VERS UN SOCIALISME CIVIL ?


L'épreuve de la contrainte démocratique de différenciation de la société


Bruno Théret

Publié in Capitalismes et socialismes en perspective. Evolution et transformation des systèmes économiques, sous la direction de B. Chavance, E. Magnin, R. Motamed-Nejad et J. Sapir, Paris, Editions La Découverte, Coll. Recherches, 1999.

Les pays à économie de type soviétique peuvent être caractérisés par le fait que le politique a cherché à y empêcher (ou à revenir sur) le processus de différenciation de la société qui, avec la montée en puissance simultanée du capitalisme industriel et de l'État de droit territorial, a affecté en premier lieu le monde occidental. Le projet “ communiste ”, socialiste d’État, était non pas de réenchasser l’économique dans le social, comme ce fut le cas dans la plupart des sociétés capitalistes à l’issue de la seconde guerre mondiale, mais de le réabsorber totalement dans le politique. Ainsi, au projet bourgeois libéral individualiste porté par le discours de l’économie politique orthodoxe et visant à se libérer de tout pouvoir collectif souverain, le projet communiste étatiste qui a inspiré la construction du “ socialisme réel ” a opposé une visée purement holiste de retotalisation de la société. A l’idéal du marché de concurrence parfaite était de la sorte simplement opposé son dual, le modèle de la rationalité planificatrice omnisciente.
Or la différenciation sociale entre l’économique et le politique est un processus structurel inhérent au développement des sociétés modernes où l’homme cherche à se libérer des formes traditionnelles de la domination. Dans cette perspective, toute forme de projet visant à l'indifférenciation de la société et des individus, et notamment ceux aboutissant au renforcement du pouvoir d’État sur la société et non à son dépérissement sous la forme d’une "société réglée", selon l'expression de Gramsci, s'inscrit à contre-courant des grandes tendances de développement des sociétés contemporaines et, pour cela, est à plus ou moins long terme voué à l’échec.
En effet, si la protection de la vie de chacun et de tous prend la forme exclusive d’une dette sociale gérée par le parti-État auto-institué comme représentant de la société, les tendances à la différenciation du politique et de l’économique portée par le développement industriel salarial ne peuvent être contenues que par l’exercice récurrent de la violence physique par l'État sur les individus, et/ou la représentation d’une agression extérieure permanente légitimant une gestion économique du type économie de guerre pénurique. Cette domination coercitive appelle alors une multiplicité de contre mouvements : prise d’autonomie de l’économie productive ; insoumission intellectuelle ; développement contenu mais néanmoins irrépressible de pratiques monétaires et juridiques privées tentant de déborder les sphères étroites dévolues à la monnaie et au droit par une puissance publique se vivant comme le tout de la société et cherchant à se passer de ce genre de médiation entre elle et les individus. De là, la nécessité de réformes et l'incapacité de les mener à bien dans le cadre politique établi. Et de là aussi, en fin de compte, le refus de la société de soutenir plus longtemps les visées de l'État totalitaire, en dépit de la protection sociale et matérielle substantielle qu'il représente pour la population dans sa grande masse.
Mais l’hypothèse d’une nature structurale de la différenciation des sociétés modernes conduit également à récuser l'idée selon laquelle le capitalisme en serait la seule voie possible de développement, constituant ainsi la fin de l’histoire. Car le capitalisme, généralisé à toutes les sphères de la vie sociale, est une utopie aussi totalitaire que le socialisme d’État. Sa dynamique auto référentielle propre - le marché autorégulateur - conduit, en effet, à la destruction du politique, et donc aussi à un totalitarisme qui, au mépris des formes complexes de l’intégration sociale dans les sociétés différenciées en de multiples sphères, fait appel à une rationalité économique étroite et unique tentant de s'imposer partout. D'où son échec dans le premier vingtième siècle (1914-1945), un échec du même ordre que celui de la révolution soviétique bien que le coup d'arrêt ait pris en ce cas la forme sanglante d'une série guerre crise guerre mondiales. Et c'est cette "guerre de trente ans du XXème siècle " qui engendre, pendant les "Trente Glorieuses", la "Grande Transformation" qu'est l'avènement de la société salariale.
Mais, comme dans le cas des expériences socialistes d'État, une transformation de cette ampleur ne résulte pas de turbulences passagères, fussent-elles extrêmement violentes. Elle est plutôt le fruit d'un processus historique long dont ces turbulences sont également l'expression. Le déchaînement du libéralisme économique, par le désordre social total qu’il entraîne, appelle en effet, bien avant sa crise finale, des réactions du corps social conduisant à la réinstitution d’organisations politiques collectives limitatives de la prétention de l’ethos capitaliste marchand à régir l’ensemble des sphères de la vie sociale. Ce fut là la source de la mise à la raison du capitalisme R0“sauvage” américain appelé de ses vœux, théorisée et mise partiellement en pratique dans l’entre-deux guerres par John Commons et ses "Wisconsin-Boys" lors du New Deal. Ce fut là également l'origine des épisodes totalitaires fasciste et nazi, ainsi que des diverses variantes européennes du capitalisme salarial qui se sont épanouies dans l'après-guerre. C’est là encore l’origine des mafias lorsque aucune autorité souveraine ne prévaut, cas actuel de la fédération de Russie.
A l'Ouest comme à l'Est donc, les projets de totalisation de la société ont ainsi du finalement s'accommoder de sociétés différenciées de facto. Toutefois, tant qu'ils continuent à servir de modèles de référence pour l'action des pouvoirs dominants, ceux-ci ne reconnaissent pas comme légitime une telle différenciation et, par conséquent, l'assimilent à du désordre et cherchent à la cantonner dans l'informel ou aux marges du système. Ce qui fait qu'aucune place n'est reconnue à une société civile autonome. Cela dit, en se situant en dehors de l'opposition polaire entre le capitalisme libéral et le socialisme d'État, les sociétés salariales de l'après-guerre ont esquissé une forme de dépassement du capitalisme comme de l'étatisme. En faisant une place centrale dans leur régulation sociale à des processus de socialisation démocratique fondés sur les principes de liberté et d'égalité et institutionnalisés grâce au jeu de la monétarisation et de la juridicisation des rapports sociaux, elles ont posé des bases pour une véritable autonomie de la société civile tant à l'égard du capitalisme que de l'État.
L'analyse de la structure et de la dynamique de ces sociétés conduit alors à rompre avec la vision bipolaire usuelle qui n'y distingue que deux grands ordres de pratiques sociales, l'économique (le monde de la richesse, le marché) et le politique (le monde de la puissance, l'État). En effet, cette analyse montre qu'un troisième ordre autonome de pratiques, l'ordre domestique (le monde de la vie) tient aussi dans ce type de société une place cruciale puisqu'il y fournit la matière (et la condition) première des processus d'accumulation de richesse et de puissance qui sont respectivement au fondement de l'autonomie de l'économique et du politique (Théret, 1992). Il est alors possible de penser non plus deux mais trois grands types ou familles de systèmes socio-économiques : les systèmes capitalistes, les systèmes dits socialistes mais en fait étatistes, et les systèmes véritablement socialistes au sens du Marx prônant le dépérissement de l'État et qu'on nommera ici, pour éviter toute confusion, "sociétalistes" ou "socialistes civils" (cf. schéma 1).

SCHÉMA 1 : Systèmes totalitaires et systèmes différenciés

Chacun de ces types peut être caractérisé par la domination de l'un des trois ordres sur les deux autres. Cette domination peut aller jusqu'à se traduire par un projet de soumission totale des ordres dominés à la logique de l'ordre dominant (idéaux du capitalisme libéral radical, du socialisme d'État, et du communisme communautaire intégral fondé sur le modèle de la famille patriarcale élargie). Mais dans les sociétés concrètes, ainsi qu'on l'a déjà suggéré, même quand ces idéaux servent d'idéologie officielle, la domination d'un ordre de pratiques ne prend que la forme relative d'une soumission d'un ordre à un compromis entre les deux autres institué sous l'hégémonie de l’un de ces derniers. On peut ainsi parler d'ordres indépendants dont l'un est dominant et l'autre dominé, tous deux se soumettant de concert un ordre dépendant dominé.
Les systèmes capitalistes et socialistes ont en commun de faire du monde de la vie et de la sphère domestique l'ordre dépendant dominé. Ils se distinguent en revanche l'un de l'autre par le fait que dans les premiers, l’ordre économique, sa rationalité et ses valeurs sont en position hiérarchiquement supérieure et servent de référence dominante dans l’ensemble des sphères de pratiques sociales, alors que dans les seconds, l'État, confondu avec la société, est placé en position hiérarchiquement supérieure en pouvoir comme en valeur. Contrastant avec ces deux types de systèmes, on peut alors définir les systèmes sociétalistes (démocratiques et décentrés) comme des systèmes où l'ordre domestique et la société civile, le monde de la vie, sont privilégiés et dominent les ordres économique et politique en les instrumentalisant et en les soumettant à leur raison.
Dit autrement, selon cette grille typologique, on a d’un côté l'imaginaire de l’individualisme radical fondé symboliquement sur l'hypostase du principe formel de liberté et faisant appel à une raison purement économique où la rationalité utilitariste est privilégiée et mobilisée dans l’accumulation individuelle d’avoirs. De l’autre, on a le collectivisme (ou holisme radical) fondé symboliquement sur une hypostase de même type du principe formel d'égalité et d'une rationalité politique privilégiant la raison d'État et l’accumulation de puissance sur les êtres. Et au-delà, comme synthèse et dépassement de ces deux utopies totalitaires, on a la visée d'un holindividualisme sociétal qui en impose autant à l’individualisme capitaliste qu’au holisme étatique, et qui fait appel à une rationalité communicationnelle mobilisant aussi bien la rationalité économique et le principe de liberté que la logique du pouvoir d'État et le principe d'égalité, mais en les cantonnant à des fonctions sociales particulières et locales.
Mais quel peut être alors le fondement symbolique de ces sociétés du troisième type ? Quelles sont les conditions éthiques pour qu'un tel holindividualisme puisse réellement advenir ? Si le capitalisme de marché est fondé sur le principe de liberté et le socialisme étatiste sur celui d'égalité, quel principe éthique peut-il servir de valeur hiérarchiquement supérieure dans le sociétalisme ? L'histoire, l'anthropologie et la philosophie proposent chacune leur candidat à ce rôle, car, contrairement à ce qu'on pourrait croire au seul vu des opinions les plus médiatisées, il existe toute une riche et longue tradition de réflexion dissociant socialisme et étatisme et cherchant à penser l'égalité dans la différence et la liberté. Ainsi l'histoire propose la fraternité, un principe porté par les diverses révolutions françaises et plus particulièrement celle de 1848 (David, 1992) ; elle y adjoint parfois la solidarité, mais celle-ci, particulièrement privilégiée au tournant du XX ème siècle par Durkheim et les républicains "solidaristes", n'implique pas nécessairement l'égalité comme le fait la fraternité. On l'a vu dans les années 1980 quand le parti socialiste français au pouvoir a cherché à substituer la solidarité à l'égalité afin de promouvoir la notion d'inégalités justes (Théret, 1991).. L'anthropologie, de son côté, distingue le principe de réciprocité, celui-ci apparaissant notamment dans les travaux de K. Polanyi ; la réciprocité est par ailleurs souvent assimilée au don qui doit ses lettres de noblesse à M. Mauss et a été revalorisé récemment par les néo-maussiens (Chanial, 1998). La philosophie, enfin, dans sa tendance communautarienne personnifiée par M. Walzer, avance, quant à elle, l'idée d'égalité complexe comme fondement d'un "socialisme démocratique décentralisé » . Par delà leur diversité, ces approches conduisent toutes à faire de la "solidarité réciproque" (un équivalent moderne de la fraternité), le troisième principe éthique dont la mise en valeur hiérarchiquement supérieure est propre à fonder un socialisme civil ; elles montrent également qu'une telle solidarité réciproque gouverne déjà de nombreuses pratiques sociales dans la mesure où elle s'avère nécessaire à la reproduction en tant que telles des sociétés différenciées.
Nous reviendrons sur cette convergence dans la dernière partie de ce texte, quand il sera temps pour nous de la mobiliser afin de montrer, avec Walzer, que le sociétalisme n'est pas une utopie mais une visée raisonnable . Auparavant, nous allons nous attacher à8 montrer par un détour théorique ce caractère latent du sociétalisme au sein du rapport salarial développé. A cette fin, on partira d'une caractérisation générale du lien social qui organise toute vie humaine en société, toute vie collective. On proposera ensuite, à partir de cette caractérisation du lien social, une interprétation de la différenciation sociale - qui conduit à placer le sujet individuel, mais un sujet individuel divisé, au centre du système des valeurs des sociétés modernes - comme contrainte démocratique spécifique aux systèmes sociaux contemporains et à venir.
Plus précisément, la grille d’analyse qu'on utilisera s’appuie :
1/ sur la notion de dette de vie comme fondement anthropologique du lien social et de dédoublement des formes de cette dette dans les sociétés individualistes, le fait saillant étant l’apparition d’une dette privée dont on peut se libérer avant la mort et qui vient concurrencer le lien traditionnel de dette de vie à l’égard du souverain, un lien dont, en ce qui le concerne, on ne peut jamais se libérer ;
2/sur une réinterprétation de la monétarisation des rapports sociaux et du salariat fondé sur cette définition du capitalisme à partir de la notion de “dette dont on peut se libérer” par un paiement monétaire, et sur la nécessité de médiations sociales construites pour assurer la fermeture du lien social d’endettement mutuel du fait de la différenciation de ses formes économiques et politiques ;
3/sur le besoin qui en découle d’analyser également le processus d'autonomisation de l'ordre domestique, lequel se traduit par des transformations profondes dans l'organisation des familles et va avec l'émergence d'une société civile qui n'est pas immédiatement régie par les rationalités propres aux ordres économique et politique, quand bien même elle est articulée à ceux-ci par la médiation de l'espace public ;
4/sur une conceptualisation du sociétalisme comme aboutissement possible, mais non nécessaire, de ce processus d'émergence d'une société civile en tant que sphère propre de pratiques sociales ancrées dans l'ordre domestique et porteuse, pour cela, d'un principe éthique de "solidarité réciproque" (autrement dit de "fraternité" ou "d'assistance mutuelle"), seul à même de fonder une communauté politique réellement égalitaire dans les sociétés différenciées.

I. De la dette primordiale aux formes différenciées de la dette privée et de la dette sociale.

Toute vie collective suppose l'existence d'un lien social qui tient ensemble les humains s'identifiant au groupe, qui fixe leur appartenance à la société. Ce lien est un rapport d'endettement mutuel, rapport social qui structure à son niveau le plus fondamental une société.
On peut ainsi poser que la dette est le lien social au fondement de tout "commerce" entre les humains, la structure qui se cache derrière toute vie en société, et, par voie de conséquence, derrière toute transaction ayant une dimension économique, qu'elle soit un échange marchand, un don/contre-don, un prélèvement avec redistribution différée. Ces transactions ne sont jamais, en effet, que des “méthodes de création de dette” (Commons, 1934-1986 ; Maucourant, 1993).
En suivant un certain nombre d'anthropologues et d'historiens (cf. Aglietta et Orléan eds, 1998), on peut également poser une série d'hypothèses théoriques complémentaires concernant ce lien social vu comme endettement.
Première hypothèse, sa forme originelle, primordiale, est la dette de vie, dette qui a trait à la reproduction des sources, à la protection et à l'écoulement régulier de la vie humaine. Car à l'origine de l'humanité, laquelle peut être caractérisée par sa fonction symbolique qui la différencie du monde animal, il y a une représentation de la mort comme en deçà et au-delà de la vie, représentation d'un monde invisible qui fait de la naissance à la vie un endettement originel de tout homme à l'égard des puissances représentatives du tout cosmique dont l'humanité est issue.
Deuxième hypothèse, à cette représentation est liée l'émergence de pouvoirs temporels souverains (églises, États) s'imposant comme les légitimes représentants de ces puissances cosmiques et qui récupèrent ainsi la créance croyance inaugurale qui est alors transférée de l'au-delà à l'ici-bas.
Ce sont enfin, troisième hypothèse, ces pouvoirs souverains qui inventent la monnaie comme moyen de règlement des dettes, un moyen dont l'abstraction permet de résoudre le paradoxe sacrificiel faisant de la mise à mort de victimes vivantes le moyen permanent de la protection de la vie. La monnaie est originellement liée à la forme fiscale (ecclésiastique, puis étatique) de paiement de la dette de vie (remboursement des avances faites à la naissance et /ou contrepartie d'un don de sécurité accrue).
La structure symbolique qu'est la dette primordiale, dans la mesure où elle trouve sa source dans le rapport qu’entretient l’être humain avec la mort, est ainsi une institution humaine de même statut anthropologique que la prohibition de l’inceste. Elle est, dans cette perspective, le fondement toujours nécessaire des sociétés modernes, et ce qui différencie ces dernières est seulement les formes que cette dette y prend ainsi que les moyens de son règlement. Ces formes nouvelles sont l'expression de ce que dans le processus de substitution des moyens de paiement de la dette, le passage à la monnaie introduit un fait radicalement nouveau. En tant qu'elle est unité de compte et donc un opérateur d’homogénéisation et d’abstraction du contenu des dettes, la monnaie permet en effet que les relations d'endettement ne se confondent plus nécessairement avec des rapports interpersonnels et qu'elles soient sécularisées. Les dettes peuvent ainsi, grâce à la monnaie, circuler par transfert sur de plus larges espaces.
Notre interprétation des sociétés contemporaines dans cette perspective se décline de la manière suivante .
- La monétarisation de la dette de vie est ce qui a permis son dédoublement et le retournement du rapport au temps et du rapport créancier/débiteur qui originellement la fondait. Dédoublement en des formes économiques et sociales autonomes et retournement spécifique à chacune de ces deux formes : retournement du rapport au temps pour la dette économique et du rapport créancier/débiteur pour la dette sociale. La dette économique, produite par les échanges marchands et les opérations de crédit commercial qui les accompagnent, emprunte à l’antique dette de vie sa structure fondamentale, à savoir qu’elle est endettement de l’individu vis-à8-vis d'une totalité représentée par la monnaie. Mais elle implique un rapport au temps inversé : elle ne renvoie plus à un endettement passé contracté sur un mode religieux dans l’en deçà de la vie humaine, elle est désormais sécularisée et fondée sur des anticipations du futur, sur des "paris sur l’avenir" de la société. Cette dette est associée à la libre entreprise et on peut s'en libérer au moyen de paiements monétaires. La dette sociale reste, quant à elle, comme la dette originelle de vie, fondée sur une représentation du passé, sur des créances croyances "héritées" dont on ne peut pas se libérer. Toutefois, elle tire sa forme d'une inversion de la représentation de la relation de l’individu au tout de la société : c’est la société qui est maintenant endettée vis-à-vis des hommes dont elle constitue la réunion, et la dette primordiale devenue dette sociale est constituée de l'ensemble privatif des capitaux individuels de vie que la société doit préserver. Affaibli à la fois par ce renversement des sources de la souveraineté et l'apparition d'un ordre économique privé de la dette, l'État qui, jusqu'à ce double avènement, monopolisait conjointement et concurremment avec l'église les créances sur la société, doit désormais, pour se légitimer, se placer en position de garant de ces nouvelles formes de dette sans que cela implique pour autant qu'il réussisse à monopoliser le crédit social qui leur est associé.
- La monnaie moderne assure la commensurabilité des deux types de dette qu'on vient de distinguer et qui structurent conjointement et concurremment l’intégration sociale des individus dans les sociétés salariales. C’est pourquoi elle est unité commune des comptes publics et privés, lien entre finances publiques et sociales et finance privée. C'est pourquoi elle est également un système de moyens de paiement permettant de se libérer (définitivement ou provisoirement dans le cas de l'impôt) de toute dette, qu'elle soit économique ou sociale. Elle est alors un symbole actif représentatif du tout de la société constituée ainsi en communauté de paiement. En contrepartie, elle perd le monopole de la représentation du tout social comme elle a pu et peut encore l'avoir dans certaines sociétés peu différenciées. Le processus de différenciation sociale s’appuie en effet sur et reproduit plusieurs représentations à la fois concurrentes et complémentaires du tout de la société, plusieurs médiations symboliques entre l'individu et le tout qui participent de la définition des identités. Le droit et l'abstraction intellectuelle (sous la forme par exemple de la mathématisation des représentations du monde) se développent dans le même mouvement que la monétisation des rapports économiques. C'est pourquoi le lien social ne saurait être strictement monétaire. Mais il ne saurait pas plus être strictement juridique, ni purement discursif. Il mobilise nécessairement simultanément les trois types de médiation symbolique.

II. Le travail démocratique de la contrainte de différenciation dans le salariat

Le lien social qui prend la forme du salariat généralisé à l'issue de la "guerre de trente ans du XX ème siècle" est alors d'une part articulation complexe d'un endettement économique et d'un endettement social garantis par le politique, d'autre part simultanément monétaire, juridique et discursif. L'individu salarié se retrouve à la fois créancier du capital, créancier de la société et créancier de l'État, chacun de ces types de créance étant le fruit de transactions spécifiques et ayant, de ce fait, des caractéristiques monétaires, juridiques et discursives propres. Préciser ces assertions permet de montrer que la différenciation de la société salariale est à l'origine de son caractère démocratique et potentiellement "sociétaliste".
Dans Théret (1992), on a proposé une distinction entre deux grands idéals types de sociétés différenciées étatistes capitalistes correspondant à deux stades dans le mouvement d'émancipation de l'ordre économique vis-à-vis de l'ordre politique : les systèmes territoriaux rentiers-guerriers, les systèmes salariaux industriels-providentiels.
Dans le premier type, où le degré de différenciation atteint est relativement faible, le capitalisme est d'abord financier et rentier, car il vit aux dépens des ressources des États (endettement public, gestion des finances publiques, exploitation de rentes territoriales concédées). L'État est, quant à lui, guerrier et à la recherche d'une expansion territoriale continue. Enfin, la production de richesse est essentiellement le fait d'une petite production marchande (si on met à part les monopoles capitalistes territorialisés : mines, voies de communication et de transports) soumise au tribut étatique par l'intermédiaire d'une finance privée gestionnaire des finances publiques. En gros, le monde (aristocratique) de la puissance domine le monde de la vie qu'il exploite par l'intermédiaire du monde (bourgeois) de l'argent, lequel, encore confiné à un rôle d'intermédiaire, est également dominé en dépit de son autonomie.
Le second type de système, le type salarial, connaît un renversement du rapport des forces capital/État, le capital s'émancipant de l'État en s'investissant directement dans la production qui devient industrielle et en réduisant, dans le même mouvement, l'ordre domestique à un monde bio-reproducteur. Ce qui, d'une part redouble l'assujettissement politique de la sphère domestique à l'État par sa soumission économique au capital, d'autre part rend l'État immédiatement (et non plus seulement médiatement comme dans le système territorial) économiquement dépendant du capital (industriel et non plus financier). Le désir de richesse peut alors s'autonomiser vis-à-vis du désir de puissance, ce qui n'était pas le cas dans le système territorial où la richesse n'était pas encore une fin en soi, mais seulement un moyen d'accéder à la puissance politique pour les outsiders du système ("classes moyennes"), l'ethos aristocratique dominant toujours l'ethos bourgeois (Bidou, 1997). La dette privée en tant que liée à la futurity (Commons, 1934-1986), en tant que création continue alimentée par des paris sur l'avenir, prend alors véritablement son essor, concurrence et même va jusqu'à s'imposer comme représentation hégémonique de la dette primordiale aux dépens de la dette sociale.
Le rapport salarial qui émerge dans ce nouveau système est l'illustration du travail de la contrainte démocratique dans le cadre capitaliste. Il est, en effet, le résultat d'un énorme travail symbolique qui a modifié radicalement les représentations que l'homme se fait de lui-même, un travail qui lui a permis de vivre de manière non schizophrénique son insertion contradictoire dans l'économie marchande et dans le politique étatique. Car, quand bien même il y a redoublement de la domination des individus, ce redoublement prend paradoxalement les formes démocratiques de la liberté et de l'égalité qui définissent un nouveau sujet politique, l'individu en soi et pour soi.
Le travail de symbolisation propre aux sociétés salariales produit, en effet, deux abstractions intellectuelles fondamentales : la notion de force de travail (formalisée par Marx) et celle de force de pouvoir (analysée par Schumpeter en 1947 (1990) et formalisée sous le nom de force politique par Foucault). Ces symbolisations sont des solutions de type démocratique trouvées aux problèmes, sinon irrésolvables, de la mobilisation des populations dans le cadre industriel capitaliste et dans le cadre de l'État de droit national territorial respectivement. Elles sont les produits du processus de dédoublement renversement des formes de la dette ci-dessus évoqué.
L'émancipation de la dette privée à l'égard de la dette primordiale, fondement de l'indépendance de la bourgeoisie à l'égard des guerriers (aristocratie) et des prêtres (hiérocratie), contient en elle, en effet, l'impossibilité de soumettre l'ordre domestique de la petite production marchande aux cadres du capitalisme industriel sur un mode coercitif ou religieux. Ne pouvant mobiliser la croyance en une dette originelle pour contraindre la population au travail au sein des organisations hiérarchiques industrielles, il fallait en effet lui appliquer dans sa masse la logique "libertarienne" de la dette économique créée par l'échange monétaire et contractuel. Dans l'échange salarial, cette dette économique n'est autre que l'avance à crédit par le salarié de son travail, avance évaluée en monnaie et sanctionnée juridiquement comme mise à disposition d'une "force de travail" que le travailleur peut aliéner sans pour autant renoncer à sa liberté, à ses droits de propriété sur lui-même. Les formes monétaires du salaire et juridique du contrat de travail réélisent ainsi la fiction discursive qu'est la force de travail, représentation de la valeur de l'individu dans l'ordre économique capitaliste qui assied la relation salariale en permettant de résoudre sa contradiction constitutive entre, d'un côté, la liberté du travailleur et son égalité politique à son employeur, de l'autre, sa soumission au pouvoir capitaliste et l'infériorité de sa position sociale au sein de l'ordre productif.
Avec Simmel, on peut voir là l'émergence d'une forme de relation sociale de portée démocratique, puisque, sous certaines conditions, le travailleur, en tant que personne, est soustrait à la domination : il suffit que l'organisation productive soit purement fonctionnelle pour qu'elle n'implique aucun rapport de pouvoir intersubjectif ; c'est en tant qu'objet, moyen de production, force animale, que le salarié est hiérarchiquement soumis à un devoir d'obéissance ; en tant que sujet, il ne concède aucun de ses droits démocratiques, il reste libre et égal à l'employeur avec lequel il a contracté ; le travailleur en tant qu'humain est absent de la production, c'est seulement son corps qui y est présent. C'est là certes encore une fiction, mais elle est plus élaborée et permet d'entrevoir ce que pourrait être le règne réel de la démocratie dans l'économique : des procédures de décision collective associant détenteurs de capital et de force de travail pour ce qui concerne l'organisation de la production, de telle sorte que toute hiérarchie de pouvoir qui ne soit pas fonctionnellement légitimée soit exclue des relations de production.
Mais cette solution laisse entière la question du partage de la valeur ajoutée, i.e. de la valorisation différentielle des divers droits de propriété ou, dit autrement, des différentes créances sur la production. A juste titre d'ailleurs, car il ne s'agit pas là d'une question proprement interne à l'économique différencié (même si la constitution d'institutions et d'acteurs collectifs en son sein y joue un rôle clef), mais d'un problème de rapport de forces politiques relevant de déterminations plus générales, à l'échelle de la société. Car le partage de la valeur ajoutée met en jeu le mode d'insertion du salarié dans l'ordre politique et la manière dont l'État se porte garant de la dette sociale.
La valeur de la créance salariale sur la production est aussi fonction, en effet, du mode de relation que le politique entretient avec l'économique, et, par conséquent, de la manière dont les salariés font valoir leurs intérêts dans l'ordre politique, intérêts qu’on peut, en raison de ce qui précède, assimiler à des créances sociales. Cette insertion du salarié dans l'ordre politique est-elle aussi le fruit d'une opération symbolique complexe qu'on peut associer au retournement du rapport créancier débiteur qui caractérise la forme moderne "sociale" de la dette primordiale. Tout individu, désormais considéré comme créancier de la dette de vie, porteur du capital de vie dont l'État a besoin pour accumuler de la puissance, ne peut plus, en effet, être directement assujetti au pouvoir d'État dont la souveraineté procède désormais des individus. Comment faire alors pour que ceux-ci puissent être néanmoins de facto assujettis à l'État tout en étant reconnus comme les sources de sa souveraineté ? Comment faire pour que des individus libres et égaux à l'égard des puissants puissent accepter que cette puissance s'impose à eux ? Pour cela, il faut que soit mis en œuvre un dispositif symbolique formellement identique à celui qui prévaut dans l’économique avec l’invention de la force de travail et de la “propriété sociale” (Castel, 1995), c’est-à-dire une symbolisation de l’individu qui lui permette de s’aliéner objectivement au pouvoir des élites politiques sans pour autant que subjectivement, il soit contraint de renoncer à ses prérogatives de sujet souverain. Cette représentation est la "force de pouvoir" qui est reconnue à tout un chacun comme quelque chose de détachable de sa personne propre et qu'il peut alors “donner”, en échange d’une redistribution relative à la reproduction de son capital de vie, de manière à ce qu'elle soit centralisée dans les mains des détenteurs du pouvoir politique. C’est ainsi que la démocratie libérale représentative ou démocratie pluraliste élitiste (Schumpeter, 1990), devient l’expression de la contrainte démocratique au sein de l'ordre politique.
Bien évidemment, la force de travail et la force de pouvoir sont, dans les sociétés capitalistes, des formes de la propriété économique ("propriété sociale") et des droits politiques (droits sociaux) dépréciées par rapport aux formes de propriété et de droits que se réservent ceux qui ont un accès immédiat aux positions dominantes au sein de l'économique et du politique : propriété du capital qui donne accès au crédit privé nécessaire pour se lancer dans des projets productifs autonomes et risqués, droits de la citoyenneté active réservés aux classes politique et administrative au sein de l'État. Bref, force de travail et force de pouvoir sont les instruments symboliques de la domination de la masse du démos. Elles n'en expriment pas moins, cependant, la reconnaissance d'un légitime accès des dominés à la liberté et à l'égalité, et donc la présence au sein des sociétés capitalistes étatistes de ferments de leur transformation.
Un de ces ferments est contenu dans la différenciation même des deux représentations de l'individu qui lui permettent d'être une valeur dans l'économique comme dans le politique, mais selon des critères a priori différents dans chacun de ces ordres. La dualité travail/pouvoir de la force d'action individuelle et de la créance salariale implique une réunification sous une forme ou sous une autre, sauf à conduire à la destruction psychique de la personne et/ou du lien social. Cette réunification des créances salariales se fait d'abord, ainsi qu'on l'a déjà suggéré, par le jeu des trois grandes médiations sociales "primaires" que sont la monnaie, le droit et la discursivité, ces langages abstraits qui permettent à l'économique et au politique de communiquer. Mais il ne suffit pas que les symboles économique et politique de l'individuation soient abstraitement compatibles, il faut aussi qu'ils soient concrètement complémentaires au plan de la reproduction sociale et que, vu la concurrence qui règne dans le monde global de la richesse comme dans celui de la puissance, leur articulation dans le cadre de chaque État soit économiquement et politiquement efficace. De là la construction de diverses médiations "secondaires" organisant cette complémentarité nécessaire : système de protection sociale articulant salaires et droits sociaux reconnus par l'État ; réseaux néocorporatistes liant acteurs collectifs publics et privés ; partis politiques permettant aux "civils" d'accéder à la décision dans l'ordre politique et, par ce biais, d'exercer une influence sur l'économique. Et comme, pour remplir leur rôle de médiation, ces organisations doivent acquérir une autonomie vis-à-vis des ordres qu'elles relient, elles composent un espace mixte (i.e. indissociablement économique et politique, monétaire, juridique et discursif) de socialisation des individus, un espace d'indifférenciation entre dette privée et dette sociale qu'on pose, pour cela, comme étant celui de la société civile.
C'est la dualité des formes d'extériorisation de l'être humain hors de la sphère domestique et de son intégration dans les ordres économique et politique qui est la source d'émergence de cette société civile autonome. Dans cet espace, le désir de richesse et le désir de puissance se nient l'un l'autre et sont renvoyés dos à dos ; ils sont placés sous l'autorité symbolique des contraintes premières d'une existence non compartimentée et sans masques. C'est pourquoi on peut voir dans la différenciation de la société qui est au principe d'un tel espace la condition de base d'une démocratie réelle et, par conséquent, d'un socialisme civil.

III. Les transformations de la famille moderne associées à l'émergence d'un ordre domestique autonome.

La nouveauté et l'extraordinaire sophistication au plan symbolique du mode de présence de l'individu salarié dans l'économique et le politique ne doit pas faire oublier cependant que son camp de base, le monde de la vie à partir duquel il est tenté d'accéder aux mondes de la richesse et de la puissance, est la famille et un ordre domestique désormais régi par ses propres règles. Le rapport de l'individu au tout de la société, le lien social, reste en effet médiatisé en premier lieu par l'institution familiale. Celle-ci néanmoins prend dans le salariat des formes nouvelles, liées à ce que l'union des sexes qui permet la reproduction démographique de la société est désormais principalement régie par un choix bilatéral des conjoints sur la base d'une réciprocité du sentiment amoureux. Dans ce choix transparaît au niveau de la psyché individuelle l'imaginaire social institué de liberté et d'égalité, le mariage perdant alors son caractère d'institution sociale indissoluble et devenant un lien contractuel privé qui peut être dissous par la volonté même des cocontractants (Guillaume, 1985 ; Théry, 1993 ; Commaille, 1996).
L'amour, cette représentation sentimentale particulière de l'autre dans les rapports privés, devient le médium à partir duquel se forment, se reproduisent ou se délitent les unités domestiques élémentaires que sont les familles nucléaires. Avec l'autonomisation des pratiques domestiques dépouillées de leurs fonctions immédiates d’ordre économique et politique (Théret, 1992, pp. 103-106), ce n'est plus en effet pour l'essentiel le calcul associé au désir de richesse ou de puissance qui régit tendanciellement les "stratégies" matrimoniales du plus grand nombre et la reproduction des familles par la filiation. C'est un désir propre à l'intersubjectivité, directement lié à la sexualité, un sentiment pour une large part associé à "l'émotion voluptueuse" (Klossowski, 1997) et où se concentre le refus de la rationalisation comme principe de vie, soit le refus d'un lien social qui ne mobiliserait que l'abstraction des médias sociaux primaires, monnaie, droit et discursivité . L'amour est le concept pour ce sentiment médiateur de l'ensemble des relations intra et inter familiales, norme d'évaluation des pratiques familiales. Il fonde la famille moderne en tant que groupement qui se dissout dès lors qu'il n'est plus un lieu d'amour partagé.
Dans les discussions usuelles sur le socialisme et le capitalisme, fortement marquées par l'économicisme, de même qu'on réduit le plus souvent le politique à une médiation instrumentale de l'économique, on se place rarement à ce niveau des pratiques domestiques. Or la transformation de ces pratiques est ce qui ancre l'autonomie de la société civile et, par voie de conséquence, ce qui fonde la possibilité d'un socialisme civil. Aussi nous faut-il préciser ici les trois catégories sociologiques d'amour, de famille et d'ordre domestique qui permettent de conceptualiser cette transformation .
L'amour, "d'un point de vue sociologique, ne doit pas être regardé lui-même comme un sentiment (…), mais comme un médium de communication généralisé symboliquement qui permet d'exprimer, ou de nier, avec succès certains sentiments, et de créer, ce faisant, les attentes correspondantes, rendant ainsi probable l'acceptation de la communication dans des conditions particulières d'improbabilité" (Corsi, Esposito et Baraldi, 1996, p. 21) . "L'improbabilité qu'affronte l'amour est celle de la communication interpersonnelle intime" : il est ce qui permet de "faire face à l'individualisation radicale de la personne" dans les sociétés différenciées, et c'est pourquoi lui-même "se différencie à l'époque moderne (à partir du XVIII ème siècle), quand naît la conception sémantique de l'individualité de la personne" (ibid., pp. 21-22) . Cette individualisation rend en effet de plus en plus "improbable qu'Ego accepte les demandes d'Alter de l'écouter parler de lui-même et de comprendre ses idiosyncrasies. (…) (car) plus s'élève l'idiosyncrasie et la singularité de celui qui parle, plus se réduisent l'intérêt et l'accord de celui qui écoute. Cette improbabilité d'arriver à un accord et à un appui de la part d'Ego vient de ce que le point de vue d'Alter est unique, spécifique et strictement personnel" (ibid., p. 22). Alors qu'a priori, par conséquent, Ego et Alter n'ont rien en commun, l'amour en tant que "médium de la construction du monde avec les yeux de l'autre", rend la communication entre eux, "l'entente", néanmoins possible.
Deux de ses caractéristiques en découlent. D'une part, l'amour implique la réciprocité : "Il se réfère uniquement à lui-même et ne se développe que s'il peut entrer en relation avec un autre amour" (ibid., p. 23). D'autre part, "l'amour n'est pas stable", car plus le degré d'individualisation de la personne est élevé, plus il requiert de prétentions à communiquer et plus "l'amour est facilement mis en péril" du fait des conflits ouverts par ces prétentions dans un contexte individualiste (ibid.).
Cette instabilité se retrouve dans la famille à partir du moment où l'amour devient le médium de sa formation et, pour une large part également, de sa reproduction. En devenant "la base de la différenciation entre communications personnelles et impersonnelles, faisant ainsi dépendre sa reproduction de cette différenciation" (ibid., p. 21), l'amour imprime sa marque à la famille moderne qui peut alors être définie dans toute sa spécificité à partir des notions de personne et d'intimité.
La famille moderne en effet, tout d'abord, "inclut dans la communication la personne entière des participants : tout ce qui se réfère à eux, toutes leurs actions et expériences, y compris celles qui se déroulent à l'extérieur de la famille, relèvent potentiellement de la communication familiale. (…) Toute situation qui concerne la personne (ce qui s'est produit sur le lieu de travail, comment elle a dormi pendant la nuit, quelle gratification elle a obtenu à l'école, qui elle a connu à l'extérieur de la maison) concerne la famille. La personne est pour cette raison la perspective à travers laquelle la famille peut traiter de ce qui se passe hors de ses limites, sans pour autant les détruire" (ibid., p. 83). La famille est donc, par le biais de la communication rendue possible en son sein grâce au médium de l'amour, l'instance fondamentale d'intégration en une "personne entière" de l'individu divisé par ses inclusions multiples dans des ordres de pratiques spécifiques, régies par leurs propres règles et orientées selon des finalités divergentes .

Mais la communication familiale doit également être spécifiée comme "communication personnelle intime". "L'intimité surgit quand le monde d'un être humain devient important pour un autre être humain, et que cela est réciproque" (ibid.). C'est là une caractéristique tout à fait nouvelle de la vie familiale, fruit de l'individualisation et de l'apparition de l'amour comme "code du système familial, fixant les limites d'une communication intime par rapport à une communication non intime" (ibid., p. 84).
Cela dit, si la famille est devenue le lieu instable de l'intimité entre "personnes entières", il n'y "existe pas seulement des communications intimes, mais aussi des interactions liées aux activités quotidiennes triviales" (ibid.). Aussi la famille n'est-elle pas exclusivement réglée par l'amour, et "toute la communication qui se développe dans la famille n'est pas codifiée par lui (car, par exemple, toute la communication juridique y est codifiée par le droit, et la communication économique par la monnaie)" (ibid.). L'amour et la famille ne se confondent ni ne se superposent donc, ils ne sont pas dans une relation biunivoque et intrinsèque. La famille mobilise d'autres médiations que l'amour pour s'insérer dans la société (en tant notamment qu'elle est l'instance de production de l'individu porteur d'une force de travail et d'une force de pouvoir comme on l'a vu ci-dessus), et de son côté, l'amour, en tant que médium de communication symboliquement généralisé, intervient au-delà des frontières de la famille (notamment du fait qu'il peut prendre également les formes de l'amitié, de la fraternité ou encore de la solidarité, comme on le verra ci-dessous).
L'instabilité de la famille réglée par l'amour empêche également qu'elle fonctionne désormais comme "structure d'intégration sociale" à la manière dont Durkheim encore pouvait la considérer (Commaille, 1996, p. 70). Elle n'est plus “une catégorie, principe collectif de construction de la réalisation collective” (Bourdieu)", comme cela était le cas lorsque "la construction politique était calquée sur la famille, elle-même fondée sur les liens du sang et réciproquement" (ibid., p. 220) . Car il y a eu dilution de l'ancienne "réalité familiale constitutive d'une conception de la société" (ibid., p. 201), "désinstitutionalisation des comportements relevant de la sphère privée" (ibid., p. 202) . La famille n'est plus une structure car elle n'est plus susceptible de s'auto conserver dans le cours de ses transformations, elle n'est plus qu'une forme institutionnelle caractérisée par sa pluralité. "L'idée d'unicité (de la forme familiale) ne résiste pas à la réalité des nouveaux comportements et des nouvelles situations" qui ressort du nombre très élevé et croissant de ruptures conjugales et de la “géométrie variable” du "réseau de parenté après la désunion" (ibid., p. 61-62). En outre, à la "pluralité croissante des types de structures familiales" s'ajoute le caractère transitoire de nombre d'entre elles. Il y a ainsi "mobilité des états de la vie privée et des passages de plus en plus fréquents et rapides d'une forme domestique à une autre" (ibid., p. 64-65).
En conséquence, la famille ne peut plus être l'espace de la régulation familiale. C'est seulement l'ensemble pluriel des familles, un monde de la vie privée caractérisé par la pluralité des formes familiales, qui peut encore faire système, et c'est ce système qu'on qualifie d'ordre domestique. On peut néanmoins se demander si cela a encore un sens de distinguer ce niveau de régulation familiale de la société civile, voire du social global, i.e. de la société tout court. J. Commaille, en effet, considère qu'il y a "dilution du familial dans le social", qu'il n'existe donc plus "du familial, mais bien indissolublement du sociofamilial" (ibid., p. 201), et que la conjugaison des transformations de la famille et de la crise économique contraint plus encore à traiter conjointement du familial et du social" (ibid., p. 228) . Mais traiter conjointement le familial et le social ne signifie pas nécessairement diluer l'analyse de l'un dans celle de l'autre. Si c'était le cas, il y aurait là danger de faire l'impasse sur la "spécificité du groupe domestique" en ne le différenciant "pas des relations sociales globales" (Théry, 1993, p. 54) et en oubliant, par conséquent, tout ce qui a trait à la spécificité des relations de descendance. Dans un tel point de vue immédiatement englobant, disparaîtrait paradoxalement la dimension d'intimité qui spécifie la famille moderne et qui, précisément, est à l'origine de sa crise structurelle actuelle en tant qu'institution de base de la société. Il faut certes saisir le familial dans sa relation au social, mais sans dissoudre sa spécificité qui est d'être un espace de la communication intime, privée.
Aussi distingue t-on le niveau "sociofamilial" de l'ordre domestique, espace encore privé de la régulation familiale, des niveaux plus englobant de socialisation des pratiques domestiques que sont la société civile, espace de communication et d'action concernant toujours des "personnes entières" mais dans un cadre qui n'est plus d'intimité, et l'espace public qui unifie la société dans son ensemble en faisant se communiquer ses divers ordres constitutifs et la société civile (cf. schéma 2).

SCHÉMA 2 : De la famille à l'espace public

L'ordre domestique est constitué de l'ensemble des réseaux de relations de conjugalité et de parentalité. C'est encore une sphère des communications intimes entre "personnes" en dépit du possible éclatement des familles ; y sont en relation des personnes non anonymes, ni étrangères. Cela dit, la famille n'en est pas pour autant la métaphore, pas plus qu'elle ne l'est désormais, on l'a vu, de la société dans son ensemble, comme elle pouvait l'être quand elle était indissoluble et considérée comme le "séminaire de la société" (Théry, 1993, p. 32). Elle n'en est qu'une métonymie. La famille n'est pas transposée paradigmatiquement à l'échelle de l'ordre domestique : elle n'en est plus qu'une partie qu'on prend pour le tout et qui ne fait sens qu'en tant que contenant, en fait à chaque fois spécifique, des relations générales d'alliance et de descendance. Dit autrement, ces relations ne font système qu'au niveau de cette totalité plus large qu'est l'ordre domestique rassemblant selon sa logique anthroponomique propre diverses formes de vie familiale. Mais qu'est-ce qui fait que l'ensemble de ces formes domestiques différenciées peut constituer un ordre partiel, possiblement stable, régulé, de pratiques autonomes alors que chaque famille n'en est plus capable ?
Une ré interprétation des relations d'alliance et de descendance à partir de la pluralité des formes modernes de la dette permet de répondre à une telle question. En effet, la famille salariale se forme selon la logique de la dette économique, c'est-à-dire par contractation d'un endettement privé réciproque lors d'un mariage entre deux individus égaux et libres, et dont, dès lors qu'il y a constat de faillite dans la communication intime, on doit pouvoir se libérer par "consentement mutuel" selon la procédure de règlement des comptes qu'est le divorce . Mais ce mariage pari sur l'avenir du couple, cette fondation de la famille comme "libre entreprise", a pour objet un projet de production tout à fait spécifique, la production reproduction de la vie humaine par la filiation. Dès lors, la famille est soumise également à la logique de la dette sociale, puisque la mise au monde d'enfants est production d'un lien d'endettement dont on ne peut pas se libérer dans le temps de la vie humaine. Au lien horizontal contractuel d'union entre conjoints libres et égaux que valorise le modèle de la famille salariale, s'ajoute donc un lien vertical généalogique de filiation entre parents et enfants. La logique de l'alliance contractuelle, susceptible d'être rompue à tout moment, se trouve ainsi en contradiction avec celle de la descendance qui, de son côté, en raison de ses fondements biologiques, ne peut jamais être abolie. La famille salariale est ainsi travaillée intérieurement par la dualité des logiques d'endettement qu'on retrouve séparées à l'échelle de la société tout entière ; elle endogénéise en quelque sorte la contradiction entre ces deux types de lien sans néanmoins avoir les moyens de la circonvenir à son échelle.
Un fonctionnement autonome en régime permanent de ce type de famille ne serait possible en effet que si l'amour, qui permet sa formation, permettait aussi sa reproduction endogène en rendant compatibles ses deux relations constitutives. Pour cela, l'amour ne doit pas seulement être l'opérateur de l'alliance conjugale ; il doit aussi être le médium de la relation de filiation et, à cette fin, prendre d'autres formes fonctionnelles - amour parental maternel ou paternel, amour filial, amour fraternel -. Et on observe bien effectivement que, au moins pour les familles bien insérées dans le salariat, l'amour a transformé les relations parent(s)-enfant(s) conformément à l'imaginaire social individualiste en créant des liens de caractère plus intime, affectif et égalitaire, et en leur donnant la forme de relations d'autorité symbolique plutôt que de pouvoir, la puissance paternelle sur la femme et les enfants tendant à céder la place à une autorité parentale partagée entre le père et la mère sur des enfants auxquels on tend également à reconnaître le statut de personnes particulières (leur particularité résidant dans leur besoin spécifique de protection). Toutefois, cette extension spécification de la communication personnelle intime aux rapports parentaux augmente l'instabilité de la cellule familiale, puisqu'elle fait croître la probabilité de son éclatement en renforçant le côté contractuel de l'ensemble des rapports familiaux. Bref, elle entraîne que la logique de l'alliance l'emporte sur celle de la descendance en amoindrissant l'effet régulateur de la coresponsabilité parentale sur la stabilité du lien conjugal.
Cette instabilité structurelle de la famille réglée par l'amour oblige à définir un espace de la reproduction généalogique qui la dépasse et où le tout des relations conjugales et parentales qu'on a nommé ordre domestique soit hiérarchisé de telle sorte qu'il fasse système. Pour qu'il en soit ainsi et qu'une régulation sociodémographique soit possible, il faut que, à l'inverse de ce qui se passe dans la famille salariale, la rationalité de la descendance l'emporte sur celle de l'union libre et non nécessairement pérenne entre personnes formellement égales. En d'autres termes, la notion d'ordre domestique ne prend sens que si, dans ses limites, la logique verticale de la reproduction généalogique, c'est-à-dire la reconnaissance d'une commune dette de vie des géniteurs à l'égard de leur progéniture et le devoir d'assistance mutuelle entre eux - débiteurs solidaires - pour le paiement de cette dette, domine celle de l'alliance, et que, par conséquent, la responsabilité sociale de parents à l'égard de leurs enfants régule effectivement le rôle des principes de liberté et d'égalité dans l'alliance conjugale. La difficulté d'une telle régulation est qu'elle doit prendre acte de la haute probabilité de rupture du lien conjugal, et donc s'appuyer sur une certaine socialisation des pratiques domestiques hors de la famille nucléaire, tout en ne sortant pas totalement du domaine de l'intimité, de la vie privée.
Ceci ne peut se faire que par l'apparition de relations spécifiques mobilisant le médium de l'amour au-delà de la famille nucléaire mais toujours dans un cadre privé, c'est-à-dire de formes fonctionnelles de l'amour correspondant à divers types de structures familiales (familles monoparentales et/ou reconstituées, ou encore réseaux de parentèle qui assurent, tant bien que mal, la charge de la dette de vie à l'égard des enfants) : relations de solidarité réciproque, voire d'amitié, entre ex-conjoints fondés sur la reconnaissance d'une commune et égale responsabilité à l'égard des descendants ; recomposition d'une autre famille avec transfert de la dette de vie sur le nouveau couple ; relation de fraternité impliquant la parentèle, etc. Une illustration concrète de ces divers types de relations dans le cas français est fournie par D. Le Gall et C. Martin (cf. Commaille, 1996, p. 62). L'ordre domestique est en quelque sorte, dans cette perspective, le système de parenté des sociétés salariales. Il correspond, par ailleurs, au monde de la vie privée chez Habermas.. En outre, la régulation du complexe de relations familiales constitutif de l'ordre domestique ne saurait être envisagée en dehors de son insertion dans le reste de la société et, par conséquent, de la possibilité qu'il dépende partiellement d'institutions extérieures appartenant à la société civile, voire à l'Etat (cas de la monoparentalité avec appel à la solidarité sociale par exemple).
Il y a néanmoins autonomie de l'ordre domestique tant que le système des formes familiales qui le constitue se reproduit de manière relativement stable en ne mobilisant les médiations sociales "primaires" (soit l'argent, le droit, la discursivité) que secondairement et selon des règles elles-mêmes stabilisées . En tout état de cause, la particularité de l'ordre domestique par rapport aux autres ordres sociaux ressort d'une part de ce que, contrairement aux ordres politique et économique, il est une sphère de la vie sociale où la tension entre dette privée et dette sociale est intériorisée et régulée, d'autre part de ce que l'amour est une médiation symbolique tout à fait spécifique, en tant qu'il est rebelle à toute objectivation, à toute rationalisation instrumentale . C'est pour ces deux raisons que l'ordre domestique est la structure de base d'une société civile autonome et un ingrédient fondamental du lien social. Il est en lui-même une société partielle liant, à son échelle, les deux logiques de la dette et qui tend ainsi à s'émanciper, sans néanmoins les récuser, des logiques systémiques univoques du capital et de l'État. C'est également pour ces mêmes raisons que l'amour, sous les formes de la solidarité réciproque initiées dans les relations entre parents et entre parents et enfants, est une norme limitative des principes formels de liberté et d'égalité qui est susceptible d'étendre son échelle de validité à la société tout entière. Encore faut-il pour cela, d'une part, que l'ordre domestique ne soit pas lui-même en crise, d'autre part que son orientation vers "l'entente" puisse valoir au-delà des limites de la vie privée, c'est-à-dire au-delà de la communication intime, en structurant tout l'ensemble des relations entre personnes anonymes et étrangères les unes aux autres qui sont constitutif de la société civile.

IV. Société civile et espace public.

A ce point de notre raisonnement, nous sommes alors confrontés à deux conceptions de la société civile. A la fin de notre deuxième partie dédiée au processus de différenciation de la société moderne et à la dualité du lien social d'endettement, nous sommes arrivés à une conception constructiviste de la société civile, celle-ci étant vue comme l'espace social mixte où est recomposée par le jeu de médiations sociales primaires et secondaires la "personne entière", par delà la multiplicité et l'hétérogénéité des pratiques sociales qui la divisent en autant de types d'individu (le consommateur, le travailleur, le patron, le syndiqué, l'ayant droit, l'électeur, l'épargnant, l'assisté, etc.). Dans cette conception, la société civile est composée d'institutions et d'organisations construites à partir de compromis entre des logiques pratiques partielles et régies par des critères de rationalité simple : organes de sécurité sociale liant assurance et assistance sociales, cotisations et impôts ; réseaux de politique publique associant intérêts construits sur une base contractuelle et intérêts définis à partir de positions dans l'ordre politique ; etc.
En revanche, au terme de la précédente partie dédiée, quant à elle, à l'émergence d'un ordre domestique salarial se reproduisant à partir d'un médium spécifique qui, d'emblée, prend en compte une personne non divisée, nous sommes arrivés, à une conception différente, presque naturaliste, de la société civile . Celle-ci est en ce cas un espace qui ne se distingue de la sphère domestique que dans la mesure où la communication personnelle n'y a pas nécessairement de caractère d'intimité et peut être anonyme, voire virtuelle. Dans cette conception, c'est dans la société civile que les formes de relations d'entente et de communication personnelle élaborées dans l'ordre domestique grâce au médium de l'amour sont étendues au-delà des rapports d'intimité aux relations entre étrangers et personnes anonymes, prolongeant et projetant de la sorte le monde de la vie dans l'espace public. Au plan institutionnel, cette société civile, deuxième manière, "se compose de ces associations, organisations et mouvements qui, à la fois, accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l'espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée" (Habermas, 1997, p. 394).
Pour rendre compatibles ces deux conceptions qui, toutes deux, se réfèrent à une autonomie de la société civile tant vis-à-vis du marché et de l'économique que de l'État et du politique, il faut alors admettre, à l'encontre d'Habermas, que la monnaie, au contraire de l'argent et tout comme le droit, n'est pas nécessairement un vecteur de la colonisation du monde vécu, mais est plutôt une forme de représentation du lien social qui ne se réduit pas à un médium fonctionnel de l'ordre économique . Car si la monnaie est autorisée à jouer un rôle de médium non nécessairement impérialiste dans la société civile, rien n'empêche plus de concevoir cette dernière à la fois comme une émanation de la sphère privée du monde vécu - ce qui fait qu'elle est "formée par ces groupements et ces associations non étatiques et non économiques à base bénévole" (ibid., p. 394) -, et comme le produit institutionnel de compromis entre ordres différenciés nécessaires à leur cohabitation dans une même société. La société civile est ainsi composée d'institutions et d'organisations non étatiques et non marchandes dont les unes reposent sur le bénévolat, la fraternité et la libre adhésion des personnes, alors que les autres mobilisent un principe de solidarité alliant logique contractuelle et logique tutellaire et oeuvrant ainsi à la reconstruction de la personne entière à partir de figures individuelles éclatées . Soit une conception plus générale de la société civile comme espace où les deux formes modernes de la dette se mêlent inextricablement et trouvent des formes institutionnelles et organisationnelles de leur mise en compatibilité fondées sur la rationalité de l'entente et le principe de réciprocité.
Cet élargissement de la conception de la société civile a des implications sur la notion d'espace public qui lui est associée. Il permet notamment de régler un problème de cohérence dans la construction conceptuelle d'Habermas. En effet, pour cet auteur, l'espace public "constitue une structure intermédiaire qui fait office de médiateur entre, d'un côté, le système politique, de l'autre, les secteurs privés du monde vécu et les systèmes d'action fonctionnellement spécifiés" (ibid., p. 401). C'est pourquoi il est ancré "dans le monde vécu par l'intermédiaire de sa base constituée par la société civile" (ibid., p. 386). Or, par ailleurs, pour Habermas toujours, l'espace public ne saurait pourtant "se concevoir comme une institution, ni, assurément, comme une organisation ; (…) (et) il ne constitue pas non plus un système" (ibid., p. 387). Bref, il "se décrit le mieux comme un réseau permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc des opinions (…) filtrées et synthétisées de façon à se condenser en opinions publiques (…)" (ibid.).
Ainsi, d'un côté, l'espace public est posé comme un pur "espace" de communication, sans "contenu" ni "fonctions", qui permet à la sphère privée (l'ordre domestique) de communiquer avec les autres ordres (les "systèmes fonctionnels" chez Habermas). De l'autre, il a sa base dans la société civile qui inclut la sphère privée et à laquelle est reconnu un contenu institutionnel et organisationnel propre. De deux choses l'une pourtant : soit la société civile fait partie de l'espace public, ce qui est le cas quand on en fait sa base ; soit elle n'en fait pas partie, ce qui est a contrario le cas lorsqu'on admet qu'elle a un contenu organisationnel alors que l'espace public n'est pas censé en avoir.
Sortir de ce dilemme sans abandonner l'idée de différencier la société civile de l'espace public, comme tend finalement à le faire Habermas (ibid., p. 393), conduit à adopter la conception large de la société civile. En effet, dans cette conception, la communication dans l'espace public emprunte aussi bien le médium de la monnaie que celui de la discursivité ; il y a lieu de considérer, par conséquent, non seulement un espace public politique, mais aussi un espace public économique où des flux monétaires circulent entre les divers ordres sociaux et leurs économies. On peut alors voir dans la société civile la partie instituée de l'espace public qui trouve certes, par le bas, appui dans la sphère privée, mais est également tirée par le haut, de l'extérieur, en tant qu'elle abrite aussi des constructions institutionnelles négociées entre acteurs économiques et politiques mobilisant l'ensemble des médiations sociales primaires . Dans cette perspective, l'espace public est l'espace dans lequel les médiations primaires se déploient en tant que purs médias de communication, alors que la société civile est l'espace des médiations secondaires qui inscrivent dans des formes institutionnelles particulières ces médiations primaires.
De la sorte, plus une société est pluraliste, libérale individualiste, moins elle fait appel à des médiations secondaires pour assurer le lien social, plus l'espace public purement communicationnel est large (et laissé au jeu des seuls mass médias) et la société civile restreinte (et laissée au libre jeu d'une simple importation des règles de l'ordre domestique en son sein). A l'inverse, plus il y a de médiations secondaires, comme dans les sociétés sociales-démocrates ou néo-corporatistes, plus l'espace public est conquis par la société civile. Il y a alors confrontation en son sein entre institutions et organisations endogènes (créées selon une logique domestique qui s'extériorise) et exogènes (produites en fonction d'une logique de l'alliance entre le politique et l'économique dont les activités respectives sont ainsi intériorisées par la société et canalisées à son profit).
Le développement de la société civile permet aux pratiques réglées par le médium de l'amour de sortir de l'intimité de l'ordre domestique et de s'insérer par cette voie dans la régulation sociale d'ensemble. La société civile fonctionne en quelque sorte comme une couche périphérique de protection des relations domestiques contre la pression des logiques dominatrices univoques du politique et de l'économique. Réciproquement, elle donne une portée sociale plus large aux valeurs et normes qui structurent l'ordre domestique. Toutefois, cette dynamique de la société civile a été jusqu'à maintenant secondaire par rapport à celle qui découle de son rôle dans la recomposition du lien social et de la personne. Et c'est sans doute pourquoi Habermas, en raison de son désir normatif de promouvoir la rationalité communicationnelle personnelle en tant que moteur de la transformation des rapports sociaux, fait si peu de cas de l'efficace régulatoire de la société civile dans les sociétés salariales actuelles.

V. La solidarité réciproque comme valeur hiérarchiquement supérieure dans le socialisme civil.

Le détour théorique qu'on vient d'effectuer montre au contraire l'importance de l'ordre domestique et de la société civile dans la régulation des sociétés capitalistes salariales. Le développement en leur sein d'une sphère où la logique affectuelle du monde de la vie prévaut, même si celle-ci ne peut s'épanouir pleinement en raison des contraintes qu'y exercent les mondes dominants de la richesse et de la puissance, conduit à l'affirmation de valeurs orientées vers l'entente et d'un principe de solidarité réciproque dont le jeu est rendu nécessaire pour circonvenir la contradiction entre dette privée et dette sociale qui est intériorisée par la famille salariale. L'ordre domestique, en tant que cœur de la société civile, est ainsi un laboratoire social dont les découvertes peuvent servir à l'échelle de la société tout entière puisque celle-ci est aussi divisée par ces deux formes de la dette. Espace d'expression et de reproduction de l'être humain en tant que personne entière et non pas dissociée, l'ordre domestique fournit le modèle d'alliance entre la dette privée et la dette sociale dont la structure peut être reproduite à l'échelle sociétale, sans impliquer de retotalisation de la société.
Dans les sociétés salariales actuelles cependant, les formes fonctionnelles de l'amour - conjugal, parental, fraternel - qui structurent l'ordre domestique, ainsi que les principes d'entente interpersonnelle et de responsabilité individuelle qui le régulent, sont dépréciés, voire carrément ignorés. D'où le peu de cas qui est fait, en pratique, du principe éthique de fraternité, pourtant inscrit en lettres d'or au fronton de la république bourgeoise. A contrario, comme on l'a avancé en introduction, prôner un socialisme civil, c'est rechercher une revalorisation de ce principe jusqu'à ce qu'il devienne hiérarchiquement supérieur en valeur. La question qui se pose alors est celle du comment il peut ainsi devenir véritablement, dans l'imaginaire institué des sociétés contemporaines, cette valeur supérieure.
Pour le concevoir, on peut d'abord rappeler que la solidarité réciproque, en tant que forme fonctionnelle de l'amour liant les rapports d'union contractuelle et de descendance biologique, est tout autant que la monnaie - support de la liberté - et le droit -support de l'égalité -, la représentation ambivalente d'un rapport horizontal entre personnes et d'un rapport vertical de l'individu à une totalité. C'est pour cela qu'elle peut être la valeur supérieure dans le modèle chrétien du cosmos, où l'amour du Dieu souverain est le garant de l'amour entre les hommes, où l'amour vertical du père, représentation du tout cosmique, est le garant de l'amour horizontal entre frères. C'est en raison de cette ambivalence aussi qu'elle a servi à la sécularisation de ce modèle dans les sociétés modernes où Dieu, le père, est remplacé par la Nation, la patrie, c'est-à-dire par la communauté politique d'appartenance. C'est l'amour partagé de cette communauté qui rend les hommes frères et valorise une solidarité fondée sur la réciprocité et déniant par conséquent les rapports inégalitaires en richesse et en pouvoir. Dans cette perspective donc, pour basculer dans le socialisme civil, il suffit que l'amour, avec ses dimensions d'alliance et de chaîne, devienne le médium dominant dans l'espace public, en surplomb de la monnaie et du droit, ce qui équivaut à une montée en puissance hégémonique de la société civile.
Mais on peut aller plus loin dans l'argumentation en utilisant le fait que la perspective ci-dessus tracée converge avec diverses traditions socialistes d'origines intellectuelles et d'époques variées. Trois d'entre elles, en effet, mettent particulièrement en valeur le principe de solidarité réciproque en en faisant un principe éthique supérieur du socialisme devant commander aux principes de liberté et d'égalité dans le cadre d'une hiérarchie de valeur : La tradition française des socialistes pré marxistes dont P. Leroux est une figure éminente ; la tradition du "socialisme fédéral" (guild socialism) dont K. Polanyi est l'héritier ; et la tradition communautarienne récemment réactivée par le philosophe M. Walzer.
Pour les socialistes pré marxistes actifs lors de la révolution de 1848, dans la triade "liberté, égalité, fraternité", tout indissociable qui est "la plus haute expression des lois souveraines, destinées à régir l'humanité" (David, 1992, p. 329), la fraternité est le liant qui garantit la compatibilité entre liberté et égalité. Ainsi, pour Pierre Leroux, elle évite "que la liberté et l'égalité ne s'entrechoquent" ; elle a pour fonction l'articulation, la médiation entre ces deux derniers principes et peut ainsi servir de "moyen pour acheminer la société vers son but : l'égalité dans le respect des différences" (ibid., p. 108). De même pour Saint-Simon, la fraternité est le principe "le plus général de tous les principes sociaux. Il comprend dans ses conséquences, non seulement toute la morale, mais aussi toute la politique. Il est le véritable principe constituant" (ibid., p. 32). Et pour les communistes qui suivent Cabet, comme "les termes de liberté et d'égalité sont essentiellement négatifs, individualistes, égoïstes", "seule la fraternité, en les réconciliant, les rend bénéfiques" (ibid., p. 368).
Bref, les socialistes quarante-huitards "confèrent à la fraternité cette particularité de pallier aux contradictions qui affectent la coexistence de la liberté et de l'égalité" (ibid., p. 385) ; "la liberté et l'égalité qui, prises séparément, consacreraient ou l'indépendance individuelle, absolue négation de la société, ou le complet assujettissement à l'État, sont unies et conciliées par la fraternité" (C. Renouvier, Manuel républicain de l'homme et du citoyen, 1848, cité par David, 1992, p. 352). "C'est la fraternité qui portera les citoyens réunis en assemblée de représentants à concilier tous leurs droits, de manière à demeurer des hommes libres et à devenir, autant qu'il est possible, des égaux" (ibid., p. 265).
Mais la liberté et l'égalité ne font pas seulement que se contrarier l'une l'autre, elles ne sont pas également, en tant que principes d'individualisation, susceptibles à elles seules de faire société. En revanche, dans la fraternité, il y va de la responsabilité sociale de chacun, ce qui fait qu'elle est apte à servir de clef de voûte du social. Dit autrement, on a "d'un côté la liberté et l'égalité d'où procède le droit, de l'autre la fraternité, qui est du devoir. Droit et devoir sont les conditions radicales, premières de l'ordre. Alors que le droit protège l'individu, lui assure la pleine jouissance de soi, le devoir le subordonne à la société et unit ainsi, au profit de tous, les individus entre eux" (ibid., p. 330). Ceci fait écho au point de vue développé plus en amont dans ce texte selon lequel, dans l'ordre domestique salarial, d'une part la responsabilité à l'égard de la descendance (dette sociale qui prend la forme de la solidarité réciproque) est appelée à surplomber les principes de liberté et d'égalité qui régissent l'alliance conjugale (dette privée), d'autre part cette hiérarchie de valeur propre à la sphère domestique peut être transposée à l'échelle de la société tout entière pour y intégrer l'ordre de la dette privée sans pour autant récuser son existence, condition de la liberté.
Cela dit, si on veut "éviter d'avoir à faire état nommément de la fraternité jugée idéologiquement surannée ou politiquement inefficiente" (ibid., p. 16), on peut lui préférer la notion de réciprocité. Il faut alors se référer non plus à la triade républicaine, mais à son équivalent, le triptyque polanyien des "formes d'intégration" - échange, redistribution, réciprocité -. Pour Polanyi, "concevoir un ordre social qui concilie la liberté intérieure absolue de l'individu et les nécessités de la survie de la communauté, indispensable à la survie de l'individu et en même temps menace pour sa liberté", implique de combiner ces trois "types d'organisation sociale des activités économiques". Car "l'absolutisation d'un seul mode menace tout aussi bien la liberté de l'individu que la justice. (En effet, d'un côté) la société de marché (…) qui fait de l'échange un absolu (…) représente un danger mortel pour l'avenir. (De l'autre) la société des pays socialistes (qui) absolutise la redistribution (…) supprime la liberté individuelle. Seule une société fondée sur la réciprocité, comme l'économie domestique, semble échapper chez Polanyi aux dangers qu'il dénonce" (Maucourant, Servet et Tiran, 1998, p. XXVI, c'est nous qui soulignons).
En effet, selon cet auteur, "(…) dans la vie institutionnelle de la société, la liberté et l'égalité représentent deux principes opposés", et pour les concilier, il faut "développer les valeurs de la communauté" (ibid., p. XXVII). Aussi propose-t-il un modèle de "socialisme fédéral" (Maucourant, 1993) où "des associations coopératives de producteurs, de consommateurs et des communautés (municipalitiés, etc.) déterminent en commun l'allocation et la répartition des ressources dans un processus de négociations (où) les critères d'efficacité économique (sont) tempérés par la politique sociale choisie par les membres de ces associations" (Polanyi Levitt, 1998, p. 16). Soit une économie qui n'est nullement sans marchés, ni sans monnaie, mais qui est une économie de "choix négociés de collectivités associatives opérant dans la complexité d'une société civile démocratique" (ibid., p. 6).
Il est clair que la réciprocité n'est pas autre chose ici qu'une forme de la fraternité et que le "socialisme fédéral" de Polanyi est de la même veine que celui des quarante-huitards. C'est là encore un "socialisme démocratique décentralisé" visant "l'égalité dans la différence" et qui, pour cela, fait toute sa place à ce qu'on a appelé la contrainte démocratique de différenciation de la société.
Sur ce dernier point, toutefois, le plus explicite est sans doute M. Walzer, un autre partisan du "socialisme démocratique décentralisé" , lorsqu'il met au cœur de son communautarisme un principe éthique "d'égalité complexe". Pour ce philosophe, comme pour Leroux et Polanyi, le socialisme veut l'égalité dans la différence, i.e. une égalité qui se combine avec la liberté : "Une société libérée de la domination, tel est le but de l'égalitarisme politique. C'est l'espoir vivant que traduit le mot égalité ; plus de courbettes ni de salamalecs, plus de servilité ni de léchage de bottes ; plus de craintes ni de tremblements ; plus de gens tout-puissants ; plus de maîtres, plus d'esclaves. Ce n'est pas l'espoir que soient éliminées les différences ; nous n'avons pas besoin d'être tous pareils ou d'avoir les mêmes choses en quantité égale. Les hommes et les femmes sont égaux entre eux (sur tous les plans moraux et politiques importants) quand personne ne possède ni ne contrôle les moyens de domination" (Walzer, 1997, p. 16). Car, "à la racine, la signification de la notion d'égalité est négative ; l'égalitarisme est à l'origine une politique abolitionniste (…). L'expérience de la subordination, de la subordination personnelle avant tout, sous-tend la conception de l'égalité" (ibid., p. 15), et une société est égalitariste "quand aucun bien social ne sert ou ne peut servir de moyen de domination" (ibid., p. 16).
C'est pourquoi, pour Walzer, viser un socialisme qui ne soit pas tyrannique implique de passer de la recherche de l'égalité simple à celle d'une égalité complexe. La recherche de l'égalité simple se focalise sur une égale distribution des biens sociaux et conteste tout monopole sur quelque ressource que ce soit. Elle ne s'attache pas en revanche à empêcher la prédominance d'un bien sur les autres. Or c'est la prédominance, laquelle découle de la possibilité pour les détenteurs d'un bien de faire valoir par conversion ce bien dans toutes les autres sphères de la vie sociale, plutôt que le monopole lui-même, qui conduit à la domination tyrannique du groupe social détenteur du bien prédominant. Aussi instituer un régime d'égalité simple relativement à un bien prédominant (les moyens de production par exemple) ne résoud pas le problème des inégalités et de la domination, cela ne fait que déplacer la prédominance sur d'autres biens (les moyens de coercition, par exemple).
L'égalité simple recèle en effet une contradiction indépassable. D'un côté, elle nécessite "une intervention continue de l'État pour briser ou contraindre les monopoles et pour réprimer de nouvelles formes de dominance". Le pouvoir étatique lui-même devient alors "l'objet central de la lutte compétitive". Et comme "la politique est toujours le chemin qui mène le plus directement à la prédominance, et (puisque) le pouvoir politique (plutôt que les moyens de production) est probablement le bien le plus important de l'histoire de l'humanité, et certainement le plus dangereux", il faut alors, d'un autre côté, "contraindre les agents de la contrainte, et établir des garde-fous et des équilibres constitutionnels (…), limites imposées au monopole politique (…)". Mais la forme démocratique de limitation du pouvoir politique consistant à le distribuer largement, ce pouvoir sera nécessairement "faible quand il lui faudra affronter la réémergence des monopoles dans l'ensemble de la société, la force sociale des ploutocrates, des bureaucrates, des technocrates, des méritocrates et autres" (ibid., p. 40). Bref, "en théorie, le pouvoir politique est le bien prédominant dans une démocratie, et il est convertible au choix des citoyens. Mais en pratique, (…) briser le monopole du pouvoir a pour effet de neutraliser sa prédominance" (ibid.) ; il n'est plus alors capable d'empêcher la formation de monopoles sur d'autres biens sociaux et l'accès à la prédominance de ces monopoles. Pour sortir de cette contradiction inhérente au régime de l'égalité simple, il faut considérer que c'est non pas le monopole, mais la prédominance qui est "le problème central de la justice distributive" (ibid., p. 41).
C'est à cette fin que Walzer met en avant son principe d'égalité complexe, destiné à la fois à "redonner forme à la complexité réelle des répartitions et vivre avec elle", et à "définir les limites précises qu'on doit assigner à la convertibilité des biens" d'une sphère de répartition à l'autre, de sorte que "le processus de conversion n'engendre pas la multiplication de l'inégalité" (ibid., p. 42) et la domination tyrannique qui l'accompagnera nécessairement. En effet, puisque la prédominance d'un bien est liée à sa capacité de conversion dans d'autres biens appartenant à d'autres sphères d'activité régies par des principes propres, et comme "convertir un bien quelconque en un autre, quand il n'y a pas de connexion intrinsèque entre les deux, c'est envahir la sphère dans laquelle une autre communauté d'homme et de femmes a autorité", la prédominance mène inéluctablement à la tyrannie et au cumul des inégalités : "la prédominance des biens produit la domination des gens" (ibid., p. 44-45). En d'autres termes, l'égalité complexe, qui reconnaît comme un fait premier la différenciation de la société en de multiples sphères autonomes d'activité et de valorisation, n'implique pas l'égalité simple dans chacune de ces sphères, mais seulement la non-redondance des inégalités d'une sphère à l'autre et une valorisation identique des divers principes distributifs qui prévalent dans chacune d'entre elles. Ce n'est qu'à "partir du moment où nous commençons à distinguer des significations et à délimiter nos sphères distributives (que) nous sommes sur le voie d'une entreprise égalitaire" (ibid., p. 56).
Mais si la notion d'égalité complexe permet de fonder un socialisme démocratique et décentralisé, du fait même qu'elle met à son principe "la défense des frontières" entre les différentes sphères qui participent de la vie d'une société - soit "une différenciation maximale par opposition à une coordination maximale" -, elle pose immédiatement la question de ce qui fait alors société, de ce qui fait tenir ensemble ces diverses sphères. Pour Walzer, la réponse est que, pour cela, il suffit de prendre comme "base à partir de laquelle on peut considérer la justice distributive" (ibid., p. 58) la communauté politique où "le langage, l'histoire et la culture s'unissent (…) pour produire une conscience collective" (ibid., p. 57). Selon cet auteur, en effet, l'appartenance à une communauté politique implique simultanément "une signification commune de cette appartenance pour les membres présents et le principe de l'aide mutuelle" (ibid., p. 88) : au-delà et en deçà de sa dimension symbolique, l'appartenance est fondée "en raison de ce que les membres d'une communauté politique se doivent l'un l'autre et à personne d'autre, ou à personne d'autre au même degré (…), la première chose qu'ils se doivent (étant) une certaine assistance communautaire (communal provision) en matière de sécurité et de bien être (welfare)" (ibid., p. 103).
En liant ainsi communauté politique et aide mutuelle , et en faisant de la communauté politique la base d'un régime d'égalité complexe , M. Walzer retrouve à son tour le rôle recteur du principe de fraternité ou de "solidarité réciproque" des socialistes pré marxistes français et de Polanyi. Mais, entre-temps, il a enrichi l'approche de la relation entre fraternité, liberté et égalité. L'égalité complexe ne règle pas seulement, en effet, chez lui, la relation entre égalité et liberté, en tant qu'elle est égalité dans la liberté. Elle définit également les conditions pour que l'aide mutuelle puisse devenir un principe éthique hiérarchiquement supérieur et que, simultanément, grâce au principe de "différenciation maximale", toute forme de totalitarisme soit étouffée dans l'œuf.

Conclusion

Au terme de ce texte, on pense avoir montré qu'il existe une voie possible de dépassement du capitalisme qui, compte tenu de l’effondrement du socialisme d'État, reste la seule permettant de penser que le capitalisme n'est pas la fin de l'histoire. Le développement politique n'apparaît pas non plus épuisé ou définitivement canalisé par les formes de la démocratie libérale, quand bien même cette dernière, en dépit des multiples indices de sa crise actuelle, est le plus souvent présentée comme la forme achevée du politique.
Le problème central de la démocratie libérale est que, dans son cadre, la conquête de la liberté ne peut se faire qu'aux dépens de l'égalité et de la cohésion sociale interne, ou, réciproquement, celle de l'égalité aux dépens de la liberté et de l'expansion économique ou de la puissance externe. Or les sociétés modernes sont à la recherche de l'égalité dans la liberté. Pour sortir de ce dilemme, on a vu la nécessité de faire intervenir un troisième terme, la fraternité ou la solidarité réciproque, terme médiateur rendant possible la coexistence de la liberté et de l'égalité dans un régime d'égalité complexe respectueux de la différenciation de la société en de multiples sphères, gage d'une démocratie réelle. Ainsi sont mis en œuvre conjointement les principes de liberté, d'égalité et de fraternité qui trouvent leurs espaces "naturels" d'action dans les différents ordres économique, politique et domestique, et qu'il s'agit de lier dans l'ordre symbolique sans pour autant que cela conduise à un retour à l'indifférenciation sociale.
Dans cette perspective, la démocratie est effective en même temps que la société sera socialiste lorsque ces trois principes sont articulés selon une hiérarchie de valeur où la solidarité réciproque est une valeur supérieure à l'égalité politique et à la liberté économique. La démocratie reste formelle tant que les valeurs du marché ou celles de l'État s'imposent en toute légitimité dans l'ensemble des sphères de la vie sociale, car alors il y a dégradation de l'autorité du système des valeurs communes en pouvoir. A contrario, dans la démocratie réelle, l'autorité souveraine sera le monde de la vie et les pouvoirs économiques et politiques devront être soumis à l'autorité de la société civile régie par le principe de solidarité réciproque. Ce qui n'empêche pas qu'à un niveau inférieur en valeur, l'égalité comme la liberté, activées dans leurs mondes propres de la puissance et de la richesse, l'emportent sur celui-ci. Ce maintien de leur présence à des niveaux inférieurs en valeur dans la société est nécessaire pour garantir, grâce à la division des pouvoirs et à la diversité des rationalités de comportement, contre toute dérive totalitaire de type familialiste-communautaire-vitaliste (que, par exemple, le projet d'une certaine écologie radicale n'est pas sans évoquer).
En d'autres termes, le "sociétalisme" requiert une rehiérarchisation du triptyque "liberté, égalité, fraternité" en "fraternité-égalité-liberté" ou "fraternité-liberté-égalité" (selon que la trajectoire historique des sociétés est conformée par un référentiel plutôt libéral - l'égalité étant censée découler de la liberté - ou plutôt social - l'égalité étant conçue comme la condition de la liberté), plaçant ainsi la logique domestique de la réciprocité et de la fraternité au sein de l'imaginaire institué en position hiérarchiquement supérieure en valeur. Car il ne s'agit pas de faire disparaître la logique de l'échange et de la dette privée, seule garantie du maintien de la raison d'État en position hiérarchiquement inférieure aux raisons du monde de la vie, comme à l'inverse, de détruire l'État, celui-ci étant réciproquement nécessaire au maintien à sa juste place de la logique marchande.
Basculer dans un système sociétaliste, dans le socialisme civil, c'est par conséquent réordonnancer la hiérarchie interne à l'ensemble des principes démocratiques déjà constitués, c'est faire la révolution symbolique qui mettra la solidarité réciproque en position d'autorité, de valeur souveraine.

BIBLIOGRAPHIE

Bidou, C. 1997. Proust, sociologue. Paris : Editions Descartes.
Castel, R. 1995. Les métamorphoses de la question sociale. Paris : Fayard.
Chanial, P. 1998. La délicate essence de la démocratie : solidarité, don et association. La revue du MAUSS 1er semestre (11) : 28-43.
Commaille, J. 1996. Misères de la famille, question d'État. Paris: Presses de Sciences PO.
Commons, J. 1986. Institutional Economics. London: Transaction Books.
Corsi, G., E. Esposito, & C. Baraldi. 1996. Glossario sobre la teoria Social de Niklas Luhmann. Mexico - Barcelona: Universidad Iberoamericana - ITESCO - Anthropos.
David, M. 1992. Le printemps de la Fraternité. Genèse et vicissitudes 1830-1851. Paris: Aubier.
Dehove, M. 1997. L'Union européenne inaugure-t-elle un nouveau grand régime d'organisation internationale ? L'Année de la régulation 1 (1) : 11-84.
Elias, N. 1991. La société des individus. Paris : Agora.
Guillaume, P. 1985. Individus, familles, nations. Essai d'histoire démographique XIX-XX èmes siècles. Paris: SEDES.
Habermas, J. 1997. Droit et démocratie. Entre faits et normes. Paris : Gallimard.
Klossowski, P. 1997. La monnaie vivante. Paris : Rivages.
Maucourant, J. 1993. Monnaie et calcul économique socialiste selon Karl Polanyi : le projet d'une économie socialiste fédérale. Revue européenne des sciences sociales 31 (96) : 29-46.
Maucourant, J., J. Servet, & A. Tiran. 1998. Introduction générale. in La modernité de Karl Polanyi. sous la direction de J. Servet, J. Maucourant, & A. Tiran, VII-XXXVI. Paris : L'Harmattan.
Polanyi Levitt, K. 1998. "Karl Polanyi, socialiste". in La modernité de Karl Polanyi. sous la direction de J. Servet, J. Maucourant, & A. Tiran, 5-25. Paris : L'Harmattan.
Polanyi, K. 1983. La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard.
Schumpeter, J. 1990. Capitalisme, socialisme, démocratie. Paris: Payot.
Servet, J.-M. 1993. "L'institution monétaire de la société selon Karl Polanyi". Revue économique 44 (6) : 1127-49.
---. 1998. L'euro au quotidien. Paris: Desclée de Brouwer.
Théret, B. 1991. "Le “Rawlsisme à la française”. Le marché contre l'égalité démocratique". Futur antérieur hiver (8): 39-75.
---. 1992. Régimes économiques de l'ordre politique. Paris : PUF.
---. 1998. "De la dualité des dettes et de la monnaie dans les sociétés salariales". in La monnaie souveraine. sous la direction de M. Aglietta, & A. Orléan, 253-287. Paris: Odile Jacob.
---. 1999. "La régulation politique : le point de vue d'un économiste". in Les métamorphoses de la régulation politique. sous la direction de J. Commaille, & B. Jobert,Droit et société, Paris : LGDJ.
Théry, I. 1993. Le démariage. Justice et vie privée. Paris: Odile Jacob.
Tiran, A. 1998. "Liberté, individu et société dans l'oeuvre de Karl Polanyi". in La modernité de Karl Polanyi. sous la direction de J. Servet, J. Maucourant, & A. Tiran, 205-224. Paris : L'Harmattan.
Walzer, M. 1997. Sphères de justice. Paris : Seuil.