvre la possibilité de transmission de l'expérience individuelle au-delà de la vie de l'individu : elle supporte d'un troisième niveau de mémoire 9. Hériter d'un outil et l'adopter, c'est hériter d'une partie de l'expérience de celui qui l'a légué, c'est adopter cette expérience : c'est faire de celle-ci son passé, bien qu'on ne l'ait pas vécue, sinon, en quelque sorte, par délégation rétroactive.
Nous avions appelé cette troisième mémoire épiphylogénétique 10. Que la mémoire se garde au-delà des corps - par organisation de l'inorganique, car un outil, une écriture, une trace technique n'est rien d'autre qu'un étant inorganique et cependant organisé, jusqu'à ce qu'advienne l'actuelle désorganisation et réorganisation de l'organique, en passant par l'élevage qui émerge au néolithique et accentue la transformation des conditions de la " pression de sélection " -, c'est déjà la suspension de l'axiomatique de la biologie moléculaire. Remettre sur le chantier la question du possible, ce serait donc d'abord réévaluer la technicité originaire de la vie humaine - et au-delà.
Le temps est venu de prendre la mesure de la nouvelle situation faite à la science et au savoir que désigne l'expression "technoscience", comme radicale mise en question du postulat ontologique selon lequel le possible serait une modalité du réel. Si un " moratoire " de principe en matière de recherche biologique doit être consacré à faire l'épreuve d'une telle mise en question, il a un sens. Si, au contraire, il consiste, comme c'est manifestement le cas, à reporter à plus tard cette question, il est d'autant plus malfaisant qu'il est impossible de le faire respecter et qu'il constitue donc un leurre, un mensonge politique et un mauvais cinéma pour les jeunes consciences qui ne demandent qu'à comprendre et à s'interroger.
La manière selon laquelle le débat est actuellement étouffé - compte tenu d'intérêts industriels à très court terme, c'est à dire très mal compris - incline à penser que tout est fait pour enterrer cette question qui est d'autant plus urgente qu'elle ne concerne pas que la biologie moléculaire, ni même seulement la science. La société dans son ensemble est entrée dans l'ère d'une performativité généralisée qui affecte la structure de tous types d'événements, comme nous l'avons largement exploré à travers nos analyses du devenir des industries culturelles 11 et, avec elles, de la conscience elle-même. Cette question laissée à l'abandon est ce qui pollue toute activité éducative, qui apparaît du même coup vaine, décadente, et finalement source d'incivilité " réactionnaire ".
La technoscience n'est pas de la science appliquée, et encore moins expliquée : c'est de la science impliquée. A la fois impliquée parce que commanditée, et mise en cause et en accusation par son implication qui apparaît comme une complicité.
Les scientifiques et les philosophes feraient bien d'y réfléchir à deux fois avant de balayer d'un revers de main l'angoisse que suscite l'impensé contemporain, comme il arrive à certains, évidemment les plus médiatisés, de le faire avec beaucoup de morgue. Nous ne voulons pas dire que les scientifiques devraient en revenir à une science classique et explicative - ce qui ne serait évidemment ni possible ni intéressant, tandis que la technoscience est largement aussi intéressante que la science -, ni bien sûr qu'ils sont coupables de quoi que ce soit. Nous soutenons que c'est aujourd'hui le principal défi adressé à un projet d'économie politique, et que l'occulation de la nouveauté de la situation doit impérativement cesser, aussi difficile, délicate, austère et longue que puisse apparaître une telle explicitation. Difficile, délicat, austère et long, un tel projet est aussi excitant - au moins autant que la science et la technoscience elle-mêmes - : c'est un projet politique à proprement parler.





1 à Paris, dans le journal Le Monde 2 Cf Le Monde du ... 3 Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, PUF, p. 17 4 Cf Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, PUF, 2001 5Lorsqu'elle devient expérimentale, elle se donne des instruments qui peut-être, déjà, viennent compromettre sa pureté, mais elle n'en a pas alors conscience. 6 Je parle de constativité et de performativité au sens d'Austin. On dit constatif un énoncé qui se contente de dénoter une situation, là où un énoncé performatif la transforme. Ainsi, un Président qui déclare que la séance est ouverte ouvre de fait la séance par sa déclaration : en disant la chose, il la fait. 7 J'ai développé plus longuement ce point de vue dans La désorientation, pages 176 et suivantes. 8 C'est à dire comme ce que j'ai appelé un support épiphylogénétique de rétentions tertiaires qui rendent possibles découvertes et inventions. Cf La technique et le temps. 9 Cela même que nous avons étudié ici sous le nom de dispositifs de rétentions tertiaires dans Le temps du cinéma et la question du mal-être. 10 Dans La Faute d'Epiméthée. 11 La désorientation avait déjà commencé l'examen de cette question. Nous l'avons poursuivi dans Le temps du cinéma.