Séance du samedi 13 décembre : La valeur du travail
Introduction par Pierre-Jean Simon
À titre d’introduction ou d’avant-propos à cette séance
consacrée à la valeur du travail, et puisque nous sommes, me semble-t-il,
expressément invités à exprimer des idées, je voudrais,
avant de laisser la parole aux intervenants qui ont des choses beaucoup plus
importantes à dire sur la question que moi-même qui ne suis nullement
un spécialiste du travail, je voudrais présenter quelques réflexions
sur ce thème en m’interrogeant, en une vue cavalière de
l’histoire de l’humanité, comme il m’est déjà
arrivé de le faire ailleurs, sur la valeur que les sociétés
modernes et contemporaines accordent au travail. Jusqu’à le mettre
au cœur non seulement de l’activité proprement économique,
mais de la vie humaine en général, et d’en faire une constante
anthropologique, un trait fondamental et permanent de la condition humaine.
Ce qui est poser la question de savoir si l’on peut continuer, comme on
le fait depuis plusieurs générations, pas seulement d’économistes,
mais aussi de penseurs du socialisme à la suite de Proudhon et de Marx,
ou encore de philosophes, d’anthropologues, de paléontologues,
etc., si l’on doit persister à concevoir essentiellement l’Homo
Sapiens comme Homo faber et Homo laborans. À voir,
autrement dit, dans le travail, la technique, la production d’objets matériels,
la fabrication d’outils et la transformation de l’environnement,
quasiment le propre de l’homme.
Une représentation à laquelle, soit dit en passant, ne semble
pas tout à fait échapper PEKEA, quand on voit qu’a été
choisie, intentionnellement ou non, je ne sais pas, comme symbole, étendard
ou image de marque qui figure sur tous les documents, cette pierre taillée
en biface du paléolithique et qui était destinée selon
toute vraisemblance à servir d’outil, d’ustensile de travail,
emmanchée en hache ou en herminette. Cela ne doit pas, bien entendu,
être pris pour une critique. C’est seulement, de ma part, une interrogation.
Par laquelle il ne s’agit pas du tout remettre en cause en quoi que ce
soit PEKEA, dont la démarche de ses initiateurs me semble illustrer parfaitement
cette sentence de la sagesse chinoise qui dit qu’il vaut mieux allumer
une minuscule chandelle que de rester dans le noir en maudissant l’obscurité.
Mais, pour en revenir à mon propos, que le travail, l’activité
laborieuse, soient inscrits dans la nature humaine, cela paraît pour le
moins discutable.
D’abord parce que l’animal aussi peut être faber
et laborans, ouvrier, constructeur et laborieux, avec une compétence
limitée sans doute et indéfiniment routinière, mais souvent
avec une habileté bien supérieure à celle de l’homme
livré à ses seuls moyens, depuis la toile tissée par l’araignée
jusqu’aux nids des hirondelles et aux habitations des castors. Et parce
que l’on sait désormais que bien avant l’apparition de l’Homo
sapiens, des hominiens d’autres branches évolutives ou qui
l’ont de beaucoup précédé (Homo habilis, Homo
erectus...) étaient capables, comme en témoignent les restes
de leur industrie lithique, de se fabriquer des objets et même, sans doute
d’élémentaires outils.
Par ailleurs et surtout, l’activité technique, la transformation
par le travail du monde de la nature pour s’en rendre, selon la formule
cartésienne, comme maîtres et possesseurs, n’apparaît
nullement être une activité consubstantielle à l’humanité,
en ce sens que ce ne sont pas des traits que l’on observe, loin de là,
dans toutes les sociétés et civilisations. Toutes n’ont
pas eu connaissance de ce que nous considérons volontiers en Occident
comme une double bonne nouvelle : celle, apportée par le christianisme,
à l’usage des pauvres, de la vertu rédemptrice du travail
et celle, apportée par la science économique, des félicités,
accompagnant la richesse des nations, dispensées par sa juste division.
Ainsi en est-il assez généralement des sociétés
que l’on a dites autrefois “sauvages”, “primitives”ou
“archaïques” et que l’on a considérées
avec mépris comme affligées d’une incurable paresse, car
elles se sont, dans leur histoire qui est aussi longue que la nôtre, plutôt
que d’améliorer leurs techniques et de dominer par elles la nature,
préoccupées de tout autres choses, qui leur semblaient bien plus
intéressantes et importantes (leurs systèmes de parenté
et d’alliance, par exemple, ou leurs mythologies), L’Homo Sapiens
n’est en réalité faber et laborans que dans certaines sociétés,
certaines cultures, certaines civilisations. Et encore là, cela ne concerne
pas tous les hommes : pour ceux qui le pouvaient, le fin du fin dans la vie,
pendant longtemps, y compris dans notre civilisation occidentale, ce fut de
ne rien faire et d’échapper en pratiquant l’otium, le loisir
occupé — cet otium qui, faut-il le préciser, n’est
nullement le temps libre et vide des tristes zombies consommateurs et téléspectateurs
d’aujourd’hui — d’échapper, donc, ce faisant,
à la malédiction rejetée sur ceux (le plus grand nombre)
qui ne pouvaient faire autrement, d’avoir à gagner son pain à
la sueur de son front. Ce n’est vraiment, en réalité, qu’à
l’époque moderne, avec le capitalisme, la montée en puissance
et le triomphe de la bourgeoisie, de la classe des marchands imposant son idéologie
à l’ensemble de la société, que le travail et ce
qui est le contraire même de l’otium, le negotium, ont été
érigés en valeurs suprêmes, que l’accumulation laborieuse
des biens matériels et de leur équivalent général,
l’argent, est devenu le but même de l’existence : “Accumulez
! Accumulez ! c’est la Loi et les prophètes”. Et que les
humains, forcés désormais d’être besogneux, comme
disait Max Weber, se sont mis avec acharnement à modifier pour en tirer
profit leur environnement naturel — jusqu’à le menacer désormais
de destruction totale.
Ce ne peut être ainsi que dans une perspective que l’on peut dire
“présentocentriste” ou “modernocentriste” d’une
très grande naïveté ou en ayant parfaitement intériorisé
la vision proprement bourgeoise du monde humain (devenue il est vrai tout à
fait dominante dans nos sociétés d’économie libérale
et de vénalité généralisée), que de considérer
que — sauf les paresseux et les inutiles, se mettant d’eux-mêmes
en dehors de l’humanité solvable, la seule qui importe, la seule
qui compte dans tous les sens du terme — les êtres humains aient
toujours et partout, passé leur vie à travailler. Jusqu’à,
selon la formule de Marx, n’être plus rien en eux-mêmes; de
n’être tout au plus, dans ce travail sans fin, que la carcasse du
temps.