Peut on fonder une économie éthique internationale sur le principe de fraternité ?

Philippe Hugon

     A priori la question paraît paradoxale tant pour de nombreux économistes, les fondements de l’économie reposent sur les comportements utilitaristes des agents et sur des coordinations par le marché. En réalité, l’économie politique s’est constituée en ne dissociant pas le marché et le jeu des intérêts privés du contrat social et des sentiments moraux chez Smith. L’économie a été fondée comme science morale et, malgré la dérive ou l’illusion scientiste des économistes néo classiques voulant élaborer une économie pure a-morale, elle le demeure que ce soit dans les référents contractualistes de Rawls ou de Sen, dans ceux humanistes de Perroux, dans les référents conventionnalistes aux espaces de justification ou dans les travaux d’anthropologie mettant en avant le principe de réciprocité.
     Seule une approche multidimensionnelle prenant en compte les dimensions économiques, sociales, juridiques, politiques et environnementales permet de penser les interdépendances des habitants d’une même planète et de prendre en compte la terre qui sera laissée aux futures générations. Cette prise de conscience n’a pas seulement des fondements moraux. Elle renvoie à une nécessité très probable de survie de l’espèce humaine (cf Reeves 2003). Elle s’appuie sur les pratiques sociales conduisant à la prise en compte d’exigences éthiques tant au niveau du monde privé des affaires, que des acteurs publics ou du monde des acteurs non étatiques (cf. le programme éthique de l’économie de l’UNESCO impulsé par N Garabaghi).
     De nombreux économistes contemporains retrouvent ainsi les fondements de l’économie politique. La liberté qui s’exprime notamment par le marché ne peut fonctionner sans l’égalité qui suppose des politiques redistributives et compensatrices et un principe de cohésion qui repose sur la réciprocité, la solidarité ou la fraternité. Les principes de la Révolution française demeurent d’actualité dans un monde globalisé (David 1998). Ils sont en partie portés par les organisations de solidarité internationale et par l’émergence, face aux défaillances des marchés et aux inégalités qui en résultent, d’un courant d’entreprises citoyennes, d’une citoyenneté transnationale et de la prise en compte de patrimoines communs et de biens publics globaux malgré les nombreux échecs du multilatéralisme.
     Alors qu'une conscience planétaire et que des actions collectives internationales émergent du fait de la mondialisation ou plutôt de la triadisation des marchés, des firmes, de la finance et des informations, des interdépendances et des risques planétaires, l'architecture internationale demeure marquée par les relations inter étatiques, par l’unilatéralisme des puissances hégémoniques et par le marché qui se déploie à l’échelle mondiale, sous l’impulsion des oligopoles privés, sans régulation transnationale ni gouvernement supra national Le déploiement d’un capitalisme mondial et d’une mondialisation libérale non régulée conduit à la fois à des crises importantes, à des inégalités et à des risques élevés.
     Cette communication a pour objet de rappeler les fondements d’une économie éthique et de la prise en compte du volet fraternité avant de présenter les exigences d’une économie éthique internationale en analysant les biens publics, collectifs, communs ou premiers et les patrimoines communs au filtre de la fraternité et de la solidarité.


I/ Les fondements d’une économie éthique et le volet fraternité du tryptique révolutionnaire

     Le débat a souvent été réduit en économie à un débat entre efficacité et équité, liberté et égalité alors que les deux objectifs ne peuvent être tenus qu’en prenant en compte le lien social, le sens citoyen, la responsabilité des habitants de la même planète et les liens entre leurs droits et leurs obligations aux différentes échelles allant du local au mondial. Cette question est au cœur du débat concernant l’économie éthique (cf .Mahieu 2000, Sen 1993)
     L’économie éthique peut être déclinée autour de trois grandes questions: Le débat philosophique sur les fondements éthiques, les concepts et le cadre d’analyse d’une économie éthique, le contexte de mondialisation et la question de l’universel

1. 1 Les fondements philosophiques d’une économie éthique
L’éthique du mot grec éthiqué mœurs a le même sens que la morale du latin morales mœurs (Passet 2003). En réalité, on peut considérer avec Ricoeur que la morale commande et prescrit alors que l’éthique recommande et interroge. “ L’éthique est l’orientation de l’agir par des normes ”. Science de la morale, elle renvoie aux systèmes de valeurs, à la différenciation du bien et du mal. Elle sous tend le droit, producteur de normes et de règles. Elle se situe dans le débat entre l’universalisme et les particularismes des valeurs. Selon Ricoeur. « l’éthique est la visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans des institutions justes ».
     Plusieurs conceptions de l’éthique s’opposent : l’éthique individuelle ou la morale privilégie les comportements individuels normés par des principes moraux. Elle renvoie à des principes premiers en termes de libertés, de droits et de responsabilités ; l’éthique collective renvoie aux structures de base de la société, au contrat social permettant de répartir un certain nombre de “ biens premiers ” au sens de Rawls, à la citoyenneté ou aux liens sociaux créant un réseau de droits et d’obligations. Elle s’inscrit dans des cultures plurielles mais est fondée sur des valeurs fondamentales universelles.
     L’éthique positive prend en compte les comportements moraux des agents et la pluralité des espaces de justification sans porter de jugements de valeurs sur le bien et le mal. L’homme internalise les énoncés normatifs tout en combinant rationalité et sociabilité, utilitarisme et altruisme, intérêt et sympathie ou empathie. L’éthique normative définit le bien en référence avec des normes et des règles morales extérieures aux agents. L’analyse normative porte un jugement de valeur sur les phénomènes. Elle énonce des règles et des principes qui définissent une conduite.
     Les principaux débats renvoient aux débats positif/normatif, individualisme/holisme, universalisme/relativisme, ethnocentrisme/ hétérocentrisme, idéalisme/historicisme.
     -Selon certains l’éthique renvoie à des normes universelles réconciliant l’économique, le social et l’environnemental. Selon une conception historique et une philosophie de l’action, l’éthique renvoie à une tension entre l’affirmation des valeurs auxquelles on adhère (conviction) et la conscience que l’on a des conséquences de ce que l’on fait (responsabilité) (Bartoli 2003). Plusieurs auteurs prennent en compte la pluralité des espaces de justification et de légitimation des actions.
     -Certains auteurs se réfèrent à l’individualisme méthodologique et à un universalisme. Ils partent du « sujet pour éviter les leurres collectifs institutions (organisations, Etats, lois) qui se prétendent au dessus des sujets » Meyer Bisch 2003 p 17. D’autres considèrent que l’on ne peut parler de dispositions normatives indépendamment des positions asymétriques des acteurs. Il s’agit de contextualiser les droits, les libertés ou les responsabilités et de les resituer dans un monde où s’exercent des asymétries de pouvoirs. On ne peut ainsi parler de démocratie sans prendre en compte une architecture internationale éloignée des principes démocratiques (un citoyen une voix, espace public de débats..).
     -L’éthique est elle fondée sur un principe transcendental supérieur notamment religieux ou renvoie t elle à une morale laïque en termes de libertés, droits et responsabilités ? Les hommes sont ils frères dans la même référence à Dieu le père ou à la même terre des hommes. ?
     - Le référent à la fraternité et à la solidarité est-il un principe qui irradie tous les domaines économiques et s’oppose alors à la compétitivité, fonde-t-il un domaine de l’économie à côté de l’économie de marché et de l’économie publique, est il un complément ou un substitut de l’économie privée ou de l’Etat ?
     -L’éthique doit elle, selon une philosophie morale héritée d’Aristote, être en surplomb et fonder une approche normative de l’économie, doit elle être une des dimensions de l’économie ou doit il y avoir médiation du politique entre l’économie et l’éthique ? La question des conflits de pouvoirs, de valeurs et d’intérêts doit alors conduire à des processus de négociation et à des compromis éclairés par des normes éthiques et des valeurs supérieures .


1.2 Economie et éthique

     L’économie a longtemps été définie comme une science morale et une branche de l’éthique. Elle ne peut se passer de la prise en compte des valeurs. L’action résulte d’une intention non réductible à la recherche de l’intérêt individuel et à une analyse coût-avantages.
     Au contraire, pour une conception positive ou “ mécaniciste ”, l’économie est amorale. Les jugements de valeur n’ont aucune place dans l’analyse scientifique. Les hommes sont mus par leurs intérêts dont il peut résulter au niveau collectif des effets bénéfiques et non voulus. Cette réponse à contre-sens du système économique (Passet 2003) se retrouve au cœur du “ Consensus de Washington ” qui renverse la dialectique de la fin et des moyens en faisant de la stabilité financière, de l’efficience productive et de la privatisation et de la libéralisation la fin et en mettant en valeur la seule rationalité instrumentale en terme de calcul économique et d’efficience.
     Aujourd’hui la question éthique est redevenue centrale qu’elle soit posée en termes d’équité intra ou intergénérationnelle ou de principe d’incertitude conduisant, face à une impossibilité de se représenter le futur, de connaître les futures préférences collectives et aux risques d’irréversibilité de décisions, à des choix plus précautionneux et à des compromis entre plusieurs référents se différenciant du seul calcul économique.
     On peut rappeler les limites et les dangers d’une économie a morale supposant des individus a-moraux, mus par leurs simples intérêts. Les conceptions d’harmonie des intérêts par le marché (la main invisible) ou celles de conflits d’intérêts et de simples expression de rapports de force diffèrent quant aux régulations par le marché ou par le pouvoir, mais elle sont tout autant réductrices
     L’économie ne peut faire abstraction des règles de droit et des systèmes de valeurs à la fois pour comprendre dans une perspective positive la pluralité des mobiles et l’importance des jugements de valeurs et dans une perspective normative dire ce qui est le bien. Cette question est redevenue centrale dans le contexte mondial actuel. Il importe évidemment de prendre en compte la multiplicité des pratiques éthiques et d’analyser leur portée effective de l’économie
     Les relations entre l’éthique et l’économie peuvent être déclinées, à plusieurs niveaux : au cœur de l’entreprise, au sein du développement durable, au sein de la mondialisation humanisée. L’éthique doit encadrer et contenir (au double sens d’inclure et de borner) l’économie de marché. Le droit doit encadrer l’économie et l’éthique doit servir à guider l’action. L’éthique de l’économie suppose une forte armature juridique. Le droit est l’ensemble de règles qui s’imposent à l’homme vivant en société et qui régissent les comportements ; il est un régulateur de la vie sociale ; il a une mission de stabilisation des attentes de comportement. Il y a médiation du politique entre économie et éthique (Bartoli 2003).


1.3 Les trois composantes de l’économie : économie marchande, économie publique, économie solidaire

     L’on peut différencier trois représentations types d’économie (N Garabaghi 2003). L’économie marchande fondée sur le principe de l’échange, de l’intérêt privé, la recherche de la rentabilité et de la compétitivité ; l’économie publique fondée sur la prestation /redistribution, la contrainte, la recherche de l’intérêt général et l’autorité ; l’économie “ solidaire ” fondée sur la réciprocité ou la coopération, la recherche de l’intérêt ou du bien commun et la solidarité. La caractéristique d’une chose, son appropriation et son mode de gestion en bien privé, commun, collectif ou public dépend du mode de gestion, de représentation, de décision et de relation entre les acteurs et les choses. Les biens en gestion privée se différencient de ceux en gestion collective (l’identité du gestionnaire est la puissance publique), en gestion commune (l’enjeu est la détermination des parties prenantes dans la gestion), ou en gestion publique (par l’Etat ou les collectivités décentralisées).
      Ce triptyque doit être affiné en raison des chevauchements de frontières entre ces trois formes, des différences d’échelle auxquelles elles se réfèrent, de leurs significations variées selon les contextes et de leur caractère évolutif.


Schéma 1. Triptyque économie publique, économie marchande et économie solidaire

 
Public, Etat (hiérarchie, contrainte, autorité)
 
Syndicats, assoc.
professionnelles
Joint ventures

 

ONG coopération

Marché, Secteur privé
(profit, concurrence, compétitivité)
Organisations privées volontaires

 

Economie solidaire
(voix, action collective,
Fraternité,solidarité)


L’on observe des formes d’hybridation de ces trois formes avec mutualisation des ressources privées, publiques et communautaires. Le poids de chacune de ces économies diffère selon les sociétés. Certaines sont dominées par l’économie marchande qui s’autonomise et d’autres par un poids important de l’économie administrée ou de l’économie “ communautaire ”. Les liens entre ces trois types d’économie diffèrent selon les échelles. L’économie de marché se mondialise plus rapidement que l’économie publique et l’économie solidaire ou “ communautaire ”, mais des processus d’internationalisation sont mis en oeuvre.

L’économie éthique privée
     Le mouvement d’éthisation est devenu central dans les milieux des affaire en terme de codes de conduites, de chartes éthiques, de performances éthiques de l’entreprise citoyenne, de commerce équitable ou de fonds d’investissement éthique. De nombreuses entreprises font des rapports concernant à la fois leurs performances financières et leurs critères sociaux et environnementaux. Les questions d’image et de réputation, les encadrements législatifs (ex en France la loi de mai 2001), les mouvements de la société civile et la montée de la citoyenneté dans l’entreprise expliquent cette montée en puissance.
     On note une responsabilité sociale ou globale des firmes multinationales dans un contexte de mondialisation et de diffusion internationale des normes. Cette responsabilité dépasse la simple « corporate governance » pour inclure les questions environnementales, sociales, et éthiques telles que les législations du travail ou les droits de l’homme. L’on observe une montée en puissance des considérants éthiques depuis les années quatre-vingt et surtout quatre vingt-dix du fait de la globalisation des firmes, de la circulation des normes, du rôle des ONG et des acteurs non étatiques. Il en résulte différents effets sur: a) la construction d’un espace public domestique caractérisé par la coopération entre les ONG, les défenseurs de normes et le monde des affaires ; b) les changements des stratégies internationales ; c) les nouveaux modes de régulation des Etats notamment du fait du débat public et des nouvelles normes résultant de l’action des acteurs non –étatiques.
     La prise en compte des exigences éthiques de la part des firmes, responsabilité sociale ou globale de l’entreprise (« corporate social responsability »), résulte à la fois de la montée de la société civile et de la crise de légitimité des firmes multinationales. La responsabilité commande que chacun réponde de ses actes, les assume et en rende compte (« accountability »). « La légitimité de l’activité de l’entreprise résulte de la congruence entre les normes et les valeurs associées à ses activités et celles reconnues par la société » M. Capron 2003 p 7. L’investissement socialement responsable comprend de nombreux volets (fonds de pension, fonds salariaux, fonds « éthiques ». M Capron présente les nombreux dispositifs de mise en œuvre de la responsabilité des entreprises, tels le pilotage interne par les procédures et les règles, les codes de conduite, la certification sociale, la labellisations sociale, le « reporting social et environnemental », l’ audit, les notations et les évaluations externes des performances sociétales, le bilan social.
     La professionnalisation du champ de l’expertise morale apparaît tant au niveau des Nations unies (Global Compact programm qu’aux niveaux nationaux cf en France Arèse, la prise en compte des droits économiques par Amnesty International, la coopération entre le FIDH et Carrefour).

L’économie éthique publique
     Le caractère public est délicat à définir ; il est un construit social et donc renvoie à des pratiques et à des normes sociales, variables selon les sociétés et évolutives selon leurs trajectoires. Le débat public n’est possible qu’en s’émancipant des intérêts privés que ceux-ci relèvent de la sphère privée domestique ou marchande.
     En revanche, le domaine public demeure aujourd’hui largement borné aux frontières nationales malgré les interdépendances transnationales. Ces différentes conceptions du public s’expliquent en relation avec les évolutions historiques et les comparaisons des différentes sociétés.
     L’économie éthique publique définit : 1/ quels sont les objectifs que les décideurs doivent poursuivre et les moyens pour y parvenir ? 2/ quels sont les domaines et les formes d’intervention souhaitables ? 3/ quelles sont les procédures de choix collectifs et les institutions optimales ? La théorie du bien-être définit ainsi des optima. Il y a autant d’optima que de répartition des revenus et d’actifs d’où la recherche d’ un optimum optimorum correspondant à un critère de répartition souhaitable de revenu ou élaborer une fonction de bien être collectif. Cette conception normative suppose une rationalité substantielle.
     En réalité, l’économie éthique publique suppose que soient définies des normes supérieures en termes d’intérêt public ou général, de priorité de satisfaction des biens premiers, de couverture des coûts de l’homme ainsi que des décisions démocratiques confiant à des acteurs le soin de répondre à ces objectifs. Elle est fondée sur un processus politique de décision orienté par des normes supérieures. Cette conception se heurte aujourd’hui au « débordement » des pouvoirs publics pour produire les biens publics, collectifs ou communs et prendre en compte les patrimoines communs (Hugon 2003). La prise en compte des biens collectifs ou publics mondiaux est une pratique émergente au niveau de la rédéfinition de l’Aide publique au développement, de la conversion de la dette en actions d’éducation et de santé (PPTE), d’incitation des pouvoirs publics à développer les génériques.

L’économie solidaire éthique
     L’économie solidaire englobe l’économie sociale ou populaire, le tiers secteur allant des associations, des mutuelles et coopératives aux systèmes d’échanges locaux, à la micro-finance. L’économie solidaire peut se définir comme « l’ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens » .
     On peut noter à la fois une ancienneté de l’économie sociale et solidaire et un renouveau actuel aussi bien dans les sociétés du Nord, du Sud et dans les coopérations Nord/Sud. L’intervention de l’Etat social ne suffit pas à lui seul à développer une économie sociale responsable alors que le marché est défaillant. Les ressorts en sont les besoins socio économiques des populations, les aspirations et les horizons communs conduisant à des identités collectives (L Favreau 2003). On peut les caractériser par les finalités, les acteurs, les structures et les règles et les activités collectives. Au Nord, l’histoire de l’économie sociale est très ancienne et elle se situe aujourd’hui dans l’interface marché/ Etat. Au sud, l’économie populaire est également en liaison avec les institutions internationales et les organisations de solidarité internationale. L’économie sociale solidaire est au cœur des nouvelles formes de coopération Nord/Sud.

II/ La mondialisation et l’économie éthique internationale

     La question de la fraternité reliant liberté et égalité se pose aujourd’hui largement à l’échelle mondiale et la question du lien social, de la citoyenneté dépasse le cadre national même si les processus de décision politiques demeurent principalement nationaux. Elle est renouvelée aujourd’hui dans un contexte de dépérissement, désengagement ou “ débordement ” des États par le processus de mondialisation. On voit émerger, au cœur du système mondial, à la fois le renforcement de l’interdépendance des espaces économiques nationaux, la montée en puissance des acteurs privés déployant des stratégies globales et une organisation réticulaire autour des nouvelles technologies de l’information ou de la communication. Le processsus en cours est toutefois tendanciel, hétérogène et contradictoire. La globalisation économique et financière s’accompagne d’un processus de différenciation croissant aux niveaux locaux, nationaux et régionaux. L’architecture économique mondiale est source d’instabilités et de renforcement soit de l’Etat soit de référents identitaires. Il y a déplacement des échelles et des lieux de régulation nationale notamment en direction des institutions mondiales et régionales mais en même temps renforcement du poids des puissances hégémoniques et de l’unilatéralisme aux dépens d’actions collectives internationales.
     La mondialisation a conduit à fortement déconnecter l’espace économique où se jouent les échanges et les pouvoirs économiques et l’espace politique où s’expriment les pouvoirs et les droits et les souverainetés des citoyens. Elle conduit à accroître la dilution des pouvoirs ou du moins à complexifier les liens entre les pouvoirs économiques et les pouvoirs politiques.
     La mondialisation joue comme un processus contradictoire vis à vis du politique. Elle favorise la diffusion de messages diffusant des valeurs de liberté mais elle peut également renforcer les référents identitaires. Elle tend à une concentration des pouvoirs qui s’opposent aux souverainetés des citoyens mais elle marque également les limites des cadres nationaux pour l’expression de cette souveraineté et conduit à une certaine conscience de problèmes planétaires ; les mouvements alter-mondialisation se veulent ainsi exprimer une citoyenneté transnationale et exprimer une démocratie participative et faire coïncider un espace politique transnational avec un espace économique mondial. Les interrelations entre démocratie politique et mondialisation économique se jouent très différemment au cœur du capitalisme patrimonial ou dans ses périphéries ; elles diffèrent selon les trajectoires propres aux diverses sociétés.
     L’économie éthique internationale vise à dépasser la contradiction de l’économie standard qui pense l’économie internationale sans action collective ni puissance publique à partir d’un agent représentatif, le pays, et pense l’économie publique sans dimension internationale et mondiale. La gestion du bien commun, des intérêts collectifs suppose, au contraire, des actions publiques et collectives qui débordent le cadre national et dépassent l’horizon temporel des décideurs publics. Elle implique des valeurs éthiques et leurs traductions en actions publiques susceptibles de contribuer à l’humanisation de la mondialisation et à prendre en compte les équités inter étatiques, intergénérationnelles et inter groupes.
     Quatre questions peuvent être différenciées au niveau international : celle du développement inégal, celle du développement durable et des patrimoines communs, celle de la pris en compte des biens publics mondiaux, celle de l’encadrement normatif et de la régulation mondiales.

2.1 Le développement inégal
     Il n’est pas besoin de longtemps développer les inégalités entre les hommes tant sur le plan infra national qu’international. La mondialisation (ou triadisation) est un processus contradictoire créateur de très fortes différenciations internationales. Le processus en cours de mondialisation ou de triadisation a fortement accentué les divergences de trajectoires entre les économies industrielles, les économies émergentes et les économies pauvres en voie de marginalisation.
     Cette différenciation des trajectoires historiques, des niveaux de développement et des systèmes de valeurs auxquels se rajoutent les asymétries quant aux processus de décision internationaux rend particulièrement difficile les accords sur ce qui est bien public mondial et sur les modes de financement et de production.
     La question de l’économie éthique internationale se pose dans une perspective de disparités internationales. Le développement ne peut être assimilé à l’expansion du capitalisme ou de la croissance économique. Il est un concept multidimensionnel ayant une dimension économique, sociale, environnementale. Le développement humain renvoie à la finalité humaine de l’acte économique. Le développement intégré suppose une prise en compte des interdépendances entre le socioculturel, le naturel le politique et le champ de l’économie. Il pose la question des équités intra et inter générationnelles.

2.2 Le développement durable, les patrimoines communs et les équités intergénérationnelles
     Le développement durable soulève la question de la solidarité intergénérationnelle. Il importe de resituer la création destructrice de l’homme en relation avec l’écosystème et la biosphère. Au temps moyen du cycle de vie doit se substituer celle des cycles intergénérationnels. Les questions d’irréversibilité (pertes du patrimoine génétique, réduction de la biodiversité, disparition de langues et de civilisations ) et d’incertitude (futur non probabilisable) conduisent à des principes de précaution et non de calcul économique. Le temps d’adaptation de la biosphère est incommensurable avec le temps de succession des générations ou avec celui des cycles économiques ou électoraux. Or ce sont ces cycles courts qui généralement décident par le biais des démocraties représentatives des critères de gestion du long et très long terme. Plus fondamentalement, on ne peut traiter ni la biosphère et ses lois de reproduction ni l’homme, finalité de l’acte économique, et ses lois de reproduction comme un capital faisant l’objet d’un calcul économique (Passet 2003).
     Le concept de patrimoines communs est central. Il peut s’appliquer aux patrimoines fonciers, culturels, naturels. Il remet en question la valeur du capital qui ne peut, ni être réduite à un détour productif, à une cristallisation d’un travail passé, ou aux flux d’investissement l’ayant constitué, ni être assimilé à un flux actualisé de revenus futures résultant de son usage. Sa valeur est un compromis prenant en compte le passé et le futur. La gestion patrimoniale repose sur un double principe, éthique en termes d’équité intergénérationnelle, et d’incertitude. Le futur incertain, en ce qui concerne notamment les préférences des futures générations, suppose des réversibilités de choix. La négociation est fondée sur la définition conjointe d’objectifs du long terme par différents acteurs dont les savoirs, les intérêts, les représentations et les pouvoirs diffèrent et qui n’ont a priori ni les mêmes objectifs, ni les mêmes horizons temporels ni les mêmes échelles de référence. La négociation consiste alors à trouver une stabilité acceptable de l’accord se confortant avec sa légitimité traduite par un contrat ou une convention et la mise en place d’un cadre incitatif ou contraignant permettant son application. La gestion suppose à la fois des lieux de négociation et de gestion, des langages acceptés et adaptés aux problèmes et des règles de gestion et des procédures de négociation visant à la redéfinition de ces règles.
     On constate une montée en puissance du développement durable au sein des entreprises se voulant responsables, soucieuses de leur image et incitées à développer un label vert ou équitable. Les grands groupes mais également les PME mettent en place des directions du développement durable. Les critères de notations deviennent pluridimensionnels avec la protection de l’environnement, l’équité sociale et les performances économiques. En France la loi sur les nouvelles régulations économiques votée en mai 2001 oblige les entreprises côtées en bourse à inclure dans leurs rapports d’activité des éléments sur « les conséquences sociales et environnementales de (leur) activité ».

2.3 La production des biens publics mondiaux
     La complexification de l’économie mondiale conduit à modifier radicalement les liens entre l’économie de marché à dimension mondiale, l’économie publique à dimension nationale et l’économie solidaire et communautaire à dimension locale. La question de l’économie publique se pose dans un cadre mondial (intérêt public mondial, biens publics mondiaux) même si la prise en compte des biens communs ne repose ni sur une traduction politique ni sur un encadrement juridique. L’économie communautaire et solidaire a pris une dimension mondiale avec les organisations de solidarité internationale, l’émergence d’une citoyenneté transnationale et la nécessité de fonder l’économie sur un principe de solidarité.
     La question des droits, des patrimoines communs et des biens publics mondiaux (BPM) répond ainsi à trois enjeux majeurs mais différents.
     D'un côté, au niveau international, le droit des affaires l’emporte sur les droits de l’homme et sur les droits sociaux. Les droits nationaux sont supérieurs au droit international. Les droits essentiels ont peu d’effectivité ; des conflits croissants liés à la marchandisation et à la privatisation apparaissent dans des domaines d'intérêt collectif (cf. les droits de propriété intellectuelle concernant le brevetage du vivant ou l'appropriation de la connaissance...).
     De l'autre, on note on observe un déclin relatif de l'espace public et des pouvoirs publics face à la montée du marché et des pouvoirs privés, une réorientation de l’Etat des sociétés industrielles vers les fonctions de compétition et de redistribution à l’intérieur de la nation et un déclin des Etats dans les pays pauvres. Il y a "débordement" au double sens de dépassement des frontières et d’incapacité de gestion des États tant dans leurs fonctions régaliennes, de régulation et de production des biens publics face à une internationalisation et à une transnationalisation de nombreuses questions (ce qui n'implique pas que le poids des dépenses publiques sur le PIB ne cesse d'augmenter dans les pays industriels du fait des fonctions redistributives des pouvoirs publics). Il paraît nécessaire, dès lors, de penser une économie publique internationale, de réconcilier l’économique et le politique et de fonder une action collective internationale à diverses échelles territoriales.
     Enfin des biens communs font l'objet de rivalité croissante et posent la question de la gestion patrimoniale à l'échelle régionale ou mondiale. Les patrimoines communs planétaires renvoient à la question du développement durable en terme de gestion intertemporelle des stocks avec effets d’héritage, choix du taux d’actualisation, prise en compte des préférences des futures générations et problèmes d’expression de ces préférences. Il est nécessaire de renouer avec la tradition classique de l’économie patrimoniale et de la « reproduction des conditions de la production » tout en élargissant le champ d’une analyse patrimoniale.
     Les biens collectifs internationaux posent le problème de l’action collective internationale avec les risques de fourniture insuffisante, de défection et de passager clandestin. Au contraire, les patrimoines communs planétaires renvoient à la question du développement durable en terme de gestion intertemporelle des stocks avec effets d’héritage, choix du taux d’actualisation, prise en compte des préférences des futures générations et problèmes d’expression de ces préférences. Le dilemme des biens collectifs ou publics mondiaux renvoie à l’absence d’autorité transnationale, face à la mondialisation des marchés et des oligopoles privés et à leurs défaillances “ markets failures ”, mais également aux défaillances des États pour produire des biens collectifs et publics “ states failures ” au niveau mondial. Il peut s’expliquer également par le manque de règles “ rules failures ” et de droits “ right failures ”.

2.4 Les défaillances de régulations et la faiblesse de l’encadrement normatif
     L’apparition d’un droit de la mondialisation à vocation économique est beaucoup plus rapide et plus efficace que la mondialisation du droit qui permettrait le rapprochement des droits nationaux sous l’influence des droits de l’homme (Delmas-Marty). Mais comment ceux-ci peuvent ils constituer des valeurs fondatrices du droit international même si l’on peut “ justifier des droits fondamentaux en référence à la norme de réciprocité équitable associée à une conception de la personne qui n’est pas particulière aux sociétés occidentales ” (B Guillaume)?
     Le droit est fait de droits nationaux très diversifiés et de valeur technique variable et d’un droit international peu efficace “ (M Chemillier-Gendreau 2003). Or la mondialisation a affaibli les droits nationaux alors que le droit international est essentiellement de nature contractuelle. Celui-ci a mis au centre la norme de souveraineté de l’Etat comme application du droit des peuples à disposer d’eux mêmes. Les droits effectifs des individus dépendent, dès lors, du bon vouloir des Etats. Malgré certains référents à l’intérêt public universel, aux patrimoines communs de l’humanité, aux droits de l’homme fondés sur des valeurs universelles ou universalisables, le droit demeure dans le monde réel au service du monde des affaires. Il n’existe pas de normes marquant les limites du et contrôlant le marché. Or seule le droit permet de rendre compatible des systèmes de valeurs différents et de transformer celles-ci en contraintes sociales efficaces.

En conclusion Comment agir selon un principe de fraternité ?

     Le danger du concept de fraternité tient évidemment à la représentation d’un monde idéel où les conflits d’intérêts, les rapports de force et les asymétries de pouvoirs disparaissent d’où les qualificatifs de naïveté, d’utopie, de point de vue normatif de la part des analystes positivistes ou réalistes. L’on peut toujours rappeler que la disparition de l’esclavage doit plus au jeu des intérêts économiques des esclavagistes qu’aux luttes des « Amis des noirs » et des combats des humanistes au nom de la fraternité.
     La question a aujourd’hui changé de dimension du fait des interdépendances globales, et des responsabilités des générations actuelles. Il s’agit au contraire de dépasser une conception de lois naturelles que ce soit celle du marché ou des rapports de violence pour fonder des actes responsables prenant en compte les risques et conduisant à rendre compte au nom de l’appartenance à la même humanité et au delà à la même planète.
     La question centrale est évidemment de traduire des principes philosophiques et moraux refondant une économie humaine et solidaire en actions praticables, effectives et inscrites dans des constructions historiques. Ceci suppose la prise en compte des contradictions, des forces sociales faiseurs d’histoire, mais également des procédures de négociation traduisant les principes et normes en règles et droit.

     On peut opposer plusieurs conceptions de l’action collective internationale qui renvoient à deux “ anti mondes ” différents : celui du marché et des relations inter étatiques et celui d’un patrimoine commun et universel et d’une citoyenneté transnationale. La représentation minimaliste adoptée par les organisations intergouvernementales justifie l’existence de ces biens par la défaillance des marchés et des États et adopte une approche utilitariste en termes d’intérêts ; celle adoptée par les organisations de solidarité internationale (OSI), maximaliste, analyse les mécanismes d’appropriation privée et publique de ces biens, pose la question de savoir qui décide de produire et de financer des BPM et aborde la notion de patrimoine commun, de biens premiers et de besoins fondamentaux de l’humanité (Gabas ,Hugon 2001).

     Prendre en compte la dimension solidaire ou fraternelle des relations a un caractère subversif en soulignant les limites du système éco actuel et le décalage entre la mondialisation des questions centrales de l’humanité et le caractère borné par les souverainetés nationales des décisions politiques et par le poids des pouvoirs privés dominé par une rationalité instrumentale. Ce système “ décalé ” demeure organisé sur le principe de la souveraineté des États et des organisations internationales où les États ont une voix alors que la question posée est celle des choix collectifs par des citoyens, choix s’imposant au niveau mondial.

     La question de l’intérêt public universel, des biens et des patrimoines communs renvoie à la décision politique, à la souveraineté des citoyens faisant des choix collectifs et donc à la question de l’émergence de la citoyenneté. Il s’agit de trouver des critères de décision permettant de définir les priorités, de hiérarchiser les normes et de les traduire en principes d’action. La conciliation entre les deux objectifs contradictoires, celui de la liberté et celui de l’égalité ne demeure possible au niveaux mondial que par la médiation du principe de fraternité ou du lien social et par leur traduction en action collective renvoyant au politique..

Références bibliographiques
David M La fraternité Paris, PUF, 1998
Gabas JJ , Ph Hugon » Les biens publics mondiaux et la coopération internationale « Economie politique 12, 4ème trim 2001
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Etudes UNESCO Programme interdisciplinaire Ethique de l’économie (sous la direction de N Garabaghi 2003) :
H Bartoli., Ethique et économie : médiation du politique
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M Chemiller-Gendreau., Pour une éthique de l’économie : le droit, élément de frein ou de progrès ?
L Favreau., L’économie sociale et solidaire : pôle éthique de la mondialisation
Ph Hugon., L’économie éthique publique : biens publics mondiaux et patrimoines communs
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