René PASSET
  Etymologiquement, le mot « éthique » vient du grec Ethiqué 
  qui signifie mœurs. Ce sens est donc identique à celui de « 
  morale » qui vient du latin mores , signifiant également mœurs.
  Mais, à l’usage, le terme a évolué. Larousse et Robert 
  adoptent une définition commune: « La science de la morale », 
  la science que l’on tire de l’étude des diverses religions 
  pour tenter de comprendre l’origine, les principes et la logique par lesquels 
  se forment les systèmes d’interdits et les jugements de valeur 
  concernant le bien ou le mal.
  Un pas de plus et on passe à l’idée d’une interrogation 
  ou d’une quête des valeurs qui doivent guider l’action humaine. 
  Paul Ricoeur réserve le « terme d’éthique pour tout 
  le questionnement qui précède l’introduction de l’idée 
  de loi morale et désigne par morale tout ce qui dans l’ordre du 
  bien et du mal se rapporte à des lois, des normes, des impératifs 
  ». Ainsi conçue l’éthique se sépare de la morale. 
  La première est interrogation, la seconde est prescription: « la 
  morale commande, l’éthique recommande ». En ce sens, on peut 
  dire que l’éthique s’arrête au point précis 
  où la morale commence : le code et la prescription sont l’aboutissement 
  de la quête, mais en même temps, ils y mettent fin. C’est 
  dans ce sens que le terme sera pris ici.
  Deux séries de raisons me paraissent justifier l’émergence 
  du problème en économie.
I - Il y a d’abord des raisons générales tenant à l’évolution des sociétés dans lesquelles est immergée l’activité économique.
Hier, un au-delà des capacités d’intervention humaines 
  définissait ce que l’on considérait être l’ordre 
  naturel des choses . Celui-ci exprimait, comme l’écrivait au XVIII° 
  siècle, Dupont de Nemours « la constitution physique que Dieu a 
  lui-même donnée à l’Univers » (Introduction 
  aux œuvres de Quesnay) . Les hommes se devaient de respecter cet ordre. 
  Leurs actions se trouvaient donc limitées par un ensemble de contraintes 
  dessinant le cadre de ce qui était à la fois possible et légitime. 
  Et cela était bien rassurant.
  Aujourd’hui tout est entré dans le champ du manipulable, il n’y 
  a plus de « nature ». Les pouvoirs croissants dont dispose l’humanité 
  la placent devant des choix comme elle n’en avait jamais connus. Ces choix 
  concernent par exemple:
  - l’interruption de la vie ou, au contraire, l’acharnement thérapeutique 
  ,
  - le commencement de la vie et le moment où un embryon doit être 
  considéré comme une personne, le droit d’expérimenter 
  sur cet embryon, le clonage…
  - le droit d’engendrer un enfant, non pour lui-même, mais pour en 
  guérir un autre atteint d’une maladie génétique grave, 
  
  - la possibilité de choisir les caractères de son enfant…
  - le pouvoir de modifier génétiquement les caractères des 
  plantes sans connaître exactement la portée de ce que l’on 
  fait: on sait en effet aujourd’hui que la relation gène-caractère 
  n’est pas linéaire, mais que des complexes de gènes déterminent 
  des complexes de caractères, en passant par l’intermédiaire 
  de la cellule, elle-même en relation avec ses environnements ; autrement 
  dit, quand on touche à un gène, on ne sait pas ce que l’on 
  risque de déclencher - à long terme notamment – au niveau 
  de la nature…
  - etc… 
  Pouvoirs vertigineux appelant la définition de repères auxquels 
  on puisse se référer. Or, le même mouvement qui rend ces 
  repères plus nécessaires les fait, en même temps, disparaître. 
  Cela est dramatique car nous avons pouvoir sur la vie, la nature, notre propre 
  nature et nous ne savons rien du sens de ces choses…ni-même – 
  dans les limites du discours scientifique exposé à la réfutation 
  – si elles ont un sens…
  Nous ne pouvons nous appuyer que sur l’indémontrable: notre conception 
  de l’homme, de l’univers et de la place de l’homme dans cet 
  univers, c’est-à-dire nos valeurs, notre éthique.
II - A ces raisons s’ajoutent des considérations proprement économiques.
Hier, aussi longtemps que – même dans nos pays riches - les niveaux 
  de vie s’établissaient loin de toute perspective de saturation 
  et que la capacité de transformation du monde par les activités 
  humaines ne menaçaient pas les régulations conditionnant la capacité 
  de la nature à porter la vie, le « plus » était aussi 
  le « mieux ».
  Le niveaux de vie, en Europe, étaient proches du minimum vital. Tous 
  les auteurs – de Quesnay à Marx, en passant par les grands classiques 
  libéraux, nous le disent. C’est donc en produisant plus de blé 
  que l’on satisfaisait mieux les besoins alimentaires humains. 
  La nature exploitée se reconstituait d’elle-même. Elle était 
  un « bien libre » et inépuisable qui - disaient très 
  clairement Jean-Baptiste Say ou Ricardo - n’ayant pas à être 
  produit ni reproduit, se situait hors du champ du calcul économique.
  La question première était donc de produire le plus possible, 
  en fonction des moyens disponibles et pour cela de combiner ces derniers avec 
  la plus grande efficacité. La question de la rationalité se situait 
  tout entière du côté de l’appareil productif :« 
  rationalité instrumentale ». La compétition était 
  l’instrument de cette efficacité. Toute l’économie 
  s’est construite sur ces bases. Et c’est sur elles qu’elle 
  continue de fonctionner alors que les données du problème ont 
  radicalement changé. 
Aujourd’hui le problème prioritaire n’est plus la production 
  mais le partage.
  « Partage » ne signifie pas ici « redistribution après 
  répartition primaire », mais égale capacité à 
  accéder aux moyens de production, partage de la capacité à 
  produire et à bénéficier d’un niveau de vie décent. 
  Globalement à l’échelle du monde, la situation n’est 
  plus de pénurie mais de surabondance. Les besoins fondamentaux de toute 
  la population sont en mesure d’être couverts : ainsi, en 2000 selon 
  la FAO, la production alimentaire du globe dépassait les besoins de base 
  de 23%. En raison de l’importance de leurs coûts fixes, de nombreux 
  secteurs d’activité comme l’automobile, l’agro-industriel 
  et bien d’autres, fonctionnent à coûts unitaires décroissants, 
  c’est-à-dire « normalement » en état de surproduction 
  : en effet, dans cette situation, toute baisse des prix liée à 
  la surabondance de l’offre exige une réduction des coûts 
  qui ne peut être obtenue que par l’accroissement d’une production 
  déjà excédentaire. Le « plus » cesse de se 
  confondre avec le « mieux ». 
  Cette surproduction n’empêche cependant pas certaines populations 
  de manquer de tout : alimentation, santé, éducation, accès 
  aux ressources naturelles. Huit cent cinquante millions de personnes souffrent 
  de la faim dans le monde et I 300000000 vivent – ou plutôt survivent 
  - avec 1 dollar par jour, alors que d’autres ne peuvent circuler, ni même 
  respirer par excès du nombre d’automobiles. Sur un autre plan, 
  lorsque nous perturbons gravement les mécanismes régulateurs de 
  la biosphère, la question qui se pose est celle de la limitation de nos 
  propres satisfactions afin de permettre aux générations futures 
  de satisfaire les leurs. 
  Dans les deux cas, la question première n’est plus de produire, 
  mais de partager : partage au sein d’une même génération, 
  à l’échelle de la planète ; partage entre générations, 
  à l’échelle des temps.Or, si les économistes savent 
  définir un optimum de production – optimum de Pareto - pour un 
  état donné des besoins et de la répartition, ils n’ont 
  rien à dire sur ce que pourrait être l’état optimal 
  de cette dernière : il n’y a pas d’optimum économique 
  de la répartition. Pareto lui-même dit très clairement qu’il 
  ne saurait démontrer ce qui est le mieux d’une économie 
  riche et inégalitaire ou d’une économie moins riche mais 
  moins inégalitaire. La réponse, ajoute-t-il, est « affaire 
  de sentiment ». C’est-à-dire que cela dépend du système 
  de valeurs de chacun. 
  L’économie aujourd’hui ne peut plus court-circuiter cette 
  question. Lorsque le « plus » cesse de se confondre avec le « 
  mieux », le problème devient : « produire plus ? peut-être 
  - mais quoi , pourquoi , pour qui et pour quoi faire ? ». La rationalité 
  économique change de terrain : de l’appareil productif elle se 
  déplace vers les finalités. Le critère n’est plus 
  l’efficacité de l’appareil productif mais les conséquences 
  pour la couverture des besoins humains fondamentaux…ce que François 
  Perroux appelait « les coûts de l’homme » ? De la compétition 
  nous passons à la solidarité. 
  Alors les choses se compliquent, car si un coût ou un prix s’exprime 
  par un chiffre, les finalités humaines de l’économie comportent 
  une forte part de qualitatif et varient selon les systèmes de valeurs. 
  Disons, pour faire très bref, que les réponses sont multiples 
  et qu’elles ne se situent pas dans le champ de l’économie. 
  L’arbitrage ne peut se faire que par le débat démocratique, 
  au terme duquel la société définit son projet social pour 
  une période déterminée. Et c’est par la contribution 
  à la réalisation de ce projet qu’il convient d’apprécier 
  la rationalité d’une politique économique.
III - Le surgissement de l’éthique dans le champ de l’économique constitue un problème redoutable.
Il met en présence, deux domaines de pensée, radicalement différents 
  et irréductibles l’un à l’autre.
  L’un se veut scientifique. Il ne peut l’être que dans la mesure 
  où il se définit par un questionnement spécifique et donc 
  partiel ( toutes les sciences regardent le même univers mais chacune se 
  caractérise par les questions qu’elle lui pose) et où il 
  se tient dans les limites du discours exposé à la réfutation. 
  L’autre est général. Il met en jeu l’être humain 
  tout entier dans sa conception de la personne, du monde et de la relation entre 
  la personne et le monde. Par là-même il échappe à 
  toute possibilité de démonstration ou de réfutation.
  En un mot, l’économie, pas plus qu’une autre science, n’a 
  rien à démontrer dans le champ des valeurs et de l’éthique. 
  Pas plus que ces dernières n’ont à démontrer dans 
  le champ de l’économie…ni d’aucune autre science. Pourtant 
  la question de devient incontournable.
Il faut donc d’apprendre à articuler deux discours sans les confondre. 
  
  Savoir distinguer le moment où on quitte le champ du réfutable 
  pour s’engager dans celui des convictions personnelles qui éclairent 
  les positions de chacun mais ne sauraient engager que lui.
  Prétendre appuyer une politique économique sur une démarche 
  proclamée neutre et objective - « incolore, inodore et sans saveur 
  » - constitue une duperie, parfois de soi-même et à coup 
  sûr des autres : il n’est pas de décision qui ne s’appuie, 
  en dernier ressort sur quelque système de valeurs. Se référer 
  à la seule régulation du marché n’est pas faire acte 
  d’objectivité, c’est élever la valeur marchande au 
  rang de valeur socioculturelle suprême par-delà les normes humaines, 
  sociales et environnementales définissant le cadre limitant les champ 
  de l’optimisation économique. C’est oublier que l’essence 
  même de l’économie réside dans l’optimisation 
  sous contrainte, c’est-à-dire dans la limitation des choix possibles. 
  L’honnêteté scientifique ne se trouve donc pas dans une prétendue 
  neutralité, mais dans la réalité de la passion avouée.