Le chômage moderne une extension de l'emploi ?

Hervé Jory, maître de conférences en sociologie, directeur du département, Université de Metz.

Le 28/06/02



Résumé .
Cette proposition de communication vise à éclairer les liens organiques qui unissent les évolutions contemporaines de l'emploi et du chômage. Au delà, il s'agit d'analyser les transformations des temps sociaux d'emploi et du chômage voire de la formation saisis par les catégories usuelles de la statistique et de leur interprétations théoriques. L'hypothèse centrale réside dans le fait que le chômage moderne n'est pas l'envers de l'emploi mais lui est constitutif et cela dès l'apparition de la notion de chômage au tournant du 18ième et du 19ième siècle en France.
La séparation des temps semble difficile à opérer ses temps peuvent être à la fois des temps d'emploi, de formation, de chômage voire d'inactivité. Ce qui rejaillit sur les approches empirique mais aussi théorique des temps du salariat. Il en est de même s'agissant de la formation continue, voire de la formation initiale.
En toile de fond il s'agit de renouveler les sens usuels, statistiques et théoriques des catégories permettant d'apprécier les personnes par rapport au monde de l'emploi et à leur mode d'accès.
Depuis quelques années chacun connaît l'histoire ; on assisterait à la perte de la centralité du travail (du point de vue de l'importance prise par le chômage selon les pays, les inégalités de revenus et surtout le travail ne serait plus le grand intégrateur constitutif de la socialisation des sociétés modernes...). Il me semble qu'à travers différentes recherches achevées ou en cours ce n'est pas tant la question du travail qui est en cause qui en ressort, voire de sa disparition mais ses formes de reconnaissances sociales à travers l'Emploi qui posent problème. L'Emploi deviendrait alors l'énigme contemporaine de la sociologie française du travail en dépit des paradigmes utilisés qui font eux-mêmes l'objet d'une relativité sociale et historique.
Afin d'exposer mon argumentation nous nous contenterons de développer trois axes. Les catégories usuelles du chômage prennent appuies sur celles de l'emploi. (1). L'assurance chômage s'apparente à une garantie des salaires liée à l'emploi (2). L'éclatement de l'emploi et du chômage moderne manifeste une convergence entre ces deux situations et transforme par là même les statuts des personnes (3).



Abstract :

The purpose of this communication is to enlighten the connections between employment and unemployment contemporary evolutions. Further, its matter is to analyze the transformations of employment, unemployment, and also formation social times through common statistical categories and their theoretical interpretations. The main hypothesis is that modern unemployment is not the employment reverse, but is consubstantiate with it as soon as the unemployment notion appears in France during the eighteenth and nineteenth centuries.
It is difficult to separate times which can be at one and the same time employment, unemployment or inactivity times.Therefore, it becomes hard to discern empirically, as well as theoretically, the wage-earning times. It is the
same for the continuous or even initial formation.

The question is to renovate the common statistical and theoretical meanings of the categories through which are perceveid the relationships between people and employment word and the way to have access to it.
Since a few years, there would be a disparition of the pre-eminence of work as the main "integrator" to constitute socialization in modern societies.




Introduction

Loin d'être une forme naturelle que seuls les progrès de la science économique et sociale, auraient permis -tardivement- de découvrir, le chômage est, au contraire, une catégorie historiquement située et susceptible de transformation.1. L'examen de la genèse de la catégorie de chômeur présente un double intérêt de ce point de vue. Premièrement, il questionne les modes d'existence et de reconnaissances sociales des suspensions d'activité reconnus à travers l'emploi. En second lieu, la genèse de la catégorie constitue un angle d'angle d'entrée éclairant les liens quasi organiques entre emploi, chômage et inactivité. Faire une généalogie exhaustive des transformations de la catégorie de chômeur ne constitue pas l'objet principal de cette communication. La maturation historique de la catégorie de chômeur ne sera pas donc pas suivie " pas à pas ". Par contre, l'hypothèse est posée que la catégorie de chômeur ( et non celle de sans emploi) inaugure des conditions particulières d'extension du salariat. Cette " modernité " n'est évidemment pas intangible comme l'atteste ses transformations en France par exemple. Ce que nous voulons démontrer réside dans le fait que l'idée selon laquelle le chômage serait l'envers de l'emploi dénie le débat social concernant la construction conjointe historiquement située entre l'emploi et le chômage leur signification séculaire dans le mouvement de salarisation de la main-d'œuvre2 dans l'emploi3 dans les pays industrialisés .



I LES CATEGORIES USUELLES DU CHOMAGE MODERNE PRENNENT APPUIES SUR CELLES DE L'EMPLOI .


" Le chômage ne naît que dans des formes d'organisation sociale caractérisées par la généralisation du salariat comme forme dominante du travail rémunéré "4
La transformation séculaire de la catégorie de chômeur (cf.infra) articulée à celle de l'emploi inaugure la figure d'un chômage moderne dans le cadre du mouvement plus générale de la salarisation de la main-d'œuvre. Mais cette modernité n'est évidemment pas intangible comme vont l'attester ses différentes transformations. L'enjeu social et économique vise précisément à ce " faire tenir ensemble " emploi et hors emploi dans la sphère du salariat.

Au siècle dernier, la catégorie de chômeur est une catégorie présentée comme une catégorie de réintégration dans l'emploi (au sens où ce qui est mis en avant s'inscrit dans une rupture de la relation de " travail ". La figure du chômeur est alors essentiellement une catégorie qui vise des fractions de la main-d'œuvre destinées à être ré-intégrée dans l'emploi. Il nous semble ici que nous sommes en face d'un invariant que nous retrouverons actuellement sous d'autres formes notamment de la politique publique de l'emploi mais pas seulement (au départ il s'agissait d'opérer des classements parmi ceux qui seraient " éligibles "5 à la catégorie de chômeur et les " autres " qui seraient exclus des programmes d'action publique (ce fut et cela reste malgré les efforts le cas de nombreux primo-demandeurs d'emploi pour ne prendre qu'un exemple). En creux, nous assistons à de nouvelles prémices des pratiques de partition du salariat. Sans entrer dans le détail, les critères d'âge et de durée suspension d'activité dans l'emploi supposent explicitement une réintégration dans le salariat et relève donc d'un droit à l'assurance chômage. Mais ce droit arbitraire du point des populations, voire conventionnel, tente actuellement à être remis en cause. Ainsi, l'importance des préretraites en France met donc en cause cet invariant. Par ailleurs, d'un autre côté nous assistons à des mouvements sociaux plus ou moins organisés qui revendiquent le statut de salarié (tels que les étudiants en France.)
La question de la pauvreté se situe donc au centre des partitions irréductibles non seulement à l'existence d'un mode de séparation relevant d'une différenciation fondatrice entre la catégorie de salarié et celle de chômeur mais aussi à d'autres formes de séparation émergentes. Formulé autrement, la notion de pauvreté et la prise en charge effective des personnes concernées dépendent avant tout des formes de construction sociale des situations d'emploi et de hors emploi. En somme la pauvreté ressort comme le " parent pauvre " de l'emploi et des situations de hors emploi liées à l'emploi. Le statut de pauvre devient désormais une catégorie reliquat catégorie qui fait basculer des fractions de la main-d'œuvre du système assurantiel dans un système d'assistance. Au delà, il n'est pas faux d'avancer l'idée que les déréglementations atteignant l'emploi (du point de ses normes, règles et conventions rejaillissent sur les contours mêmes de la définition de chômeur.




II L'ASSURANCE CHOMAGE : UNE GARANTIE DES SALAIRES LIEE A L'EMPLOI.

Il n'est pas utile de rentrer dans le détail des modalités de l'architecture d'ensemble du système d'indemnisation. Rappelons cependant que vers la fin des années 70 le dispositif est constitué d'un ensemble d'allocations (cinq en 1979) qui évoquent une plus grande insertion dans les mécanismes généraux de protection sociale. Il s'agit d'un régime dit unique d'assurance chômage.
Ainsi, la Garantie de ressources vise le retrait du marché du travail puisqu'elle est subordonnée au une suspension d'activité rémunérée ; elle s'apparente dès lors à une pension de retraite. De la même façon l'allocation forfaitaire -qui vise les primo-demandeurs d'emploi ou les personnes qui n'ont pas de références professionnelles reconnues- s'inscrit dans une logique d'assurance interprofessionnelle. Les premières brèches mettant en cause l'édifice de 1979 interviennent avec la création de l'aide de secours exceptionnel (ASE) dès le début des années 80. L'ASE fut mise en application à l'occasion des phénomènes croissants d'exclusion des chômeurs du fait de l'allongement des durées de chômage. Elle est entièrement financée par l'Etat. La crise financière du régime unique en 1982 alimente alors l'hostilité du patronat à considérer l'ensemble des chômeurs comme des demandeurs d'emploi, alléguant le fait qu'une partie d'entre eux doit être exclue du système du système d'assurance chômage. Le protocole du 10 janvier 1984 consacrera cette position en instaurant un système articulé autour de deux régimes l'un dit régime d'assurance chômage et l'autre dit régime de solidarité rompant ainsi avec le régime unique.
Désormais, il existe un système à deux étages :

un régime d'assurance chômage, financé par les cotisations des salariés et des entreprises destiné pour une durée limitée à des titulaires affiliés pendant une durée minimale. Leur rémunération dépend de ces condition d'antériorité dans le salariat ;

un régime de solidarité nationale, financé par un fonds de solidarité destiné aux demandeurs d'emploi qui ne répondent plus aux conditions du régime d'assurance chômage6. Les personnes concernées perçoivent une aide forfaitaire.

Globalement et en tendance ce second régime touche près de 25% des demandeurs d'emploi.7

Ce qui distingue les deux régimes tient à la nature des ressources. Alors que le régime assuranciel reste fondamentalement de nature salariale -qui responsabilise les partenaires sociaux- cette dimension se perd dans le régime dit de solidarité -i.e assise sur des ressources salariales selon des conditions de durée d'affiliation et de niveau de salaire-.
C'est en ce sens que nous avançons l'idée que le régime dit de solidarité déporte les tensions vers l'Etat ce qui n'est pas sans rapport avec l'importance des bas et des très bas salaires en France par exemple (évalués à près de cinq millions de personnes en France selon l'INSEE).
Certes, le développement dit de solidarité vise à prendre en compte des populations dont le rapport à l'emploi -et pas forcément celui au travail- est de plus en plus différencié. Nous pouvons constater donc que le régime dit de solidarité récapitule des situations extrêmement disparates et assure de ce point de vue une certaine transversalité du hors emploi, voire du hors travail. Cette transversalité nourrit l'idée d'une plus grande abstraction de l'emploi et de ses formes de reconnaissances à travers le volet solidarité. Cette abstraction ne tient pas donc à l'origine et à la nature du financement qu'à la nature sociale du pouvoir monétaire permettant de nouvelles ou un renouvellement des processus de différenciation du salariat. Nous avons affaire ici à un invariant de la catégorie de chômeur ce qui change ce sont les modes de séparation et leur importance. En somme la catégorie de chômeur est liée celle de l'emploi et réciproquement. Le questionnement qui en résulte est important. Dans quelles mesures peut-on avancer que l'apparition d'un chômage de masse serait la traduction d'un phénomène massif d'extériorisation du rapport salarial hors de l'entreprise et des instances paritaires ? Autrement formulé, les transformations successives de la catégorie de chômeur du point de vue de l'assurance chômage permet d'esquisser l'enjeu salarial de la catégorie -ie fondée sur des ressources salariales- . En quoi le chômage moderne et sa gestion salarial rendent-il compte de nouvelles modalités de mise en relation- à des niveaux macro-économique et social et/ou intermédiaire- des formes institutionnelles8 du rapport salarial impliquées dans la redéfinition de l'emploi ?




III L'ECLATEMENT DE L'EMPLOI ET DU CHOMAGE MANIFESTE UNE CONVERGENCE ENTRE CES DEUX SITUATIONS


Le constat en tout cas en France fait état d'un éclatement des catégories usuelles concernant la position des personnes par rapport au marché du travail : il y a simultanément éclatement de l'emploi et du chômage9 ce qui interroge bien évidemment le sens de ce brouillage des frontières. Ce brouillage provient autant des entreprises (recours aux CDD ou au temps partiel involontaires par exemple) que de la mise en œuvre des politiques publiques d'emploi. Ce qui nous intéresse ici c'est le sens même de la politique publique d'emploi ou plus exactement les mesures qui sont mises en œuvre pour lutte contre le chômage.
Nous pouvons rappeler qu' " au bas mot " plus de 10% de la population active occupée est tributaire de la politique de lutte contre le chômage stricto sensu. Deux hypothèses se cotoyent l'une qui avance l'idée que la politique d'emploi constitue véritablement des moyens spécifiques de lutte contre le chômage, voire même constitue un sorte de terrain d'expérimentation pour la création de nouveaux " standards d'emploi ", l'autre considérant la politique d'emploi comme un simple moyen de lutte contre le chômage au nom de la discrimination positive et/ou de la pénurie d'emploi. Force est de constater que d'une part lorsque l'on observe l'évolution de la politique publique de lutte contre le chômage nous assistons à un véritable processus de salarisation de la main-d'œuvre via les dispositifs mis en œuvre et que d'autre part les formes d'aménagement de l'emploi -notamment à l'occasion des embauches- hors dispositif se rapprochent fortement de la nature même de la gestion socialisée des emplois telle qu'on l'a connaît en France. Au regard de ce constat force est de reconnaître qu'il existe des formes de mimétismes entre les secteurs d'activités (dont chacun sait le caractère " aléatoire " des modes de gestion de la main-d'œuvre dans le secteur non marchand, la distribution, le commerce ou encore le BTP...) et leur recours à la politique d'emploi. Certes il existe une production des rapports d'emplois précaires dans lesdits secteurs mais elle doit être reliée aussi à la politique publique de lutte contre le chômage.

La réflexion qui reste sommaire dans le cadre de cette intervention (qui ne prend pas en compte le développement d'autres recherches achevées ou en cours) pointe des interrogations aussi cruciales que les formes de constructions sociales de la catégorie des chômeurs liée à leur affectation productive, au statut de la formation (initiale ou non) des personnes et à leur forme de reconnaissance sociale...

Conclusion

Tout comme la notion de transition professionnelle, la notion de salarisation de la main-d'œuvre contient donc l'idée d'un mouvement mais ce dernier n'est pas de nature transitionnelle et est irréductible à une approche en termes de catégories de main-d'œuvre10. A la question le chômage moderne une extension de l'emploi ? Nous serions tenter de dire, bien que les arguments restent ici incomplets faute de place, qu'il est désormais bien difficile comme le pense une grande partie des économistes, voire des sociologues, que la formation des catégories d'emploi et de chômage renvoie à des processus organiques de construction sociale.

1 Salais, R. (1987) " la flexibilité économique et la catégorie de chômeur : quelques enseignements de l'histoire ", in acte du colloque de Nantes, Droit et changement social , hier et aujourd'hui , les emplois et la loi, pp.85-115, p. 81. 2 Sur l'évolution séculaire de la structure sociale, O, Marchand, C, Thélot (1991) " Deux siècles de travail en France ", INSEE études 202 p. 3 Jory, H. 1996 " Le chômage de longue durée dans la construction de l'emploi en France ", thèse de doctorat, 577p. 4 Freyssinet, J. (1989), " Le chômage ", la Découverte, coll.repères, 2ième édition, p.7 5 A l'occasion des recensements de 1896 et 1901, le fondement même que doit avoir la suspension de travail fixe la catégorie de chômeur. La durée maximum ne devant pas excéder un an et celle minimum de huit jours. Ces règles ont été modifiées par la suite. 6 Il existe aujourd'hui près de cinq régimes dits de solidarité. 7 Bolot-Gittler, A. '1992) " le système d'indemnisation du chômage : évolution de ses caractéristiques ", in l'indemnisation du chômage et des pré-retraites, Dossiers statistiques du travail et de l'emploi, ministère du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle, n°84, nov. pp.33-80 8 Au sens que lui accorde M. Aglietta , " les institutions sociales, dont la plus fondamentale est la monnaie, expriment l'ambivalence d'un ordre fondé sur des séparations. Elles sont à la fois les produits du conflit social et en normalisent les termes. En tant que résultats d'une expulsion des conflits, elles ne sont pas les enjeux immédiats des rivalités économiques. Dans le champ limité de la séparation sociale qui l'a enjendrée, une institution a les attributs d'une souveraineté qui lui permet de promulguer des normes, de poser des références conventionnelles qui transforment les antagonismes en différenciations sociales dotées d'une stabilité plus ou moins solide. " Aglietta, M. (1982) " Régulation et crises du capitalisme : l'expérience des Etats-Unis " Calman-Levy, reed. p. VII , 334p. 9 Thélot, C. (1990 ) " Emploi et chômage : l'éclatement, revue économique et statistique, INSEE, n°193-194, nov-déc. pp.3-4 10 D'ailleurs, J. Rose lui-même avait pressenti certains inconvénients liés à la notion de transition professionnelle " Toutefois ce terme a plusieurs inconvénients. Il renvoie plutôt au individus qui transitent qu'aux entreprises qui suscitent ce mouvement. Il reste en termes de passage à un autre, de comparaison de deux situations et donc à des difficultés à rendre compte des processus dynamiques qui exprime ce passage. Enfin le problème de la fin de période subsiste car il n'y a pas d'état complément absorbant ", Rose J.(1994), La transition professionnelle continue ", note de synthèse en vue de l'habilitation à diriger des recherches en sociologie, Université de Nancy II GREE CNRS, 154 p.