LA FRATERNITE : UNE IDEE NEUVE


Bruno Mattéi

Se donner la fraternité comme l'objet d'une réflexion commune dans un colloque qui s'intitule : " vers une économie fraternelle " est sans doute l'occasion de mesurer et de dire toute la difficulté de la tâche qui nous attend et la mienne en particulier puisqu'il me revient de mettre à l'épreuve de la pensée cette grande idée de la fraternité, mais qui reste un mot et surtout une réalité mal explorée.
Je pars de l'idée générale que la fraternité, qui est entrée sur la scène politique française il y a un peu plus de deux siècles, reste largement une idée insaisissable. Sur la devise républicaine, il se pourrait que la fraternité soit encore un hiéroglyphe qui attend son ou ses Champollions. En nuançant, on pourrait dire que la fraternité est un astre à éclipses qui vient nous visiter à intervalles réguliers et que depuis dix ou quinze ans nous soyons dans une conjoncture, non pas astrale, mais politique où elle se signifie à nouveau à nous, sans qu'on puisse véritablement parler d'un retour franc et massif. C'est dans cette conjoncture que j'inscris mon intervention : pour contribuer à faire en sorte que la fraternité ne se dissipe pas à nouveau sans nous avoir livré quelques lumières dont nous pourrions nous emparer les uns et les autres, et donner alors un sens et une assise plus solide au " vivre ensemble " démocratique.
En somme, il s'agit d'entrer plus avant dans la grande intuition civilisatrice et humanisante que la fraternité indique. Sortir pour cela d'un usage rhétorique de la fraternité dont la république est experte et qui fait taire la réflexion autant qu'affadir l'idée. Sortir aussi des contrefaçons qui affaiblissent une interprétation universaliste de la fraternité. Voilà l'enjeu et la difficulté de l'entreprise.

J'articulerai autour de cet enjeu un propos en deux temps.

1er - Dresser d'abord une sorte d'état des lieux de la fraternité.

2ème - A partir de ces quelques repères, je proposerai une approche anthropologique et éthique de la fraternité qui me permettra d'envisager des conditions propres à refonder un agir commun. Agir commun qui intéresse aussi bien la sphère politique que la sphère économique et éducative.

Comme je dispose de peu de temps pour avancer des analyses de façon suffisamment argumentée et nuancée, je me contenterai le plus souvent d'apporter les éléments d'une réflexion, soit quelques pierres de touche, au risque de faire simple. Paul Valéry disait : " faire simple c'est nécessairement faire un peu faux ", mais il ajoutait que " faire compliqué est inutilisable ". Je ferai donc suffisamment " simple " pour être, je l'espère, un peu " utilisable ". Mais je me console en songeant que nous avons deux journées devant nous pour prendre la mesure de la " complexité " de la fraternité.

I - LA FRATERNITE : ETAT DES LIEUX

Partons du présent : où en sommes-nous aujourd'hui avec la Fraternité ? Et que pouvons-nous dire non pas de la fraternité en soi, telle qu'en elle-même, mais de notre rapport à la fraternité. Je me propose de faire quelques observations qui peuvent être, je crois, partagées par le plus grand nombre et qui témoignent à la fois de l'embarras et de l'attrait, de la gêne et du désir que suscite la référence à la fraternité.

1) Premier constat. Plaçons-nous dans l'espace de la devise républicaine. Observons que notre rapport à la fraternité n'est pas exactement le même que celui que nous entretenons avec la liberté et l'égalité. Dans un " Dictionnaire général de la politique " écrit dans les années 1880, l'auteur remarquait : " Quand on prononce le mot de liberté, on sait ce que cela veut dire ; de même quand on parle d'égalité ce mot a une signification claire et déterminée. Il n'en va pas ainsi quand il s'agit de fraternité. Ici tout est vague et indéfini… ". Et il ajoutait : " comment faire régner la fraternité parmi les hommes. Comment la traduire en institution et en loi ? On est ici évidemment en face d'un problème d'un ordre tout moral, d'un idéal qui résiste à prendre corps ".

Avec la Liberté le rapport d'une conscience politique est immédiat et direct. Elle associe la liberté à ce qui fonde l'identité, une identité et une exigence vitale pour tout être humain : liberté de se déplacer, liberté de penser, d'expression, de participer aux grands gestes du " vivre ensemble ". Et la liberté peut, du moins en partie, s'objectiver dans un code commun. La liberté est assurément une passion et comme " rien de grand ne se fait sans passion " (Hegel), la liberté est grande. Il en va sensiblement de même avec l'égalité dans la mesure où celle-ci se présente d'abord à la conscience comme la recherche de l'égalité des libertés. Si l'égalité m'importe tout autant que la liberté, c'est parce que ma liberté est sans cesse menacée d'être amoindrie ou réduite à néant par d'autres libertés. Cela est bien connu et a donné lieu à de savantes dissertations philosophiques et politiques qui ont abouti au " contrat social " républicain et démocratique. A ce titre, et quelles soient les interprétations possibles et les tribulations de l'égalité et de son difficile rapport à la liberté, l'égalité est aussi une grande passion pour les hommes.

Avec la Fraternité, qui est venue se fixer en dernier sur la devise et non sans difficultés (il faudra attendre l'épisode révolutionnaire de 1848), le rapport est bien différent, moins direct, moins immédiat. Car la fraternité me parle d'abord de l'autre et non plus simplement de moi. Et peut-être de l'autre avant moi. A ce titre, elle me parle d'un abîme et me dit quelque chose de difficile à entendre et à intégrer par ma conscience. Car de quel autre s'agit-il pour qu'on m'assure qu'il est un frère ? Frère en quoi, frère au nom de quoi, frère au nom de qui, et quel est ce père ou celui qui tient lieu de père qui saura me persuader d'une origine commune ? Vous voyez la perplexité qui surgit quand la fraternité s'avance. Sans doute la fraternité, c'est d'abord cela son abîme, est au regard de la saisie plus immédiate de la liberté et de l'égalité quelque chose de terriblement abstrait, de déroutant ou de troublant.

Observons que même si un biologiste, un généticien ou un paléontologue éclairé parvient à nous démontrer que, nous les hommes, nous sommes tous frères parce que nous appartenons à une espèce commune et unique : le genre humain, je doute que nous nous sentions davantage frères, et déjà entre nous dans cette salle, et plus encore, avec les milliards d'autres hommes que nous ne connaissons pas, que nous ne connaîtrons jamais et que d'ailleurs nous n'avons pas forcément envie de connaître, quelle que soit notre bonne volonté et notre ouverture d'esprit. Et pourtant, il se pourrait aussi que nous éprouvions un plaisir spécial à " fraterniser " comme on dit parfois, et peut-être encore plus profond que celui que nous procure la liberté et l'égalité, et que aussi abstraite que soit la fraternité, sa composante " affective " à laquelle on cherche souvent à la réduire est aussi ce qui nous la rend " attachante " au sens étymologique du terme. Il semble bien qu'elle nous parle d'un lien, un lien à la fois abstrait et sensible : ce en quoi on peut parler d'un rapport obscur, hybride, voire ambivalent que nous entretenons avec la fraternité.



2) Ceci m'amène à effectuer un second constat. Tout se passe comme si notre rapport à la fraternité oscillait entre une position abstraite, qui fait que nous la comprenons mal ou pas du tout et une position sentimentale et affective. Mais cette oscillation entre l'abstrait et l'émotionnel serait aussi ce qui nous empêche d'en faire une expérience, compréhensive qui en stabiliserait le sens. Entre le cœur et la raison, la fraternité nous fait éprouver le tragique et même le vertige d'un divorce. Peut-être manquons-nous alors d'un organe que j'appellerai métaphoriquement comme Hannah Arendt : " un cœur intelligent " qui donnerait un corps et une vie à la fraternité ?

De cette oscillation a résulté, c'est du moins une hypothèse qu'on peut avancer, une sorte de compromis que nous avons passé avec la fraternité et qui a fini par lui conférer une sorte de statut qui nous permet de l'habiter à minima. J'observe que la fraternité fonctionne plutôt dans le champ des relations interpersonnelles et inter-groupales, comme un " supplément d'âme ". Cette expression revient à un auteur, Léon Bourgeois, homme politique et théoricien du " solidarisme " à la fin du dix-neuvième siècle. Il avait estimé qu'on y verrait plus clair avec la notion de " solidarité " qu'il substitua à la fraternité comme valeur commune : ce pourquoi il appelait la fraternité à n'être une sorte de complément du " vivre ensemble ", mais nullement nécessaire pour le fonder. Si bien que la fraternité fut quelque peu reléguée, ou plus subtilement tenue comme un synonyme un peu plus chaud de la solidarité.
La fraternité serait, dans cette optique, comme la cerise sur le gâteau. Vous savez comme moi qu'il n'y a pas toujours de cerise sur un gâteau. Quand on en met une, c'est dans certaines circonstances, un anniversaire, une célébration, et on trouve forcément ce jour-là le gâteau plus beau, plus appétissant. Mais il arrive à la cerise ce qui doit lui arriver. En général, on l'enlève avant de couper le gâteau, et de se répartir les tranches, des tranches plus ou moins égales d'ailleurs ? Remarquez qu'en général on enlève la cerise avant de couper le gâteau, car si nous devions couper la cerise en autant de parts de gâteau, on finirait par trouver la cerise franchement gênante, voire antipathique. Et puis une fois que la cerise a été enlevée du gâteau, il est patent qu'on ne s'intéresse plus à elle. On se concentre sur les parts à distribuer, en espérant ne pas être lésé dans le partage. La question de la fraternité, c'est peut-être aussi l'histoire de la cerise. Vous êtes vous demandé ce que devient la cerise lorsqu'elle a été enlevée ? Qui saurait dire où elle a fini sa course ? N'a t'elle pas disparue toute seule, négligée, jusqu'à la prochaine fois, jusqu'au prochain anniversaire ?

3) Troisième constat : j'observe aussi vite que la " fraternité-supplément d'âme " la rend sans doute cette dernière concevable, voire attrayante, mais aussi bien suspecte. Attrayante par le type de lien émotionnel et cérémoniel qui la caractérise, mais suspecte dès lors que l'on entendrait faire de la vie une succession de cérémonies. De la même façon qu'il est tout à fait manifeste que les hommes n'ont pas toujours envie d'avoir des cerises sur leur gâteau, ni de manger tous les jours du gâteau. Cette suspicion vis-à-vis de la fraternité s'est traduit en République de la façon suivante : celle-ci a été largement reléguée, dans les faits, dans la sphère du privé, mais aussi du religieux, puisque comme vous le savez la fraternité à une origine judéo-chrétienne manifeste et que la république " laïque ", a mal supporté l'intrusion de la fraternité dans son sein tout en ne se résolvant pas, malgré des tentations et des tentatives, à la supprimer de la devise. Cette gêne vis-à-vis de la fraternité a même pu confiner à la honte, comme l'observait un essayiste dans un article publié il y a une vingtaine d'années : " De tous les grands principes dont se réclame la révolution, écrivait-il, celui que l'on cite le moins c'est la fraternité. On a honte de la fraternité. On évacue la honte en affectant de parler de solidarité ". Je reviendrai un peu plus loin sur ce troublant duo et attelage : solidarité-fraternité.
Si j'en avais eu le loisir, il aurait été intéressant de projeter le jeu des valses hésitations autour de la fraternité sur le terrain de l'histoire, pour rappeler en particulier qu'il aura fallu près de 200 ans depuis 1789 pour que la fraternité, parvienne à s'inscrire dans la vie constitutionnelle de la république (1946), tout en conservant un statut relativement hybride. Tout s'est passé, et tout se passe depuis, comme si on avait convenu une fois pour toutes de lui faire une place, mais sans se donner vraiment la peine de percer le mot pour en recueillir la riche moelle civilisatrice. Ce qui témoigne à la fois de la force et de la faiblesse de la fraternité dont nous ne sommes toujours pas sortis. Cette remarque d'un ardent défenseur de la démocratie et des droits de l'homme, l'avocat Henri Leclerc, témoigne bien de cette posture si particulière de la fraternité : " le mot fraternité est fort, il éblouit, engage trop et fait presque peur ". Mais quel est cet astre qui brille dans notre nuit, et dont la lumière nous aveugle ?

4) Mon dernier constat veut justement approfondir le clair obscur que nous entretenons avec la petite dernière du triptyque républicain. Je viens d'indiquer que " la fraternité-supplément d'âme " nous permettait de rendre supportable le rapport que nous entretenons avec elle. Mais en réalité je crois qu'il n'en est rien. Figurez-vous que même le supplément d'âme n'est pas une chose simple à vivre ! La fraternité nous tourmente. Elle nous sollicite, et révèle nos ballottements ou nos flottements " d'humains trop humains " comme aurait dit Nietzsche !
D'un côté nous la tenons à distance, au point de la remiser dans la sphère privée, sentimentalo-religieuse ; mais de l'autre paradoxalement on est prêt à l'accueillir, à la valoriser dans certaines circonstances précises où l'émotionnel est franchement vécu cette fois comme un signe positif qui semble soudainement traduire quelque chose d'un " bien commun " et nous fait ressentir ce sentiment si particulier, qu'un philosophe et juriste du dix-septième siècle, penseur du " contrat social " appelait : " affectio societatis " qu'on peut traduire par désir de société, désir d'être ensemble.
Je vais illustrer ce point en faisant référence à des événements français ou internationaux où l'on a vu refleurir dans les médias le terme de fraternité. J'évoque deux ou trois exemples. La coupe du monde de football en 1998. La victoire de la France a été célébrée dans une nuit de liesse où l'on n'a pas hésité à évoquer " une France fraternelle " autour d'une équipe dite black-blanc-beur qui annoncerait une France réconciliée ou capable de le devenir, à la faveur de quelques coups de pied bien ajustés dans un ballon ? Je lis dans le Monde du 1er octobre 2001 un article en première page intitulé : " New-York - Toulouse : le réveil de la fraternité ". Ici le journaliste d'une plume passablement lyrique parle d'un " même élan de fraternisation, d'un même sens retrouvé du collectif et de l'entraide et d'une logique altruiste où réémergent les plus belles qualités humaines ". Avançons d'une année. Rappelez-vous le 21 avril 2002 et sa suite dans la rue : la manifestation unitaire anti-front national du 1er mai. Voilà ce qu'on peut lire sous la plume d'éditorialistes, patrons de presse des deux quotidiens les plus influents de notre hexagone Jean-Marie Colombani dans le Monde écrit : " en quinze jours, le cauchemar a cédé la place aux rêves renouvelés d'une France fraternelle ". Et Serge July dans Libération le même jour n'est pas en reste lorsqu'il évoque lui : " le plébiscite démocratique d'une société fraternelle ". Quelques jours plus tard, on peut lire dans l'hebdomadaire " Politis " un manifeste intitulé : " Toute la gauche pour changer la gauche " qui en appelle à " des volontés de transformations profondes, civiles, et fraternelles de la société ". J'arrête ce petit florilège. Je n'aurai pas l'indélicatesse de souligner que cette fraternité fusionnelle n'a en rien inspiré un plus de fraternité réelle dans la société. Je n'aurai non plus la cruauté de rappeler que la xénophobie, pour ne pas dire le racisme, ont plutôt progressé depuis quatre ans et que la fraternité n'a pas réellement été un moteur, c'est le moins qu'on puisse dire, pour renouveler les modalités de l'exercice de la pensée et de la pratique démocratique, pas plus qu'elle n'a servi à refonder la république dont beaucoup reconnaissaient qu'elle vacillait. Maupassant avait cette phrase cruelle sur la fraternité. Il parlait, je le cite : " des coudoiements familiers qui vous donnent seulement l'illusion de la fraternité humaine ".
Seulement, à la différence de Maupassant, je pense que cette illusion de fraternité ne doit pas être mise trop facilement sur le compte du simplisme, voire de la faiblesse de l'âme humaine. Loin de m'inspirer du dédain, je crois au contraire que ce rapport à la fraternité nous dit quelque chose de ce " grand signifiant flottant ", pour parler le langage des psychanalystes, que demeure à ce jour la fraternité. Ce retour de la fraternité dans l'horizon collectif atteste d'une préoccupation de l'âme humaine, individuelle et collective sur laquelle je vais dire quelques mots pour faire transition avec mon deuxième point.

5) La fraternité fait retour lorsque, comme c'est manifeste aujourd'hui, le lien social humain paraît miné par ses propres insuffisances, négligences, contradictions et laisse subodorer un possible naufrage collectif. Depuis quinze ans, le retour discret mais réel du mot fraternité est à mettre en rapport avec la prise de conscience, certes partielle, mais assurément douloureuse voire effrayé, de toutes les brisures relationnelles, sociales, civiles que nous connaissons.
J'ai été en partie injuste et simplificateur, mais je vous ai prévenu, en disant que le rebond actuel de la fraternité était uniquement dû à des ressorts émotionnels. Au-delà de l'émotion, l'inquiétude collective a cherché à se traduire dans une utilisation plus rationnelle du concept. La fraternité a été invoquée par exemple par les législateurs en 1989, lorsqu'il s'est agi de mettre en œuvre la loi sur le R.M.I. (Revenu Minimum d'Insertion), qui nous parlait d'exclusion, de relégation et de fracture sociale grandissante. C'est la fraternité, de préférence à la solidarité pourtant plus consensuelle et juridiquement correcte, qui a été invoquée par les législateurs pour fonder la loi. De la même façon, lorsqu'il s'est agi de prendre des mesures contre le racisme et la xénophobie, c'est la fraternité qui a été invoquée. Michel Rocard, alors premier ministre disait, en prenant une certaine hauteur politique et philosophique, que la loi sur le RMI était : " l'affirmation par la société toute entière d'une éthique de solidarité et de fraternité renouvelées et approfondies ". Même s'il n'est pas suffisant de dire cela pour être sorti de l'illusion de la fraternité dont parlait Maupassant, il n'en reste pas moins que cette invocation est le symptôme de quelque chose qui cherche à se dire. Autre signe et symptôme venant cette fois de la société civile : " l'appel à la fraternité " lancé en 1999 par un collectif de personnalités et d'associations du secteur social et politique où les initiateurs ont souligné qu'il fallait passer, vu la dégradation du lien social, à la vitesse supérieure et réinscrire la fraternité dans le champ du vivre ensemble, par delà la solidarité qui avait montré ses limites : " il est temps, écrivaient-ils, dans leur manifeste, d'ouvrir un débat sur le fondement même de la république pour rappeler que si ses socles en sont bien la liberté et la légalité, la fraternité en est la perspective ". Je pourrai encore citer d'autres initiatives pour illustrer mon propos. Comme la mission : " fraternité 2000 " lancée par le ministère de l'emploi et de la solidarité avec la fondation de France et des associations. Je pourrai évoquer encore " l'appel de la fraternité " lancé par Edgar Morin dans un de ses livres intitulé : " la Terre patrie " qui date de 1994. Il y a chez E. Morin une tentative pour théoriser la fraternité, même si on ne peut pas parler pour autant d'une philosophie de la fraternité, qui aurait placé ce concept au centre d'une réflexion tant soit peu systématique.

6) Je ne voudrais pas clore ce premier temps sans revenir sur les rapports complexes et enchevêtrés entre solidarité et fraternité. Et puisque j'ai parlé de livres, je voudrai me rapporter à un ouvrage important qui a traité cette question de façon exhaustive et éclairante. J'en parle d'autant plus volontiers que ce livre a été passé sous silence, vu que la fraternité n'intéresse malgré tout pas grand monde. Il est vrai qu'il porte un titre austère et décline une pagination imposante, près de 700 pages. Il s'intitule : " la notion de fraternité en droit public français " (1996) et son auteur est un professeur de droit, Michel Borgetto. Il montre en particulier comment la fraternité, qui s'impose, dans la devise républicaine au moment de la révolution de 1848, va être, après l'intermède du second empire, prestement délogée ou plutôt révisée à la baisse par la solidarité. Il me paraît important de souligner à la suite de Michel Borgetto cet épisode déterminant qu'à représenté pour la république la doctrine du " solidarisme " de Léon Bourgeois. A côté de lui, il y a eu aussi l'économiste Charles Gide qui a influencé les politiques de ce que l'on appellera " économie sociale " puis " l'économie solidaire ". J'indique simplement l'idée force qu'il faut retenir. La solidarité a été jugée plus opérationnelle que la fraternité par les républicains de la troisième république et c'est manifestement toujours le cas, malgré quelques petits prurits vers la fraternité. " Le solidarisme " était inspiré par le courant scientiste et positiviste d'Auguste Comte en particulier. Cette doctrine a essayé d'accréditer l'idée que les hommes étaient solidaires par nature, ce qu'apportaient selon ces théoriciens, les données nouvelles de la biologie et de la sociologie naissantes. Pour eux la solidarité était un fait avéré, qui devait inspirer des principes de l'organisation politique, économique et plus largement sociale de la vie en commun. La fraternité, elle, paraissait trop idéaliste, métaphysique et au mieux, faute d'être réalisable, on pouvait la tenir pour ce " supplément d'âme " dont j'ai parlé, voire pour certains la considérer carrément comme une chimère. Ce qu'il faut retenir de la solidarité et de l'idéologie solidariste qui l'a promue, c'est donc sa signification politique, car sa scientificité est toute relative, pour ne pas dire nulle. Le message de la solidarité au sens précis que la république imposera, c'est pour le résumer d'une phrase, qu'une société peu compenser des inégalités, des injustices sans jamais remettre en cause le cadre politique, économique, libéral, capitaliste et productiviste qui produit ces mêmes inégalités. Le solidarisme est articulé à une idéologie qu'on a appelé " l'organicisme " où la solidarité compose parfaitement avec des hiérarchies, des inférieurs et des supérieurs ou, comme on dira dans le langage marxiste, des exploitants et des exploités et plus tard des exclus et des inclus. C'est cela d'ailleurs qui a fait la fortune de la solidarité " solidariste ", car sa présence, contrairement à l'intuition de la fraternité, permet de sauver les apparences : elle n'est ni incompatible avec la démocratie, ni avec l'exclusion ! A ce titre, la solidarité ne relève pas de la même logique que la fraternité. L'idéologie solidariste a, sans conteste, affaibli l'idée de fraternité et rendu plus difficile la possibilité de penser, non pas à la fraternité, mais de penser la fraternité.
Il me semble que le retour de cette dernière, pour les raisons que j'ai indiquées, devrait être une invitation forte à aller plus loin pour la réhabiliter. C'est-à-dire essayer de donner un sens à ce mot qui reste encore si vide sur les lèvres des hommes ou du moins pas du tout à la hauteur de la grande intuition dont il est porteur.

II - APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE ET ETHIQUE DE LA FRATERNITE


1) Repenser la fraternité : position du problème

Je partirai de cette autre phrase de Paul Valéry, qui disait que certains mots " avaient plus de valeur que de sens ". Je crois que la fraternité fait partie de ces mots. Que voulait dire Paul Valéry ? Il y a des mots qui sont porteurs d'un message et d'une signification si forte qu'ils concentrent une valeur inestimable, difficile à apprécier, une valeur hautement " symbolique ". Ils nous parlent en profondeur de notre humanité, de notre humanité possible. La fraternité nous parle du lien " humain ", de sa nature, de son essense, mais justement la valeur du mot est telle qu'il nous est rendu difficile de lui donner un sens : un sens dans les trois acceptions que recèle le mot sens :
- Le sens qui veut dire signification : il s'agit d'avoir une bonne intelligence, une bonne compréhension du mot pour le rendre " sensé ".
- Sens, qui veut dire direction, pour trouver une bonne orientation ou du moins un horizon vers lequel cheminer, qu'on pourrait appeler idéal commun.
- Sens enfin qui renvoie au sensible, à la sensibilité, c'est-à-dire aux sentiments, aux affects qui correspondent à la valeur que recèle le mot.

Pour parvenir à entrer dans la valeur en question, il faudrait pouvoir décliner les trois sens du sens dans une approche systémique. La fraternité, c'est tout à la fois une signification, une orientation et des affects. C'est la raison pour laquelle Edgar Morin indiquait dans un de ses livres : " Introduction à la pensée complexe " que la fraternité nous obligeait à entrer dans la complexité de notre condition d'humain. Et cette complexité, c'est d'abord le travail que doit faire la pensée pour pénétrer dans les couches d'un triple sens qui permettrait de rejoindre la " valeur-fraternité ".
A cet égard, j'introduis une hypothèse que m'inspire la difficulté de penser la complexité de la fraternité. Il me semble que la fraternité développe en nous un ressenti qui nous déborde de toutes parts, justement à cause de cette complexité. A ce ressenti correspond un affect très particulier que j'appelle la nostalgie. La fraternité serait présente en nous comme nostalgie de l'inaccompli. Nous avons la nostalgie de la fraternité c'est-à-dire que nous la ressentons à la fois déjà là et pas encore là. Mais comment pourrions-nous avoir la nostalgie de ce que nous n'avons pas encore véritablement " goûté ", de ce que nous ne connaissons pas, de ce à quoi nous ne sommes pas encore nés ?
Pour tenter de répondre à cet étrange et difficile question, je fais retour sur une phrase que j'ai citée issue de " l'appel à la fraternité " du collectif d'associations et de personnalités, pour la retravailler à la lumière de l'hypothèse de la nostalgie de la fraternité : " il est temps d'ouvrir un débat sur les fondements même de la république, disaient les auteurs, pour rappeler que si ses socles sont bien la liberté et l'égalité, la fraternité en est la perspective ". L'hypothèse de la fraternité-nostalgie m'amène à inverser la proposition et à poser : " il est temps d'ouvrir un débat sur le fondement même de la république, pour rappeler que si le socle en est la fraternité, la liberté et l'égalité en sont la perspective ". Je souligne par là la primauté de la fraternité : si la fraternité n'est pas posée dès le départ, avant la liberté et l'égalité, il y a peu de chance de la trouver à l'arrivée et de lui donner une incarnation et une signification plénière. Elle correspondrait alors à une expérience plus originelle que la liberté et l'égalité, elle relèverait d'un avant non pas chronologique et historique mais d'un avant ontologique et éthique.

2) " Le fait originel de la fraternité "

Qu'est-ce qui permet d'étayer l'idée que la fraternité aurait cette sorte de primauté dans la conscience humaine ? On peut rappeler d'abord comme le dit Albert Jacquard dans l'article Fraternité de son " Petit traité de philosophie à l'usage des non philosophes " que " frater a désigné (même si cela n'a pas été bien compris), tout membre de l'espèce humaine, de la famille humaine ". D'une famille humaine qui est une. Et c'est parce que le genre humain est un qu'on peut le comparer à une famille. Il n'est sans doute pas évident de comprendre dans sa profondeur et sa nouveauté ce que peut bien vouloir dire l'unité et l'unicité du genre humain. J'ai déjà indiqué que cela pouvait paraître terriblement abstrait. Il est vrai que toute l'histoire des mentalités, des idées, et des sciences nous a conduit à des échafaudages d'opinions ou de concepts qui nous ont amené à comprendre le genre humain, l'évolution humaine à partir de comparaisons, de projections inspirées par l'évolution et les caractérisations du vivant non humain, c'est-à-dire essentiellement animal, avec tout le flou, les approximations et les contre-sens que l'on sait. Rappelons par exemple la proposition aussi connue que saugrenue : " l'homme est un loup pour l'homme ". Pourquoi pas tant qu'à faire suggérer au loup de hululer au clair de lune : " le loup est un homme pour le loup " ! Il faudrait aussi pouvoir rappeler les ravages de la pensée magique du " darwinisme social ".
Pour tenter de traduire cette difficile intuition de l'unicité du genre humain, le philosophe Emmanuel Levinas, avançait ces mots sur lesquels je vais m'arrêter quelques instants : " le fait originel de la fraternité ". Qu'est-ce que cela veut dire " un fait originel " ? Un fait qui n'est ni physique, ni scientifique, ni observable au sens où il relèverait des sciences dures de la nature ou des sciences dites sociales ou humaines. Il faudrait alors entendre : un fait métaphysique, une sorte de méta-fait qui nous serait constitutif et qui nous précéderait dans nos affirmations de vérités à prétentions objectivantes. Un fait qui s'imposerait à nous puisqu'il nous constituerait de part en part. Il en irait ainsi de la fraternité qui relève d'une nécessité, et non pas d'un choix ou d'un regard idéaliste, volontariste ou utopiste que nous poserions sur notre condition. Originel : cela veut dire qui est déjà là, donc qui n'a pas de commencement assignable, ni de fin prévisible. On pourrait dire que nous ne pouvons pas échapper à la fraternité. Nous sommes insécablement frères de ce lien transcendantal. Ce qui veut dire aussi que nous ne pouvons que consentir à la fraternité. Nous sommes passibles de fraternité. On peut simplement ne pas le savoir, au sens où nous n'en avons pas l'" expérience ", ou du moins une expérience tant soit peu commune pour la mettre en mots, pour la partager, et en informer notre humaine condition. La fraternité nous appelle à ce savoir au sens premier de savoir qui veut dire en latin (du verbe sapeo, sapere), goûter, éprouver. Savoir, mais aussi l'agir de ce savoir. Agir (qui veut dire en latin ageo, agere), c'est-à-dire pousser devant soi, donc pousser quelque chose qui nous précède qui est déjà là, car si nous avions à pousser quelque chose qui ne soit pas là, nous serions dans un état d'hallucination ou d'hypnose collective et, pour le coup, ce serait grave !
On peut bien entendu penser que l'assertion de la fraternité comme " fait originel " relève de la psychose hallucinatoire, ce que beaucoup ne se priveraient pas de dire, en excipant pour preuve que la réalité du lien social est tout sauf fraternelle. Ce qui est vrai, mais ne constitue nullement une objection contre le " fait originel de la fraternité ". Car la difficulté est précisément de comprendre que la fraternité ne relève pas d'un fait empirique, observable, cumulatif. De comprendre aussi que celui qui fait part de son scepticisme sur la fraternité, participe quand même à son mouvement, en se gardant bien de lui mettre une camisole de force. Et que celui qui est trempé du meilleur bois républicain avec un entendement qui se contenterait volontiers de la liberté libérale et de la solidarité est quand même bien content de temps à autre de faire quelques pas de danse et de coudoyer avec la fraternité. Et que même, dans ces moments-là, il a plutôt l'air de mieux se porter. Quand bien même la fraternité serait une illusion, cette illusion recèle bien quelque chose de positif. Et si ce positif était justement " le fait originel ", cette présence-absence dont nous parlons ?
Pour aller plus loin dans la tentative de décryptage du " fait originel ", il faut revenir à un mot que j'ai prononcé : celui d'expérience. Pour tenter de rejoindre ce fait originel, alors il faut l'éprouver, en faire l'épreuve (et donc la preuve) par l'expérience. Mais faire l'expérience de la fraternité : qu'est-ce que cela veut dire ? Ecoutons ce que nous enseigne l'étymologie : expérience vient du latin experiri, éprouver. Le radical est " periri " où l'on retrouve une racine indo-européenne " per ", qui veut dire " à travers ". C'est d'ailleurs une des racines les plus riches de nos langues. Et cette racine s'actualise en une multitude de formations lexicales dont les sens tout en apparaissant d'abord comme étranger les uns aux autres convergent dans une même direction. Un de ces sens est " l'ennemi " et par dérivation, le " danger ", que l'on retrouve dans le latin " periculum ". Un autre sens est " traverser ", passer à travers, aller jusqu'au bout. Ce sens exprime la tension vers quelque chose à atteindre au-delà. Ce faisceau de significations veut dire que la traversée en question est un péril, un risque. L'expérience est fondamentalement sans doute une mise en danger. L'expérience doit être comprise comme une traversée de soi, vers soi, au risque de soi, en tant qu'exposition de soi. Faire une expérience, c'est s'exposer : s'exposer à advenir à soi, mais en accueillant, en se soumettant à ce qui advient. C'est donc une épreuve. Il faut penser que la fraternité est éprouvante. C'est à ce prix qu'elle fera preuve. On peut même avancer qu'il n'y a sans doute pas de plus grande épreuve que celle de la fraternité. Vous voyez que sous cet éclairage, elle n'a plus grand chose à voir alors avec cette bouffée de bien-être, ce supplément d'âme, cette cerise à laquelle on l'a réduite au risque du simulacre ou de la caricature.

3) La fraternité comme expérience de l'altérité

Mais quelle est cette épreuve et cet éprouvement ? Rien moins, je crois, que l'épreuve du gouffre et de l'abîme de l'autre, donc du lien humain qui m'ouvre à la présence de l'autre, de tout autre que l'on désignera par l'altérité. Cet autre qui est déjà là, puisque le lien est premier, mais dont je suis pourtant séparé et auquel je m'expose. La fraternité, ce n'est rien moins que faire l'expérience de cette exposition, de ce risque de l'autre, et du possible qui en résulterait. Eprouver ce possible revient à dire : " deviens ce que tu es " comme écrivait le poète latin Pindare. Qu'on pourrait aussi traduire dans cette perspective " sois ce que tu deviens ". Et l'épreuve, c'est justement ce devenir d'une nature très spéciale, puisqu'il a un statut transhistorique, même s'il advient dans la chair et l'humus de notre histoire et condition humaine. J'admets que l'affaire n'est pas simple à comprendre : ou plus exactement à " entendre ". Tout simplement par notre in-expérience. Ce qui est difficile, c'est de se saisir et de se vivre à la hauteur de cet " être en relation " que chacun est avec tout autre. C'est cette idée qu'exprime Emmanuel Levinas lorsqu'il dit que l'autre est toujours là qui m'interpelle de son " visage ". Le visage est à la fois une réalité sensible, mais aussi une métaphore pour traduire cette présence immédiate et irréductible de l'autre. Comme l'autre est toujours déjà là, toujours déjà présent, toujours me sollicitant à " l'envisager ", je ne peux pas échapper au pouvoir de cette présence, à ce lien insécable. " Autrui me frappe d'impouvoir " dit Levinas. Donc je dois me rendre à lui, me soumettre en quelque sorte à cette relation à laquelle je suis voué.
Cet avènement de la fraternité peut aussi se traduire par l'idée riche mais o combien difficile à recevoir, que chacun est dans la relation un être unique, singulier, original et à ce titre incomparable, comme est unique le genre humain. La fraternité, c'est aussi cet " entre-nous " (comme dit Levinas) des singularités. Elle n'est ni un lieu clos d'enfermement où le lien m'amènerait à vouloir réduire l'autre, à chercher à fusionner avec lui. Elle n'est pas non plus la rencontre entre un moi et un autre qui existeraient séparément et qui auraient à nouer des liens, à passer des alliances, à construire un pacte pour pouvoir vivre ensemble et se rendre supportable l'existence, face au danger que chacun représenterait pour l'autre.
Mais là est l'épreuve. Jusqu'à présent, à ce point de notre évolution, de nos prises de conscience et de nos agir ensemble, nous ne sommes pas sortis de la double aporie et impasse qui caractérise nos sociétés : soit d'un côté des sociétés d'enfermement avec des constructions où nous cherchons à réduire l'autre à nous-même. Soit des sociétés de type démocratique, du moins de la démocratie dont nous sommes capables à ce jour, où chacun se relie à l'autre à partir de l'atome du moi-je qu'il croît être en face de l'autre. Et vogue la galère pour tenter d'agréger ces atomes. Car campés sur leurs positions d'atomes juxtaposés, les individus développent entre eux les affects qui correspondent à cette position existentielle : la peur de l'autre, la méfiance, le désir d'affaiblir, ou l'indifférence, avec, malgré tout on l'a vu, quelques suppléments par ci, par là, de solidarité, ou de coudoiements.

3) Anthropologie et éthique de la fraternité



Cette approche de la fraternité que j'esquisse, je tiens à la qualifier pour bien identifier le type de réflexion et d'approche dont elle procède. Il s'agit d'une approche anthropologique et éthique plus encore que politique et morale. Même si bien sûr cette réflexion anthropologique et éthique doit nous ramener dans l'espace de la cité, donc du vivre ensemble inter-individuel et collectif. Mais une réflexion simplement politique et morale me semble inefficace et insuffisante pour fonder la fraternité.
Que faut-il entendre par anthropologie ? Je me retourne encore une fois vers l'étymologie du mot qui se décline en trois temps. Il y a d'abord " andro " : l'homme, mais l'homme entendu comme guerrier. Il y a " theros " qui veut dire le sperme, la semence ; et " opos ", qui veut dire : voir. L'anthropologie dans son sens le plus fondamental est donc la science qui permet de fertiliser l'homme, l'homme guerrier sans doute mais pour en faire un être humain. L'anthropologie a donc une visée d'humanisation. Il s'agit pour l'homme d'étudier et de mettre en œuvre ce qui sera préférable et nécessaire pour favoriser son avènement humain. Mais que s'agit-il alors de fertiliser pour être humain d'un lien humain ? Ce qu'il s'agit de fertiliser c'est notre " ethos " d'être humain : " ethos " qui a donné le terme d'éthique. Donc fertiliser notre ethos, cela veut dire fertiliser notre terreau, notre " texte humain " ou encore comme disait Lacan notre " humus humain ". Il s'agit de nous " éthiciser " pour avoir des affects qui nous permettent de nous " ressentir comme humains " comme disait le philosophe Kant. Ce qui est la condition de possibilité pour que la fraternité prenne un sens et anime un projet commun. Il s'agit de semer, de cultiver et d'entretenir tous les affects qui permettront de nous relier. Ces affects on pourrait les nommer : la confiance, la bienveillance, la bonté, la générosité, l'amour.
C'est aussi à ce prix, à cette condition, que la fraternité nous donnera suffisamment d'expériences communes et de références pour que nous parlions et que nous agissions dans l'élan d'un même mot, d'une même langue stabilisée. Pour cela, il faut se rendre capable de nouvelles dispositions, de nouvelles compétences auxquelles nous avons alors à nous co-former et à nous éduquer. Ces compétences que j'appelle pour ma part des compétences éthiques supposent en effet une éducation ou plus exactement une attitude éducative. Ces compétences éthiques peuvent se décliner autour de trois axes qui caractérisent tout acte d'apprentissage/éducation.
Il y a d'abord :
- La compétence à créer un " lien éducatif " ce qui n'est rien moins qu'évident surtout aujourd'hui où ce qu'on appelle la crise d'éducation se caractérise sans doute d'abord par l'abolition ou la quasi-abolition d'un lien éducatif humain qui rend problématique la transmission d'un monde commun et sensé.
- La compétence à apprendre et faire ensemble. Ce qui suppose de mettre en avant une intelligence collective autour de pratiques de coopération, d'aide mutuelle, d'échanges réciproques ; en lieu et place du modèle aujourd'hui hyper dominant de la réussite compétitive de chacun contre tous avec ses gagnants et ses perdants, " des gagnants fabriquant de perdants " comme dit Albert Jacquard ; ses inclus et ses exclus : ses inclus fabriquant d'exclus.
- Enfin la compétence à créer de la " communauté éducative ". En se souvenant que dans communauté, il y a le mot latin munus qui veut dire trois choses : bienfait, don et obligation d'office, donc de dons qui soient des bienfaits que je suis tenu de faire, si j'entends revêtir une " tenue " d'humain. On voit qu'on est bien loin du compte lorsqu'on parle par facilité de langage, mais sans savoir ce qu'on dit, de communauté éducative ou de communauté tout court.

4) Resignifier la liberté et l'égalité par la fraternité



Je voudrais clore ce deuxième temps en montrant combien cette perspective anthropologique et éthique ou si l'on veut anthropo-éthique permet de réévaluer le sens de liberté et d'égalité et donc notre rapport à la liberté et à l'égalité. Ce point est essentiel, car lorsqu'on cherche à penser la fraternité, il ne faut surtout pas le faire en ignorant ou en secondarisant ce qu'il advient de la liberté et de l'égalité. Faute de quoi la fraternité sera elle-même menacée d'une vision totalisante ou totalitaire de la société et on sait que des pensées extrêmes ou sectaires peuvent pervertir la fraternité.
Du point de vue de la fraternité, la liberté, c'est-à-dire je le répète le devenir unique et singulier de chacun, n'est plus la liberté de l'individu qui se pense seul à côté des autres c'est-à-dire l'individu libéral, affecté par la peur, la menace, la violence, toujours en rivalité et en compétition. Cet individu, égotique qui a imaginé un peu stupidement d'ânonner : " ma liberté commence là où s'arrête celle d'autrui ". Montrant par là que nos libertés ne peuvent que se limiter aux frontières, gérées dès lors par le seul droit devenant un " en-soi " pour régler les conflits. Au contraire la liberté fraternelle énonce : " ma liberté commence et continue là où commence et continue celle des autres ". Vu de la fraternité, il apparaît, comme le dit Levinas : " que chacun d'entre nous porte la responsabilité de la liberté d'autrui ", ce qui revient à dire que je ne dispose pas de ma liberté si je ne l'engage pas vers l'avènement de la liberté d'autrui. Je peux bien me croire libre, je peux avoir l'illusion de ma liberté comme j'ai évoqué plus haut l'illusion de la fraternité. Je peux confondre liberté et servitude, liberté et conditionnement, liberté et avoir, (la liberté du propriétaire libéral), mais il y a un sens beaucoup plus profond de la liberté qui est la liberté d'esprit, la liberté de cette ethos fertilisé par des affects de la liaison fraternelle. Je remarque d'ailleurs qu'à l'origine de l'idée de liberté, il se trouve quelque chose qui la rattache à la sémantique de la communauté et de la fraternité. Comme l'a montré le linguiste Emile Benveniste, la racine indo-européenne de liberté redistribuée en grec, mais aussi en anglais et en allemand, renvoie à des choses qui ont à voir avec une croissance commune avec un développement collectif. Tous les mots comme lieben, love mais aussi libido, mais friend, freund, frei attestent la connotation originellement communautaire de la liberté. Comme le dit un philosophe italien, Robert Esposito qui a beaucoup écrit sur la communauté : " la liberté renvoie à une puissance de connexion, d'agrégation, de mise en commun. Elle est donc conçue comme quelque chose qui met en rapport en relation : exactement le contraire de l'autonomie et de l'autosuffisance individuelle auxquelles nous avons aujourd'hui l'habitude de l'assimiler ". En somme le sens originel de la liberté n'a rien à voir avec une simple absence d'obstacle à la volonté de l'individu. C'est au contraire un sens puissamment informatif qui renvoie à une expansion, à une floraison, à un accroissement qui est commun et qui met en commun. Malheureusement ce sens de la liberté s'est rétréci et dégradé dans nos sociétés libérales, républicaines et démocratiques. Au point d'être devenu caricatural, lorsque la liberté n'apparaît plus que comme l'effet ou la conséquence de la propriété, c'est-à-dire le contraire au sens strict de la communauté. Est libre, croit-on, celui qui se possède lui-même au point de ne dépendre en rien des autres et pour ne dépendre en rien des autres, il lui faut avoir, être propriétaire de biens matériels ou autres et le signifier aux autres par des statuts, des raisons sociales, des insignes, des postures et des clôtures ?
Vue de la fraternité, l'égalité prend aussi une toute autre signification. L'égalité n'est plus la recherche frénétique d'un quantum de droits et de biens qui devraient être identique aux autres, dans une perspective de comparaisons mimétiques, inquiètes, sourcilleuses, voire haineuses, au service d'un égalitarisme uniformisant, où tous les individus singuliers deviennent aussi gris que les vaches, dans " cette nuit où toutes les vaches sont grises " pour reprendre le mot du philosophe Hegel. L'égalité, au contraire, c'est le désir de faire que chaque liberté devienne unique incomparable au titre de la singularité qu'elle recèle. L'égalité c'est veiller à l'extension de l'appropriation de chacun par lui-même grâce aux autres. Et derrière cette perception de l'individu singulier, on peut retrouver cette autre grande intuition de la dignité de la personne humaine. C'est au nom de la dignité de chaque-un, unique, que les droits de l'homme font sens et nous orientent vers une obligation éthique plus encore que juridique au sens strict du droit libéral. C'est bien ce que nous rappelle d'ailleurs dans sa grande sagesse l'article 1er de la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 : " les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ".

Deux observations à propos de cet article :
- On voit que l'égalité des droits ne fait sens que par référence à la dignité de la personne, et non pas en eux-mêmes. Ensuite on voit que l'esprit de fraternité, c'est, du moins à mon sens, cet ethos dont j'ai parlé, qui évite l'écueil d'une fraternité abstraite ou sentimentale. Et qu'au demeurant cet esprit de fraternité n'est pas quelque chose de facultatif, d'optionnel, une simple variable d'ajustement pour des temps difficiles, mais une obligation éthique qui affirme, plus qu'un devoir moral, l'affirmation d'une vie qui voudrait être vécue à la hauteur et selon l'exigence auquel nous convie le lien humain universel de fraternité.
Rien de ce que j'ai avancé n'est évidemment facile à concevoir. J'ai bien conscience, au terme de cet exposé, de vous avoir exposé à la fraternité, mais comment aurai-je pu faire autrement ? De vous avoir parlé de nostalgie, d'épreuve et en somme d'un horizon lointain, d'une ligne de fuite, davantage que de bons sentiments qui demanderaient simplement un peu de dévouement, de sens humanitaire ou qui participeraient de ce supplément d'âme que j'ai évoqué. Mais comment aurai-je pu faire autrement ? Car derrière la nostalgie, c'est la signification de la fraternité qui se cherche ; derrière l'épreuve de la fraternité, ce sont les sentiments du lien humain qui se cherchent ; derrière la ligne de fuite, c'est un " idéal commun " qui se cherche. Soit les trois sens du sens de la fraternité qui me permettront de la poser comme valeur universelle. Voilà résumé le formidable défi de la nécessaire fraternité que nous devons construire. Et sans doute n'avons nous pas d'autres choix que d'adhérer à cette nécessité, si nous voulons encore espérer dans un désir et dans un avenir d'humanité.

En guise de conclusion : quelques perspectives



Cette approche anthropologique et éthique de la fraternité, qui vous aura nécessairement paru un peu trop théorique, peut tout à fait déboucher sur un programme d'études qui s'exercerait dans les deux champs majeurs qui concernent la construction d'une vie d'homme :

1) Le champ de l'économie :

C'est-à-dire celui qui s'occupe de la maison (" Oikos " en grec) ou plus largement du foyer où s'élabore la création, l'échange et l'utilisation des biens destinés à satisfaire les besoins de la maison, les besoins fondamentaux de l'homme. La perspective d'une économie fraternelle en appelle assurément à une économie qui n'est pas celle de l'homo economicus liberal que l'on connaît et que je n'ai pas besoin de rappeler ici. Mais à une économie du don, de l'échange et de la réciprocité. Ce que le philosophe et économiste Serge-Christophe Kolm appelait dans un beau livre qui demanderait à être relu dans la perspective de vos travaux : " la bonne économie ou la réciprocité générale " (P.U.F., 1984). Dans cette économie, qui suppose justement un ethos transformé, il y a au-delà du marché libéral, des dons et des contre-dons qui ne témoignent pas simplement d'opérations marchandes de transfert de biens matériels, voire immatériels, puisque l'échange s'accompagne et s'accomplit à travers des relations et des attitudes où se manifeste " l'esprit de fraternité ". " Par le don, on mêle son âme à celle de l'autre " dit de façon très belle un poème de l'Edda scandinave cité par Marcel Mauss dans son " essai sur le don ". Il y a donc une " poéthique économique " à inventer. Les matériaux de cette autre économie existent déjà et c'est sans doute le projet de ce colloque de commencer à s'acheminer vers cette économie fraternelle qui requiert une " poéthique ", comme je l'appelle. Mais cette économie fraternelle devra aussi se distinguer de ce qu'on appelle aujourd'hui l'économie sociale et solidaire. Ce qui ne veut pas dire qu'il convient d'invalider l'idée de solidarité, mais de la resignifier et de la reformuler du point de vue de la fraternité. La solidarité devient alors une composante, parmi d'autres, de la fraternité. Ce qui permettrait de lever les ambiguïtés qui subsistent autour de l'économie solidaire, ses usages, ses pratiques.

2) Le champ de l'éducation

L'éducation requiert pour sa part, ce que j'appelle encore une " poéthique éducative ". Soit la production, la transmission, et l'utilisation des biens de l'esprit entendu comme biens culturels et intellectuels. Ce sont ces biens qui doivent fertiliser l'humus humain et donc l'humanisé au titre des trois compétences éthiques dont j'ai parlées. L'école dans ses aspects formels et informels devrait justement éduquer à cet esprit de fraternité. Elle devrait rendre les enfants passibles de fraternité. Malheureusement, on sait que c'est à peu près tout le contraire qui se déroule. Les valeurs qui devraient être celles de l'école républicaine, dont la fraternité, l'égalité en dignité et en droit de chaque élève, ne sont d'ailleurs plus à l'ordre du jour. Il suffit de lire les textes de la commission des experts, nommés par le ministère de l'éducation, qui ont été remis aux participants du " grand débat national sur l'avenir de l'école " pour voir que concernant les valeurs de l'école républicaine, on ne parle ni de fraternité, ni de solidarité, ni de l'égalité des droits, mais de la liberté libérale, qui s'exerce au nom de l'égalité des chances (et de son imposture), dans le cadre de la compétition de chacun contre tous, posée comme un dogme intangible auquel il faut simplement apporter des " remédiations ", des " compensations " comme il est écrit dans la littérature officielle. En somme il s'agit d'être au mieux humanitaire, c'est-à-dire " réparant-régulant ", mais non humanisant. La poéthique éducative, comme la poéthique économique, sont, me semble t-il, les deux grands chantiers dans lesquels nous devrions nous investir pour construire ce qu'Edgar Morin appelle " une politique de civilisation ". Pour cette politique de civilisation, la fraternité doit être, c'est du moins ma conviction, le grand référent et signifiant commun. Ce pourquoi nous sommes sans doute ici pendant ces deux journées dont je souhaite qu'elles soient intenses pour permettre de tracer quelques voies et perspectives dans cette direction.


Bruno MATTEI est un Professeur de philosophie à l'Institut Universitaire de Formation des Maîtres (IUFM) de Lille