Supprimer le chômage : l’indispensable renversement des valeurs et des priorités.
par Jacques De Bandt (1)
Résumé
Nos sociétés s’accommodent trop facilement de taux de chômage
insupportables.
Les mesures de politiques de l’emploi se sont toutes avérées
inefficaces ou insuffisantes. Il faut donc aller beaucoup plus loin.
L’idée de base est de supprimer le chômage purement et simplement
: non seulement les chômeurs, mais l’institution du chômage
elle-même.
L’hypothèse de base est que pour que le nouveau modèle de
croissance - correspondant à l’économie de la connaissance
- prenne corps, on doit pouvoir disposer de tout autres ordres de grandeurs
des ressources humaines et compétences adaptées aux besoins considérables
de production de connaissances (complexes).
En d’autres termes, l’enchaînement vertueux doit être
: intensifier les formations, mettre tout le monde au travail, produire des
compétences, produire les connaissances que requiert le régime
d’innovation permanent, accroître la productivité des activités
informationnelles, produire la croissance nécessaire et possible...
Pour cela, on réaffecte la totalité des moyens mis en oeuvre dans
la gestion du chômage à des fins d’emploi et de formation.
Introduction : quelle que soit la manière de les calculer,
les taux de chômage sont très élevés, en réalité
exorbitants. Mais la société s’est habituée : on
déplore, mais on accepte l’irrémédiable.
Au delà de multiples mesures de toute sorte visant à réduire
le chômage ou en réduire les conséquences, la RTT a été
une sorte de tentative limite : quand on ne sait plus quoi faire d’autre.
Elle n’a en réalité pas été acceptée,
dans toute sa logique : on a préféré le chômage au
prix à payer pour le supprimer.
Il est vrai que le citoyen moyen connaît mal les comptes totaux du chômage
des spécialistes et que même ceux-ci n’intègrent pas,
et de loin, tous les coûts humains, sociaux et même économiques
(par exemple l’obsolescence des ressource humaines) évalués.
Pourquoi ne publie-t-on pas des comptes complets du chômage, y compris
l’évaluation de tous les coûts n’ayant pas de mesure
monétaire directe ?
Peut-on réellement supprimer le chômage ?
La question est trop large : on la limite ici aux pays développés
(dans les pays en développement : il faut aussi, par définition,
le « développement »).
La solution « économique » de principe - évidemment
inacceptable - consisterait à laisser jouer totalement l’adaptation
par les prix et les quantités.
On peut toujours attendre que le vieillissement de la population assèchent
les demandes d’emplois : comme si ce vieillissement ne pouvait pas aussi
s’accompagner d’une décroissance.
Quelques données simples :
- Seule l’expansion (à court terme) ou la croissance (à
plus long terme) créent suffisamment d’emplois pour réduire
le chômage.
- Les coûts du chômage sont exorbitants : pour les chômeurs,
pour les ressources humaines de la nation, pour les entreprises, pour la collectivité…
.
- Toutes les mesures prises s’avèrent sinon inefficaces, du moins
insuffisantes.
Une conviction : le chômage comme institution crée ou entretient
le chômage.
Un exemple : par rapport à l’argumentation selon laquelle la France
est un pays à chômage élevé parce que le travail
y est peu flexible, on peut aussi bien défendre l’argument inverse,
selon lequel la flexibilité du travail, en réalité trop
forte en France, amplifie le chômage.
Il en est ainsi parce qu’on a supprimé l’élément humain, l’homme en tant qu’être humain, mais aussi l’homme, autrement que comme ressource énergétique, comme capacité cognitive et créatrice (2).
Une hypothèse de travail : le nouveau paradigme (l’économie
de la connaissance) et le nouveau modèle de croissance ne sont pas encore
des réalités.
La France – nos économies (moins cependant les E.U. pour d’autres
raisons) – traverse toujours (depuis trente ans) une période –
une crise – de transition, comportant d’une part de fortes contraintes,
complexités et rendements décroissants et d’autres part
certes des progrès de productivité (liés en particulier
aux TIC) qui sont certes importants, mais très insuffisants pour alimenter
une croissance plus forte.
Aujourd’hui les entreprises peuvent, grâce aux TIC, rationaliser
les processus de production et supprimer des emplois existants et par là
assurer leur rentabilité à court terme, mais elles ne font pas
assez d’investissements (surtout immatériels) dans une perspective
de croissance à plus long terme permettant de créer de nouveaux
emplois.
C’est l’émergence effective de l’économie de
la connaissance qui doit permettre la mise en place du nouveau modèle
de croissance.
Argument central :
Ce n’est pas d’abord la croissance qui va créer les emplois
nécessaires, ce sont les emplois qui vont créer la croissance.
Une parenthèse : il n’est de richesse, que d’hommes
Certains spécialistes (3) continuent
d’affirmer, de manière péremptoire et définitive,
que la formation ne résout pas le chômage. Si chômage il
y a et donc files d’attentes, les plus formés, mieux placés
dans la file, seront les premiers embauchés : la formation apporte donc
une solution aux formés, au détriment des non formés, mais
ne crée pas d’emplois et ne résout pas le chômage.
C’est absurde, parce que purement statique, vu par le petit bout de la
lorgnette.
C’est superbement ignorer que la croissance est d’abord et avant
tout - et plus que jamais aujourd’hui, dans l’économie de
la connaissance en gestation – le fait des ressources humaines : ce sont
évidemment les compétences qui poussent la croissance.
Comment ne pas voir ce que sont les moteurs de la croissance, que ce soit aux
Etats-Unis ou dans les pays scandinaves ?
Encore faut-il être en mesure de produire, en quantité, les compétences
qui conviennent !
Il faudrait s’étendre ici sur l’ « économie
de la connaissance » :
négativement : fin de (toute rentabilité) de la reproduction à
l’identique, peu de maîtrise de la complexité et des rendements
décroissants.
positivement : activités informationnelles, investissements immatériels,
production de connaissances complexes, innovation permanente….
Quelques implications :
- autre ordre de grandeur
bien entendu, des besoins en formations et ressources humaines
de nouvelles formations : systèmes d’information, communication
et interaction, analyse systémique, …. (pas moins, mais plus de
formation de base).
plus encore, des besoins en compétences (y compris savoirs et connaissances
tacites).
- travail :
plus un facteur générique, interchangeable,
mais compétences (capacité opérationnelle de résoudre
des problèmes):
organisation du travail : autonomie et responsabilité.
- formation-emploi :
échecs de marché des marchés de la formation et du travail
production de compétences indissociable de la production :
ce n’est parce qu’on est compétent qu’on trouve un
emploi, c’est parce qu’on a un emploi qu’on devient compétent.
nouvelle division du travail entre l’école et les entreprises (ou
autres organismes de production)
- la disponibilité de compétences, besoin essentiels des entreprises
(et autres organismes de production) :
pallier les pénuries significatives de personnels compétents
réactivité nécessaire en régime d’innovation
permanente.
réserves de compétences pour lancer de nouveaux projets.
- impuissance de l’acteur individuel (fin de l’individualisme méthodologique
?)
l’acteur individuel ne se suffit pas à lui-même et coopère
il s’insère dans des réseaux
il dépend d’actifs et dynamiques collectives.
L’idée de base, très simple :
1. Puisqu’on dépense beaucoup d’argent pour la gestion du
chômage (de la prévention à la prise en charge)
2. on prend cet argent et on le dépense autrement
3. pour occuper, former les gens et produire les compétences nécessaires.
On supprime donc le chômage – non seulement les chômeurs,
mais l’institution même du chômage –
avec lui, on supprime
- les cotisations que paient les entreprises
- les indemnités de licenciements, les plans sociaux et toutes les procédures
les concernant
- tous les systèmes d’aide à l’embauche de personnels
hors conditions du marché
- toutes les institutions et procédures visant à pallier les imperfections
du marché
- toutes les indemnités de chômage.
Cela signifie que toutes les personnes aptes et désireuses de travailler, doivent être employés et mis au travail ou en formation ou les deux.
En contrepartie, on aide les entreprises d’une part à employer les personnels et d’autre part, et surtout, à les former et leur faire acquérir des compétences. On mobilise d’ailleurs, à cette fin, non seulement les ressources déjà engagées dans la formation professionnelle, mais tout le système éducatif. C’est d’ailleurs l’occasion de faire évoluer le système éducatif, et la formation professionnelle en particulier, en tant que de besoin, et l’incitation à le faire.
Bien entendu, le système pose une série – une multitude
– de problèmes :
1. le premier et le plus important est de savoir comment on organise la répartition
des personnels entre toutes les entreprises, de manière à vidanger
le marché et sans que cela ne fossilise les structures d’emplois.
2. le second problème est celui des niveaux de rémunération
des divers personnels, obligeant sans doute à recourir à une sorte
de « politique des revenus », prix à payer pour la suppression
du chômage.
3. plus généralement se pose la question des modes d’organisation
des relations industrielles : négociation, conflits….
Tout ceci requiert quelque chose comme de la « planification démocratique », c’est-à-dire de la démocratie participative appliquée aux domaines de la formation et de l’emploi.
Il est clair qu’un tel système fonctionnera mieux dans le contexte d’une dynamique de croissance. Mais c’est précisément l’objectif : développer les ressources humaines et les compétences de manière à rendre possible l’émergence du nouveau modèle de croissance. C’est une condition : ces investissements immatériels conditionnent la croissance qui doit les « rentabiliser ». Les possibilités sont réelles, comme le montrent les exemples des pays ou régions qui ont misé fortement sur ce type d’investissements immatériels (4).
L’émergence du nouveau système technique et du nouveau
modèle de croissance qu’il permet de fonder est présentée
ci-dessus comme une hypothèse : on peut la voir comme un pari.
_______
Notes :
(1) : Jacques De Bandt est Directeur de Recherche émérite du CNRS,
Directeur de publication de la Revue d’Economie Industrielle, ainsi que
de la revue FAIRE SAVOIR et président de AMARES : l’Association
méditerranéenne d’animation, de rencontres et d’échanges
scientifiques dans les Sciences de l’Homme et de la Société
(www.amares.org), co-responsable du projet « SHS2i ». / Revenir
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(2) : Supprimer l’élément humain, ou plutôt démontrer
qu’il peut être traité comme matière, telle est la
manière de faire reconnaître le règne de l’organisation….
(Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexins sur l’archipel du Goulag,
Le Seuil, 1976). / Revenir au texte
(3) : Deux exemples, distants, qui montrent que les choses n’évoluent
pas. Premier exemple : nous avions repris dans ce que nous avions appelé
le « bêtisier du travail » (J. et F.De Bandt, La descente
aux enfers du travail : ou l’économie sens dessus dessous, ADST,
1996), une phrase de Y.Lichtenberger : « si la formation est une solution
individuelle, elle ne saurait en aucun cas être une solution collective
»,, pour en critiquer le caractère statique. Deuxième exemple
: récemment, Jacques Freyssinet faisait encore plus fort : « Il
n’y a aucun lien de causalité entre le niveau de formation de la
force de travail et le niveau de chômage. Certes, sur le plan individuel,
le risque de chômage est étroitement corrélé au niveau
de qualification, mais le marché du travail fonctionnant selon la logique
de la file d’attente, le mieux doté l’emporte sur le moins
bien formé. Mais cela ne change rien au nombre d’emplois disponibles
: la qualification ne crée pas d’emplois supplémentaires
».(cité par Laetitia Van Eeckhout, Le Monde du mardi 23 septembre
2003). / Revenir au texte
(4) : Les niveaux et croissances des dépenses de formation et de recherche
dans les pays scandinaves sont d’un autre ordre de grandeur que chez nous.
/ Revenir au texte