VERS UN SOCIALISME CIVIL ?
L'épreuve de la contrainte démocratique
de différenciation de la société
Bruno Théret
Publié in Capitalismes et socialismes en perspective. Evolution et transformation des systèmes économiques, sous la direction de B. Chavance, E. Magnin, R. Motamed-Nejad et J. Sapir, Paris, Editions La Découverte, Coll. Recherches, 1999.
Les pays à économie de type soviétique peuvent être
caractérisés par le fait que le politique a cherché à
y empêcher (ou à revenir sur) le processus de différenciation
de la société qui, avec la montée en puissance simultanée
du capitalisme industriel et de l'État de droit territorial, a affecté
en premier lieu le monde occidental. Le projet “ communiste ”, socialiste
d’État, était non pas de réenchasser l’économique
dans le social, comme ce fut le cas dans la plupart des sociétés
capitalistes à l’issue de la seconde guerre mondiale, mais de le
réabsorber totalement dans le politique. Ainsi, au projet bourgeois libéral
individualiste porté par le discours de l’économie politique
orthodoxe et visant à se libérer de tout pouvoir collectif souverain,
le projet communiste étatiste qui a inspiré la construction du
“ socialisme réel ” a opposé une visée purement
holiste de retotalisation de la société. A l’idéal
du marché de concurrence parfaite était de la sorte simplement
opposé son dual, le modèle de la rationalité planificatrice
omnisciente.
Or la différenciation sociale entre l’économique et le politique
est un processus structurel inhérent au développement des sociétés
modernes où l’homme cherche à se libérer des formes
traditionnelles de la domination. Dans cette perspective, toute forme de projet
visant à l'indifférenciation de la société et des
individus, et notamment ceux aboutissant au renforcement du pouvoir d’État
sur la société et non à son dépérissement
sous la forme d’une "société réglée",
selon l'expression de Gramsci, s'inscrit à contre-courant des grandes
tendances de développement des sociétés contemporaines
et, pour cela, est à plus ou moins long terme voué à l’échec.
En effet, si la protection de la vie de chacun et de tous prend la forme exclusive
d’une dette sociale gérée par le parti-État auto-institué
comme représentant de la société, les tendances à
la différenciation du politique et de l’économique portée
par le développement industriel salarial ne peuvent être contenues
que par l’exercice récurrent de la violence physique par l'État
sur les individus, et/ou la représentation d’une agression extérieure
permanente légitimant une gestion économique du type économie
de guerre pénurique. Cette domination coercitive appelle alors une multiplicité
de contre mouvements : prise d’autonomie de l’économie productive
; insoumission intellectuelle ; développement contenu mais néanmoins
irrépressible de pratiques monétaires et juridiques privées
tentant de déborder les sphères étroites dévolues
à la monnaie et au droit par une puissance publique se vivant comme le
tout de la société et cherchant à se passer de ce genre
de médiation entre elle et les individus. De là, la nécessité
de réformes et l'incapacité de les mener à bien dans le
cadre politique établi. Et de là aussi, en fin de compte, le refus
de la société de soutenir plus longtemps les visées de
l'État totalitaire, en dépit de la protection sociale et matérielle
substantielle qu'il représente pour la population dans sa grande masse.
Mais l’hypothèse d’une nature structurale de la différenciation
des sociétés modernes conduit également à récuser
l'idée selon laquelle le capitalisme en serait la seule voie possible
de développement, constituant ainsi la fin de l’histoire. Car le
capitalisme, généralisé à toutes les sphères
de la vie sociale, est une utopie aussi totalitaire que le socialisme d’État.
Sa dynamique auto référentielle propre - le marché autorégulateur
- conduit, en effet, à la destruction du politique, et donc aussi à
un totalitarisme qui, au mépris des formes complexes de l’intégration
sociale dans les sociétés différenciées en de multiples
sphères, fait appel à une rationalité économique
étroite et unique tentant de s'imposer partout. D'où son échec
dans le premier vingtième siècle (1914-1945), un échec
du même ordre que celui de la révolution soviétique bien
que le coup d'arrêt ait pris en ce cas la forme sanglante d'une série
guerre crise guerre mondiales. Et c'est cette "guerre de trente ans du
XXème siècle " qui engendre, pendant les "Trente Glorieuses",
la "Grande Transformation" qu'est l'avènement de la société
salariale.
Mais, comme dans le cas des expériences socialistes d'État, une
transformation de cette ampleur ne résulte pas de turbulences passagères,
fussent-elles extrêmement violentes. Elle est plutôt le fruit d'un
processus historique long dont ces turbulences sont également l'expression.
Le déchaînement du libéralisme économique, par le
désordre social total qu’il entraîne, appelle en effet, bien
avant sa crise finale, des réactions du corps social conduisant à
la réinstitution d’organisations politiques collectives limitatives
de la prétention de l’ethos capitaliste marchand à régir
l’ensemble des sphères de la vie sociale. Ce fut là la source
de la mise à la raison du capitalisme R0“sauvage” américain
appelé de ses vœux, théorisée et mise partiellement
en pratique dans l’entre-deux guerres par John Commons et ses "Wisconsin-Boys"
lors du New Deal. Ce fut là également l'origine des épisodes
totalitaires fasciste et nazi, ainsi que des diverses variantes européennes
du capitalisme salarial qui se sont épanouies dans l'après-guerre.
C’est là encore l’origine des mafias lorsque aucune autorité
souveraine ne prévaut, cas actuel de la fédération de Russie.
A l'Ouest comme à l'Est donc, les projets de totalisation de la société
ont ainsi du finalement s'accommoder de sociétés différenciées
de facto. Toutefois, tant qu'ils continuent à servir de modèles
de référence pour l'action des pouvoirs dominants, ceux-ci ne
reconnaissent pas comme légitime une telle différenciation et,
par conséquent, l'assimilent à du désordre et cherchent
à la cantonner dans l'informel ou aux marges du système. Ce qui
fait qu'aucune place n'est reconnue à une société civile
autonome. Cela dit, en se situant en dehors de l'opposition polaire entre le
capitalisme libéral et le socialisme d'État, les sociétés
salariales de l'après-guerre ont esquissé une forme de dépassement
du capitalisme comme de l'étatisme. En faisant une place centrale dans
leur régulation sociale à des processus de socialisation démocratique
fondés sur les principes de liberté et d'égalité
et institutionnalisés grâce au jeu de la monétarisation
et de la juridicisation des rapports sociaux, elles ont posé des bases
pour une véritable autonomie de la société civile tant
à l'égard du capitalisme que de l'État.
L'analyse de la structure et de la dynamique de ces sociétés conduit
alors à rompre avec la vision bipolaire usuelle qui n'y distingue que
deux grands ordres de pratiques sociales, l'économique (le monde de la
richesse, le marché) et le politique (le monde de la puissance, l'État).
En effet, cette analyse montre qu'un troisième ordre autonome de pratiques,
l'ordre domestique (le monde de la vie) tient aussi dans ce type de société
une place cruciale puisqu'il y fournit la matière (et la condition) première
des processus d'accumulation de richesse et de puissance qui sont respectivement
au fondement de l'autonomie de l'économique et du politique (Théret,
1992). Il est alors possible de penser non plus deux mais trois grands types
ou familles de systèmes socio-économiques : les systèmes
capitalistes, les systèmes dits socialistes mais en fait étatistes,
et les systèmes véritablement socialistes au sens du Marx prônant
le dépérissement de l'État et qu'on nommera ici, pour éviter
toute confusion, "sociétalistes" ou "socialistes civils"
(cf. schéma 1).
SCHÉMA 1 : Systèmes totalitaires et systèmes différenciés
Chacun de ces types peut être caractérisé par la domination
de l'un des trois ordres sur les deux autres. Cette domination peut aller jusqu'à
se traduire par un projet de soumission totale des ordres dominés à
la logique de l'ordre dominant (idéaux du capitalisme libéral
radical, du socialisme d'État, et du communisme communautaire intégral
fondé sur le modèle de la famille patriarcale élargie).
Mais dans les sociétés concrètes, ainsi qu'on l'a déjà
suggéré, même quand ces idéaux servent d'idéologie
officielle, la domination d'un ordre de pratiques ne prend que la forme relative
d'une soumission d'un ordre à un compromis entre les deux autres institué
sous l'hégémonie de l’un de ces derniers. On peut ainsi
parler d'ordres indépendants dont l'un est dominant et l'autre dominé,
tous deux se soumettant de concert un ordre dépendant dominé.
Les systèmes capitalistes et socialistes ont en commun de faire du monde
de la vie et de la sphère domestique l'ordre dépendant dominé.
Ils se distinguent en revanche l'un de l'autre par le fait que dans les premiers,
l’ordre économique, sa rationalité et ses valeurs sont en
position hiérarchiquement supérieure et servent de référence
dominante dans l’ensemble des sphères de pratiques sociales, alors
que dans les seconds, l'État, confondu avec la société,
est placé en position hiérarchiquement supérieure en pouvoir
comme en valeur. Contrastant avec ces deux types de systèmes, on peut
alors définir les systèmes sociétalistes (démocratiques
et décentrés) comme des systèmes où l'ordre domestique
et la société civile, le monde de la vie, sont privilégiés
et dominent les ordres économique et politique en les instrumentalisant
et en les soumettant à leur raison.
Dit autrement, selon cette grille typologique, on a d’un côté
l'imaginaire de l’individualisme radical fondé symboliquement sur
l'hypostase du principe formel de liberté et faisant appel à une
raison purement économique où la rationalité utilitariste
est privilégiée et mobilisée dans l’accumulation
individuelle d’avoirs. De l’autre, on a le collectivisme (ou holisme
radical) fondé symboliquement sur une hypostase de même type du
principe formel d'égalité et d'une rationalité politique
privilégiant la raison d'État et l’accumulation de puissance
sur les êtres. Et au-delà, comme synthèse et dépassement
de ces deux utopies totalitaires, on a la visée d'un holindividualisme
sociétal qui en impose autant à l’individualisme capitaliste
qu’au holisme étatique, et qui fait appel à une rationalité
communicationnelle mobilisant aussi bien la rationalité économique
et le principe de liberté que la logique du pouvoir d'État et
le principe d'égalité, mais en les cantonnant à des fonctions
sociales particulières et locales.
Mais quel peut être alors le fondement symbolique de ces sociétés
du troisième type ? Quelles sont les conditions éthiques pour
qu'un tel holindividualisme puisse réellement advenir ? Si le capitalisme
de marché est fondé sur le principe de liberté et le socialisme
étatiste sur celui d'égalité, quel principe éthique
peut-il servir de valeur hiérarchiquement supérieure dans le sociétalisme
? L'histoire, l'anthropologie et la philosophie proposent chacune leur candidat
à ce rôle, car, contrairement à ce qu'on pourrait croire
au seul vu des opinions les plus médiatisées, il existe toute
une riche et longue tradition de réflexion dissociant socialisme et étatisme
et cherchant à penser l'égalité dans la différence
et la liberté. Ainsi l'histoire propose la fraternité, un principe
porté par les diverses révolutions françaises et plus particulièrement
celle de 1848 (David, 1992) ; elle y adjoint parfois la solidarité, mais
celle-ci, particulièrement privilégiée au tournant du XX
ème siècle par Durkheim et les républicains "solidaristes",
n'implique pas nécessairement l'égalité comme le fait la
fraternité. On l'a vu dans les années 1980 quand le parti socialiste
français au pouvoir a cherché à substituer la solidarité
à l'égalité afin de promouvoir la notion d'inégalités
justes (Théret, 1991).. L'anthropologie, de son côté, distingue
le principe de réciprocité, celui-ci apparaissant notamment dans
les travaux de K. Polanyi ; la réciprocité est par ailleurs souvent
assimilée au don qui doit ses lettres de noblesse à M. Mauss et
a été revalorisé récemment par les néo-maussiens
(Chanial, 1998). La philosophie, enfin, dans sa tendance communautarienne personnifiée
par M. Walzer, avance, quant à elle, l'idée d'égalité
complexe comme fondement d'un "socialisme démocratique décentralisé
» . Par delà leur diversité, ces approches conduisent toutes
à faire de la "solidarité réciproque" (un équivalent
moderne de la fraternité), le troisième principe éthique
dont la mise en valeur hiérarchiquement supérieure est propre
à fonder un socialisme civil ; elles montrent également qu'une
telle solidarité réciproque gouverne déjà de nombreuses
pratiques sociales dans la mesure où elle s'avère nécessaire
à la reproduction en tant que telles des sociétés différenciées.
Nous reviendrons sur cette convergence dans la dernière partie de ce
texte, quand il sera temps pour nous de la mobiliser afin de montrer, avec Walzer,
que le sociétalisme n'est pas une utopie mais une visée raisonnable
. Auparavant, nous allons nous attacher à8 montrer par un détour
théorique ce caractère latent du sociétalisme au sein du
rapport salarial développé. A cette fin, on partira d'une caractérisation
générale du lien social qui organise toute vie humaine en société,
toute vie collective. On proposera ensuite, à partir de cette caractérisation
du lien social, une interprétation de la différenciation sociale
- qui conduit à placer le sujet individuel, mais un sujet individuel
divisé, au centre du système des valeurs des sociétés
modernes - comme contrainte démocratique spécifique aux systèmes
sociaux contemporains et à venir.
Plus précisément, la grille d’analyse qu'on utilisera s’appuie
:
1/ sur la notion de dette de vie comme fondement anthropologique du lien social
et de dédoublement des formes de cette dette dans les sociétés
individualistes, le fait saillant étant l’apparition d’une
dette privée dont on peut se libérer avant la mort et qui vient
concurrencer le lien traditionnel de dette de vie à l’égard
du souverain, un lien dont, en ce qui le concerne, on ne peut jamais se libérer
;
2/sur une réinterprétation de la monétarisation des rapports
sociaux et du salariat fondé sur cette définition du capitalisme
à partir de la notion de “dette dont on peut se libérer”
par un paiement monétaire, et sur la nécessité de médiations
sociales construites pour assurer la fermeture du lien social d’endettement
mutuel du fait de la différenciation de ses formes économiques
et politiques ;
3/sur le besoin qui en découle d’analyser également le processus
d'autonomisation de l'ordre domestique, lequel se traduit par des transformations
profondes dans l'organisation des familles et va avec l'émergence d'une
société civile qui n'est pas immédiatement régie
par les rationalités propres aux ordres économique et politique,
quand bien même elle est articulée à ceux-ci par la médiation
de l'espace public ;
4/sur une conceptualisation du sociétalisme comme aboutissement possible,
mais non nécessaire, de ce processus d'émergence d'une société
civile en tant que sphère propre de pratiques sociales ancrées
dans l'ordre domestique et porteuse, pour cela, d'un principe éthique
de "solidarité réciproque" (autrement dit de "fraternité"
ou "d'assistance mutuelle"), seul à même de fonder une
communauté politique réellement égalitaire dans les sociétés
différenciées.
I. De la dette primordiale aux formes différenciées de la dette privée et de la dette sociale.
Toute vie collective suppose l'existence d'un lien social qui tient ensemble
les humains s'identifiant au groupe, qui fixe leur appartenance à la
société. Ce lien est un rapport d'endettement mutuel, rapport
social qui structure à son niveau le plus fondamental une société.
On peut ainsi poser que la dette est le lien social au fondement de tout "commerce"
entre les humains, la structure qui se cache derrière toute vie en société,
et, par voie de conséquence, derrière toute transaction ayant
une dimension économique, qu'elle soit un échange marchand, un
don/contre-don, un prélèvement avec redistribution différée.
Ces transactions ne sont jamais, en effet, que des “méthodes de
création de dette” (Commons, 1934-1986 ; Maucourant, 1993).
En suivant un certain nombre d'anthropologues et d'historiens (cf. Aglietta
et Orléan eds, 1998), on peut également poser une série
d'hypothèses théoriques complémentaires concernant ce lien
social vu comme endettement.
Première hypothèse, sa forme originelle, primordiale, est la dette
de vie, dette qui a trait à la reproduction des sources, à la
protection et à l'écoulement régulier de la vie humaine.
Car à l'origine de l'humanité, laquelle peut être caractérisée
par sa fonction symbolique qui la différencie du monde animal, il y a
une représentation de la mort comme en deçà et au-delà
de la vie, représentation d'un monde invisible qui fait de la naissance
à la vie un endettement originel de tout homme à l'égard
des puissances représentatives du tout cosmique dont l'humanité
est issue.
Deuxième hypothèse, à cette représentation est liée
l'émergence de pouvoirs temporels souverains (églises, États)
s'imposant comme les légitimes représentants de ces puissances
cosmiques et qui récupèrent ainsi la créance croyance inaugurale
qui est alors transférée de l'au-delà à l'ici-bas.
Ce sont enfin, troisième hypothèse, ces pouvoirs souverains qui
inventent la monnaie comme moyen de règlement des dettes, un moyen dont
l'abstraction permet de résoudre le paradoxe sacrificiel faisant de la
mise à mort de victimes vivantes le moyen permanent de la protection
de la vie. La monnaie est originellement liée à la forme fiscale
(ecclésiastique, puis étatique) de paiement de la dette de vie
(remboursement des avances faites à la naissance et /ou contrepartie
d'un don de sécurité accrue).
La structure symbolique qu'est la dette primordiale, dans la mesure où
elle trouve sa source dans le rapport qu’entretient l’être
humain avec la mort, est ainsi une institution humaine de même statut
anthropologique que la prohibition de l’inceste. Elle est, dans cette
perspective, le fondement toujours nécessaire des sociétés
modernes, et ce qui différencie ces dernières est seulement les
formes que cette dette y prend ainsi que les moyens de son règlement.
Ces formes nouvelles sont l'expression de ce que dans le processus de substitution
des moyens de paiement de la dette, le passage à la monnaie introduit
un fait radicalement nouveau. En tant qu'elle est unité de compte et
donc un opérateur d’homogénéisation et d’abstraction
du contenu des dettes, la monnaie permet en effet que les relations d'endettement
ne se confondent plus nécessairement avec des rapports interpersonnels
et qu'elles soient sécularisées. Les dettes peuvent ainsi, grâce
à la monnaie, circuler par transfert sur de plus larges espaces.
Notre interprétation des sociétés contemporaines dans cette
perspective se décline de la manière suivante .
- La monétarisation de la dette de vie est ce qui a permis son dédoublement
et le retournement du rapport au temps et du rapport créancier/débiteur
qui originellement la fondait. Dédoublement en des formes économiques
et sociales autonomes et retournement spécifique à chacune de
ces deux formes : retournement du rapport au temps pour la dette économique
et du rapport créancier/débiteur pour la dette sociale. La dette
économique, produite par les échanges marchands et les opérations
de crédit commercial qui les accompagnent, emprunte à l’antique
dette de vie sa structure fondamentale, à savoir qu’elle est endettement
de l’individu vis-à8-vis d'une totalité représentée
par la monnaie. Mais elle implique un rapport au temps inversé : elle
ne renvoie plus à un endettement passé contracté sur un
mode religieux dans l’en deçà de la vie humaine, elle est
désormais sécularisée et fondée sur des anticipations
du futur, sur des "paris sur l’avenir" de la société.
Cette dette est associée à la libre entreprise et on peut s'en
libérer au moyen de paiements monétaires. La dette sociale reste,
quant à elle, comme la dette originelle de vie, fondée sur une
représentation du passé, sur des créances croyances "héritées"
dont on ne peut pas se libérer. Toutefois, elle tire sa forme d'une inversion
de la représentation de la relation de l’individu au tout de la
société : c’est la société qui est maintenant
endettée vis-à-vis des hommes dont elle constitue la réunion,
et la dette primordiale devenue dette sociale est constituée de l'ensemble
privatif des capitaux individuels de vie que la société doit préserver.
Affaibli à la fois par ce renversement des sources de la souveraineté
et l'apparition d'un ordre économique privé de la dette, l'État
qui, jusqu'à ce double avènement, monopolisait conjointement et
concurremment avec l'église les créances sur la société,
doit désormais, pour se légitimer, se placer en position de garant
de ces nouvelles formes de dette sans que cela implique pour autant qu'il réussisse
à monopoliser le crédit social qui leur est associé.
- La monnaie moderne assure la commensurabilité des deux types de dette
qu'on vient de distinguer et qui structurent conjointement et concurremment
l’intégration sociale des individus dans les sociétés
salariales. C’est pourquoi elle est unité commune des comptes publics
et privés, lien entre finances publiques et sociales et finance privée.
C'est pourquoi elle est également un système de moyens de paiement
permettant de se libérer (définitivement ou provisoirement dans
le cas de l'impôt) de toute dette, qu'elle soit économique ou sociale.
Elle est alors un symbole actif représentatif du tout de la société
constituée ainsi en communauté de paiement. En contrepartie, elle
perd le monopole de la représentation du tout social comme elle a pu
et peut encore l'avoir dans certaines sociétés peu différenciées.
Le processus de différenciation sociale s’appuie en effet sur et
reproduit plusieurs représentations à la fois concurrentes et
complémentaires du tout de la société, plusieurs médiations
symboliques entre l'individu et le tout qui participent de la définition
des identités. Le droit et l'abstraction intellectuelle (sous la forme
par exemple de la mathématisation des représentations du monde)
se développent dans le même mouvement que la monétisation
des rapports économiques. C'est pourquoi le lien social ne saurait être
strictement monétaire. Mais il ne saurait pas plus être strictement
juridique, ni purement discursif. Il mobilise nécessairement simultanément
les trois types de médiation symbolique.
II. Le travail démocratique de la contrainte de différenciation dans le salariat
Le lien social qui prend la forme du salariat généralisé
à l'issue de la "guerre de trente ans du XX ème siècle"
est alors d'une part articulation complexe d'un endettement économique
et d'un endettement social garantis par le politique, d'autre part simultanément
monétaire, juridique et discursif. L'individu salarié se retrouve
à la fois créancier du capital, créancier de la société
et créancier de l'État, chacun de ces types de créance
étant le fruit de transactions spécifiques et ayant, de ce fait,
des caractéristiques monétaires, juridiques et discursives propres.
Préciser ces assertions permet de montrer que la différenciation
de la société salariale est à l'origine de son caractère
démocratique et potentiellement "sociétaliste".
Dans Théret (1992), on a proposé une distinction entre deux grands
idéals types de sociétés différenciées étatistes
capitalistes correspondant à deux stades dans le mouvement d'émancipation
de l'ordre économique vis-à-vis de l'ordre politique : les systèmes
territoriaux rentiers-guerriers, les systèmes salariaux industriels-providentiels.
Dans le premier type, où le degré de différenciation atteint
est relativement faible, le capitalisme est d'abord financier et rentier, car
il vit aux dépens des ressources des États (endettement public,
gestion des finances publiques, exploitation de rentes territoriales concédées).
L'État est, quant à lui, guerrier et à la recherche d'une
expansion territoriale continue. Enfin, la production de richesse est essentiellement
le fait d'une petite production marchande (si on met à part les monopoles
capitalistes territorialisés : mines, voies de communication et de transports)
soumise au tribut étatique par l'intermédiaire d'une finance privée
gestionnaire des finances publiques. En gros, le monde (aristocratique) de la
puissance domine le monde de la vie qu'il exploite par l'intermédiaire
du monde (bourgeois) de l'argent, lequel, encore confiné à un
rôle d'intermédiaire, est également dominé en dépit
de son autonomie.
Le second type de système, le type salarial, connaît un renversement
du rapport des forces capital/État, le capital s'émancipant de
l'État en s'investissant directement dans la production qui devient industrielle
et en réduisant, dans le même mouvement, l'ordre domestique à
un monde bio-reproducteur. Ce qui, d'une part redouble l'assujettissement politique
de la sphère domestique à l'État par sa soumission économique
au capital, d'autre part rend l'État immédiatement (et non plus
seulement médiatement comme dans le système territorial) économiquement
dépendant du capital (industriel et non plus financier). Le désir
de richesse peut alors s'autonomiser vis-à-vis du désir de puissance,
ce qui n'était pas le cas dans le système territorial où
la richesse n'était pas encore une fin en soi, mais seulement un moyen
d'accéder à la puissance politique pour les outsiders du système
("classes moyennes"), l'ethos aristocratique dominant toujours l'ethos
bourgeois (Bidou, 1997). La dette privée en tant que liée à
la futurity (Commons, 1934-1986), en tant que création continue alimentée
par des paris sur l'avenir, prend alors véritablement son essor, concurrence
et même va jusqu'à s'imposer comme représentation hégémonique
de la dette primordiale aux dépens de la dette sociale.
Le rapport salarial qui émerge dans ce nouveau système est l'illustration
du travail de la contrainte démocratique dans le cadre capitaliste. Il
est, en effet, le résultat d'un énorme travail symbolique qui
a modifié radicalement les représentations que l'homme se fait
de lui-même, un travail qui lui a permis de vivre de manière non
schizophrénique son insertion contradictoire dans l'économie marchande
et dans le politique étatique. Car, quand bien même il y a redoublement
de la domination des individus, ce redoublement prend paradoxalement les formes
démocratiques de la liberté et de l'égalité qui
définissent un nouveau sujet politique, l'individu en soi et pour soi.
Le travail de symbolisation propre aux sociétés salariales produit,
en effet, deux abstractions intellectuelles fondamentales : la notion de force
de travail (formalisée par Marx) et celle de force de pouvoir (analysée
par Schumpeter en 1947 (1990) et formalisée sous le nom de force politique
par Foucault). Ces symbolisations sont des solutions de type démocratique
trouvées aux problèmes, sinon irrésolvables, de la mobilisation
des populations dans le cadre industriel capitaliste et dans le cadre de l'État
de droit national territorial respectivement. Elles sont les produits du processus
de dédoublement renversement des formes de la dette ci-dessus évoqué.
L'émancipation de la dette privée à l'égard de la
dette primordiale, fondement de l'indépendance de la bourgeoisie à
l'égard des guerriers (aristocratie) et des prêtres (hiérocratie),
contient en elle, en effet, l'impossibilité de soumettre l'ordre domestique
de la petite production marchande aux cadres du capitalisme industriel sur un
mode coercitif ou religieux. Ne pouvant mobiliser la croyance en une dette originelle
pour contraindre la population au travail au sein des organisations hiérarchiques
industrielles, il fallait en effet lui appliquer dans sa masse la logique "libertarienne"
de la dette économique créée par l'échange monétaire
et contractuel. Dans l'échange salarial, cette dette économique
n'est autre que l'avance à crédit par le salarié de son
travail, avance évaluée en monnaie et sanctionnée juridiquement
comme mise à disposition d'une "force de travail" que le travailleur
peut aliéner sans pour autant renoncer à sa liberté, à
ses droits de propriété sur lui-même. Les formes monétaires
du salaire et juridique du contrat de travail réélisent ainsi
la fiction discursive qu'est la force de travail, représentation de la
valeur de l'individu dans l'ordre économique capitaliste qui assied la
relation salariale en permettant de résoudre sa contradiction constitutive
entre, d'un côté, la liberté du travailleur et son égalité
politique à son employeur, de l'autre, sa soumission au pouvoir capitaliste
et l'infériorité de sa position sociale au sein de l'ordre productif.
Avec Simmel, on peut voir là l'émergence d'une forme de relation
sociale de portée démocratique, puisque, sous certaines conditions,
le travailleur, en tant que personne, est soustrait à la domination :
il suffit que l'organisation productive soit purement fonctionnelle pour qu'elle
n'implique aucun rapport de pouvoir intersubjectif ; c'est en tant qu'objet,
moyen de production, force animale, que le salarié est hiérarchiquement
soumis à un devoir d'obéissance ; en tant que sujet, il ne concède
aucun de ses droits démocratiques, il reste libre et égal à
l'employeur avec lequel il a contracté ; le travailleur en tant qu'humain
est absent de la production, c'est seulement son corps qui y est présent.
C'est là certes encore une fiction, mais elle est plus élaborée
et permet d'entrevoir ce que pourrait être le règne réel
de la démocratie dans l'économique : des procédures de
décision collective associant détenteurs de capital et de force
de travail pour ce qui concerne l'organisation de la production, de telle sorte
que toute hiérarchie de pouvoir qui ne soit pas fonctionnellement légitimée
soit exclue des relations de production.
Mais cette solution laisse entière la question du partage de la valeur
ajoutée, i.e. de la valorisation différentielle des divers droits
de propriété ou, dit autrement, des différentes créances
sur la production. A juste titre d'ailleurs, car il ne s'agit pas là
d'une question proprement interne à l'économique différencié
(même si la constitution d'institutions et d'acteurs collectifs en son
sein y joue un rôle clef), mais d'un problème de rapport de forces
politiques relevant de déterminations plus générales, à
l'échelle de la société. Car le partage de la valeur ajoutée
met en jeu le mode d'insertion du salarié dans l'ordre politique et la
manière dont l'État se porte garant de la dette sociale.
La valeur de la créance salariale sur la production est aussi fonction,
en effet, du mode de relation que le politique entretient avec l'économique,
et, par conséquent, de la manière dont les salariés font
valoir leurs intérêts dans l'ordre politique, intérêts
qu’on peut, en raison de ce qui précède, assimiler à
des créances sociales. Cette insertion du salarié dans l'ordre
politique est-elle aussi le fruit d'une opération symbolique complexe
qu'on peut associer au retournement du rapport créancier débiteur
qui caractérise la forme moderne "sociale" de la dette primordiale.
Tout individu, désormais considéré comme créancier
de la dette de vie, porteur du capital de vie dont l'État a besoin pour
accumuler de la puissance, ne peut plus, en effet, être directement assujetti
au pouvoir d'État dont la souveraineté procède désormais
des individus. Comment faire alors pour que ceux-ci puissent être néanmoins
de facto assujettis à l'État tout en étant reconnus comme
les sources de sa souveraineté ? Comment faire pour que des individus
libres et égaux à l'égard des puissants puissent accepter
que cette puissance s'impose à eux ? Pour cela, il faut que soit mis
en œuvre un dispositif symbolique formellement identique à celui
qui prévaut dans l’économique avec l’invention de
la force de travail et de la “propriété sociale” (Castel,
1995), c’est-à-dire une symbolisation de l’individu qui lui
permette de s’aliéner objectivement au pouvoir des élites
politiques sans pour autant que subjectivement, il soit contraint de renoncer
à ses prérogatives de sujet souverain. Cette représentation
est la "force de pouvoir" qui est reconnue à tout un chacun
comme quelque chose de détachable de sa personne propre et qu'il peut
alors “donner”, en échange d’une redistribution relative
à la reproduction de son capital de vie, de manière à ce
qu'elle soit centralisée dans les mains des détenteurs du pouvoir
politique. C’est ainsi que la démocratie libérale représentative
ou démocratie pluraliste élitiste (Schumpeter, 1990), devient
l’expression de la contrainte démocratique au sein de l'ordre politique.
Bien évidemment, la force de travail et la force de pouvoir sont, dans
les sociétés capitalistes, des formes de la propriété
économique ("propriété sociale") et des droits
politiques (droits sociaux) dépréciées par rapport aux
formes de propriété et de droits que se réservent ceux
qui ont un accès immédiat aux positions dominantes au sein de
l'économique et du politique : propriété du capital qui
donne accès au crédit privé nécessaire pour se lancer
dans des projets productifs autonomes et risqués, droits de la citoyenneté
active réservés aux classes politique et administrative au sein
de l'État. Bref, force de travail et force de pouvoir sont les instruments
symboliques de la domination de la masse du démos. Elles n'en expriment
pas moins, cependant, la reconnaissance d'un légitime accès des
dominés à la liberté et à l'égalité,
et donc la présence au sein des sociétés capitalistes étatistes
de ferments de leur transformation.
Un de ces ferments est contenu dans la différenciation même des
deux représentations de l'individu qui lui permettent d'être une
valeur dans l'économique comme dans le politique, mais selon des critères
a priori différents dans chacun de ces ordres. La dualité travail/pouvoir
de la force d'action individuelle et de la créance salariale implique
une réunification sous une forme ou sous une autre, sauf à conduire
à la destruction psychique de la personne et/ou du lien social. Cette
réunification des créances salariales se fait d'abord, ainsi qu'on
l'a déjà suggéré, par le jeu des trois grandes médiations
sociales "primaires" que sont la monnaie, le droit et la discursivité,
ces langages abstraits qui permettent à l'économique et au politique
de communiquer. Mais il ne suffit pas que les symboles économique et
politique de l'individuation soient abstraitement compatibles, il faut aussi
qu'ils soient concrètement complémentaires au plan de la reproduction
sociale et que, vu la concurrence qui règne dans le monde global de la
richesse comme dans celui de la puissance, leur articulation dans le cadre de
chaque État soit économiquement et politiquement efficace. De
là la construction de diverses médiations "secondaires"
organisant cette complémentarité nécessaire : système
de protection sociale articulant salaires et droits sociaux reconnus par l'État
; réseaux néocorporatistes liant acteurs collectifs publics et
privés ; partis politiques permettant aux "civils" d'accéder
à la décision dans l'ordre politique et, par ce biais, d'exercer
une influence sur l'économique. Et comme, pour remplir leur rôle
de médiation, ces organisations doivent acquérir une autonomie
vis-à-vis des ordres qu'elles relient, elles composent un espace mixte
(i.e. indissociablement économique et politique, monétaire, juridique
et discursif) de socialisation des individus, un espace d'indifférenciation
entre dette privée et dette sociale qu'on pose, pour cela, comme étant
celui de la société civile.
C'est la dualité des formes d'extériorisation de l'être
humain hors de la sphère domestique et de son intégration dans
les ordres économique et politique qui est la source d'émergence
de cette société civile autonome. Dans cet espace, le désir
de richesse et le désir de puissance se nient l'un l'autre et sont renvoyés
dos à dos ; ils sont placés sous l'autorité symbolique
des contraintes premières d'une existence non compartimentée et
sans masques. C'est pourquoi on peut voir dans la différenciation de
la société qui est au principe d'un tel espace la condition de
base d'une démocratie réelle et, par conséquent, d'un socialisme
civil.
III. Les transformations de la famille moderne associées à l'émergence d'un ordre domestique autonome.
La nouveauté et l'extraordinaire sophistication au plan symbolique du
mode de présence de l'individu salarié dans l'économique
et le politique ne doit pas faire oublier cependant que son camp de base, le
monde de la vie à partir duquel il est tenté d'accéder
aux mondes de la richesse et de la puissance, est la famille et un ordre domestique
désormais régi par ses propres règles. Le rapport de l'individu
au tout de la société, le lien social, reste en effet médiatisé
en premier lieu par l'institution familiale. Celle-ci néanmoins prend
dans le salariat des formes nouvelles, liées à ce que l'union
des sexes qui permet la reproduction démographique de la société
est désormais principalement régie par un choix bilatéral
des conjoints sur la base d'une réciprocité du sentiment amoureux.
Dans ce choix transparaît au niveau de la psyché individuelle l'imaginaire
social institué de liberté et d'égalité, le mariage
perdant alors son caractère d'institution sociale indissoluble et devenant
un lien contractuel privé qui peut être dissous par la volonté
même des cocontractants (Guillaume, 1985 ; Théry, 1993 ; Commaille,
1996).
L'amour, cette représentation sentimentale particulière de l'autre
dans les rapports privés, devient le médium à partir duquel
se forment, se reproduisent ou se délitent les unités domestiques
élémentaires que sont les familles nucléaires. Avec l'autonomisation
des pratiques domestiques dépouillées de leurs fonctions immédiates
d’ordre économique et politique (Théret, 1992, pp. 103-106),
ce n'est plus en effet pour l'essentiel le calcul associé au désir
de richesse ou de puissance qui régit tendanciellement les "stratégies"
matrimoniales du plus grand nombre et la reproduction des familles par la filiation.
C'est un désir propre à l'intersubjectivité, directement
lié à la sexualité, un sentiment pour une large part associé
à "l'émotion voluptueuse" (Klossowski, 1997) et où
se concentre le refus de la rationalisation comme principe de vie, soit le refus
d'un lien social qui ne mobiliserait que l'abstraction des médias sociaux
primaires, monnaie, droit et discursivité . L'amour est le concept pour
ce sentiment médiateur de l'ensemble des relations intra et inter familiales,
norme d'évaluation des pratiques familiales. Il fonde la famille moderne
en tant que groupement qui se dissout dès lors qu'il n'est plus un lieu
d'amour partagé.
Dans les discussions usuelles sur le socialisme et le capitalisme, fortement
marquées par l'économicisme, de même qu'on réduit
le plus souvent le politique à une médiation instrumentale de
l'économique, on se place rarement à ce niveau des pratiques domestiques.
Or la transformation de ces pratiques est ce qui ancre l'autonomie de la société
civile et, par voie de conséquence, ce qui fonde la possibilité
d'un socialisme civil. Aussi nous faut-il préciser ici les trois catégories
sociologiques d'amour, de famille et d'ordre domestique qui permettent de conceptualiser
cette transformation .
L'amour, "d'un point de vue sociologique, ne doit pas être regardé
lui-même comme un sentiment (…), mais comme un médium de
communication généralisé symboliquement qui permet d'exprimer,
ou de nier, avec succès certains sentiments, et de créer, ce faisant,
les attentes correspondantes, rendant ainsi probable l'acceptation de la communication
dans des conditions particulières d'improbabilité" (Corsi,
Esposito et Baraldi, 1996, p. 21) . "L'improbabilité qu'affronte
l'amour est celle de la communication interpersonnelle intime" : il est
ce qui permet de "faire face à l'individualisation radicale de la
personne" dans les sociétés différenciées,
et c'est pourquoi lui-même "se différencie à l'époque
moderne (à partir du XVIII ème siècle), quand naît
la conception sémantique de l'individualité de la personne"
(ibid., pp. 21-22) . Cette individualisation rend en effet de plus en plus "improbable
qu'Ego accepte les demandes d'Alter de l'écouter parler de lui-même
et de comprendre ses idiosyncrasies. (…) (car) plus s'élève
l'idiosyncrasie et la singularité de celui qui parle, plus se réduisent
l'intérêt et l'accord de celui qui écoute. Cette improbabilité
d'arriver à un accord et à un appui de la part d'Ego vient de
ce que le point de vue d'Alter est unique, spécifique et strictement
personnel" (ibid., p. 22). Alors qu'a priori, par conséquent, Ego
et Alter n'ont rien en commun, l'amour en tant que "médium de la
construction du monde avec les yeux de l'autre", rend la communication
entre eux, "l'entente", néanmoins possible.
Deux de ses caractéristiques en découlent. D'une part, l'amour
implique la réciprocité : "Il se réfère uniquement
à lui-même et ne se développe que s'il peut entrer en relation
avec un autre amour" (ibid., p. 23). D'autre part, "l'amour n'est
pas stable", car plus le degré d'individualisation de la personne
est élevé, plus il requiert de prétentions à communiquer
et plus "l'amour est facilement mis en péril" du fait des conflits
ouverts par ces prétentions dans un contexte individualiste (ibid.).
Cette instabilité se retrouve dans la famille à partir du moment
où l'amour devient le médium de sa formation et, pour une large
part également, de sa reproduction. En devenant "la base de la différenciation
entre communications personnelles et impersonnelles, faisant ainsi dépendre
sa reproduction de cette différenciation" (ibid., p. 21), l'amour
imprime sa marque à la famille moderne qui peut alors être définie
dans toute sa spécificité à partir des notions de personne
et d'intimité.
La famille moderne en effet, tout d'abord, "inclut dans la communication
la personne entière des participants : tout ce qui se réfère
à eux, toutes leurs actions et expériences, y compris celles qui
se déroulent à l'extérieur de la famille, relèvent
potentiellement de la communication familiale. (…) Toute situation qui
concerne la personne (ce qui s'est produit sur le lieu de travail, comment elle
a dormi pendant la nuit, quelle gratification elle a obtenu à l'école,
qui elle a connu à l'extérieur de la maison) concerne la famille.
La personne est pour cette raison la perspective à travers laquelle la
famille peut traiter de ce qui se passe hors de ses limites, sans pour autant
les détruire" (ibid., p. 83). La famille est donc, par le biais
de la communication rendue possible en son sein grâce au médium
de l'amour, l'instance fondamentale d'intégration en une "personne
entière" de l'individu divisé par ses inclusions multiples
dans des ordres de pratiques spécifiques, régies par leurs propres
règles et orientées selon des finalités divergentes .
Mais la communication familiale doit également être spécifiée
comme "communication personnelle intime". "L'intimité
surgit quand le monde d'un être humain devient important pour un autre
être humain, et que cela est réciproque" (ibid.). C'est là
une caractéristique tout à fait nouvelle de la vie familiale,
fruit de l'individualisation et de l'apparition de l'amour comme "code
du système familial, fixant les limites d'une communication intime par
rapport à une communication non intime" (ibid., p. 84).
Cela dit, si la famille est devenue le lieu instable de l'intimité entre
"personnes entières", il n'y "existe pas seulement des
communications intimes, mais aussi des interactions liées aux activités
quotidiennes triviales" (ibid.). Aussi la famille n'est-elle pas exclusivement
réglée par l'amour, et "toute la communication qui se développe
dans la famille n'est pas codifiée par lui (car, par exemple, toute la
communication juridique y est codifiée par le droit, et la communication
économique par la monnaie)" (ibid.). L'amour et la famille ne se
confondent ni ne se superposent donc, ils ne sont pas dans une relation biunivoque
et intrinsèque. La famille mobilise d'autres médiations que l'amour
pour s'insérer dans la société (en tant notamment qu'elle
est l'instance de production de l'individu porteur d'une force de travail et
d'une force de pouvoir comme on l'a vu ci-dessus), et de son côté,
l'amour, en tant que médium de communication symboliquement généralisé,
intervient au-delà des frontières de la famille (notamment du
fait qu'il peut prendre également les formes de l'amitié, de la
fraternité ou encore de la solidarité, comme on le verra ci-dessous).
L'instabilité de la famille réglée par l'amour empêche
également qu'elle fonctionne désormais comme "structure d'intégration
sociale" à la manière dont Durkheim encore pouvait la considérer
(Commaille, 1996, p. 70). Elle n'est plus “une catégorie, principe
collectif de construction de la réalisation collective” (Bourdieu)",
comme cela était le cas lorsque "la construction politique était
calquée sur la famille, elle-même fondée sur les liens du
sang et réciproquement" (ibid., p. 220) . Car il y a eu dilution
de l'ancienne "réalité familiale constitutive d'une conception
de la société" (ibid., p. 201), "désinstitutionalisation
des comportements relevant de la sphère privée" (ibid., p.
202) . La famille n'est plus une structure car elle n'est plus susceptible de
s'auto conserver dans le cours de ses transformations, elle n'est plus qu'une
forme institutionnelle caractérisée par sa pluralité. "L'idée
d'unicité (de la forme familiale) ne résiste pas à la réalité
des nouveaux comportements et des nouvelles situations" qui ressort du
nombre très élevé et croissant de ruptures conjugales et
de la “géométrie variable” du "réseau
de parenté après la désunion" (ibid., p. 61-62). En
outre, à la "pluralité croissante des types de structures
familiales" s'ajoute le caractère transitoire de nombre d'entre
elles. Il y a ainsi "mobilité des états de la vie privée
et des passages de plus en plus fréquents et rapides d'une forme domestique
à une autre" (ibid., p. 64-65).
En conséquence, la famille ne peut plus être l'espace de la régulation
familiale. C'est seulement l'ensemble pluriel des familles, un monde de la vie
privée caractérisé par la pluralité des formes familiales,
qui peut encore faire système, et c'est ce système qu'on qualifie
d'ordre domestique. On peut néanmoins se demander si cela a encore un
sens de distinguer ce niveau de régulation familiale de la société
civile, voire du social global, i.e. de la société tout court.
J. Commaille, en effet, considère qu'il y a "dilution du familial
dans le social", qu'il n'existe donc plus "du familial, mais bien
indissolublement du sociofamilial" (ibid., p. 201), et que la conjugaison
des transformations de la famille et de la crise économique contraint
plus encore à traiter conjointement du familial et du social" (ibid.,
p. 228) . Mais traiter conjointement le familial et le social ne signifie pas
nécessairement diluer l'analyse de l'un dans celle de l'autre. Si c'était
le cas, il y aurait là danger de faire l'impasse sur la "spécificité
du groupe domestique" en ne le différenciant "pas des relations
sociales globales" (Théry, 1993, p. 54) et en oubliant, par conséquent,
tout ce qui a trait à la spécificité des relations de descendance.
Dans un tel point de vue immédiatement englobant, disparaîtrait
paradoxalement la dimension d'intimité qui spécifie la famille
moderne et qui, précisément, est à l'origine de sa crise
structurelle actuelle en tant qu'institution de base de la société.
Il faut certes saisir le familial dans sa relation au social, mais sans dissoudre
sa spécificité qui est d'être un espace de la communication
intime, privée.
Aussi distingue t-on le niveau "sociofamilial" de l'ordre domestique,
espace encore privé de la régulation familiale, des niveaux plus
englobant de socialisation des pratiques domestiques que sont la société
civile, espace de communication et d'action concernant toujours des "personnes
entières" mais dans un cadre qui n'est plus d'intimité, et
l'espace public qui unifie la société dans son ensemble en faisant
se communiquer ses divers ordres constitutifs et la société civile
(cf. schéma 2).
SCHÉMA 2 : De la famille à l'espace public
L'ordre domestique est constitué de l'ensemble des réseaux de
relations de conjugalité et de parentalité. C'est encore une sphère
des communications intimes entre "personnes" en dépit du possible
éclatement des familles ; y sont en relation des personnes non anonymes,
ni étrangères. Cela dit, la famille n'en est pas pour autant la
métaphore, pas plus qu'elle ne l'est désormais, on l'a vu, de
la société dans son ensemble, comme elle pouvait l'être
quand elle était indissoluble et considérée comme le "séminaire
de la société" (Théry, 1993, p. 32). Elle n'en est
qu'une métonymie. La famille n'est pas transposée paradigmatiquement
à l'échelle de l'ordre domestique : elle n'en est plus qu'une
partie qu'on prend pour le tout et qui ne fait sens qu'en tant que contenant,
en fait à chaque fois spécifique, des relations générales
d'alliance et de descendance. Dit autrement, ces relations ne font système
qu'au niveau de cette totalité plus large qu'est l'ordre domestique rassemblant
selon sa logique anthroponomique propre diverses formes de vie familiale. Mais
qu'est-ce qui fait que l'ensemble de ces formes domestiques différenciées
peut constituer un ordre partiel, possiblement stable, régulé,
de pratiques autonomes alors que chaque famille n'en est plus capable ?
Une ré interprétation des relations d'alliance et de descendance
à partir de la pluralité des formes modernes de la dette permet
de répondre à une telle question. En effet, la famille salariale
se forme selon la logique de la dette économique, c'est-à-dire
par contractation d'un endettement privé réciproque lors d'un
mariage entre deux individus égaux et libres, et dont, dès lors
qu'il y a constat de faillite dans la communication intime, on doit pouvoir
se libérer par "consentement mutuel" selon la procédure
de règlement des comptes qu'est le divorce . Mais ce mariage pari sur
l'avenir du couple, cette fondation de la famille comme "libre entreprise",
a pour objet un projet de production tout à fait spécifique, la
production reproduction de la vie humaine par la filiation. Dès lors,
la famille est soumise également à la logique de la dette sociale,
puisque la mise au monde d'enfants est production d'un lien d'endettement dont
on ne peut pas se libérer dans le temps de la vie humaine. Au lien horizontal
contractuel d'union entre conjoints libres et égaux que valorise le modèle
de la famille salariale, s'ajoute donc un lien vertical généalogique
de filiation entre parents et enfants. La logique de l'alliance contractuelle,
susceptible d'être rompue à tout moment, se trouve ainsi en contradiction
avec celle de la descendance qui, de son côté, en raison de ses
fondements biologiques, ne peut jamais être abolie. La famille salariale
est ainsi travaillée intérieurement par la dualité des
logiques d'endettement qu'on retrouve séparées à l'échelle
de la société tout entière ; elle endogénéise
en quelque sorte la contradiction entre ces deux types de lien sans néanmoins
avoir les moyens de la circonvenir à son échelle.
Un fonctionnement autonome en régime permanent de ce type de famille
ne serait possible en effet que si l'amour, qui permet sa formation, permettait
aussi sa reproduction endogène en rendant compatibles ses deux relations
constitutives. Pour cela, l'amour ne doit pas seulement être l'opérateur
de l'alliance conjugale ; il doit aussi être le médium de la relation
de filiation et, à cette fin, prendre d'autres formes fonctionnelles
- amour parental maternel ou paternel, amour filial, amour fraternel -. Et on
observe bien effectivement que, au moins pour les familles bien insérées
dans le salariat, l'amour a transformé les relations parent(s)-enfant(s)
conformément à l'imaginaire social individualiste en créant
des liens de caractère plus intime, affectif et égalitaire, et
en leur donnant la forme de relations d'autorité symbolique plutôt
que de pouvoir, la puissance paternelle sur la femme et les enfants tendant
à céder la place à une autorité parentale partagée
entre le père et la mère sur des enfants auxquels on tend également
à reconnaître le statut de personnes particulières (leur
particularité résidant dans leur besoin spécifique de protection).
Toutefois, cette extension spécification de la communication personnelle
intime aux rapports parentaux augmente l'instabilité de la cellule familiale,
puisqu'elle fait croître la probabilité de son éclatement
en renforçant le côté contractuel de l'ensemble des rapports
familiaux. Bref, elle entraîne que la logique de l'alliance l'emporte
sur celle de la descendance en amoindrissant l'effet régulateur de la
coresponsabilité parentale sur la stabilité du lien conjugal.
Cette instabilité structurelle de la famille réglée par
l'amour oblige à définir un espace de la reproduction généalogique
qui la dépasse et où le tout des relations conjugales et parentales
qu'on a nommé ordre domestique soit hiérarchisé de telle
sorte qu'il fasse système. Pour qu'il en soit ainsi et qu'une régulation
sociodémographique soit possible, il faut que, à l'inverse de
ce qui se passe dans la famille salariale, la rationalité de la descendance
l'emporte sur celle de l'union libre et non nécessairement pérenne
entre personnes formellement égales. En d'autres termes, la notion d'ordre
domestique ne prend sens que si, dans ses limites, la logique verticale de la
reproduction généalogique, c'est-à-dire la reconnaissance
d'une commune dette de vie des géniteurs à l'égard de leur
progéniture et le devoir d'assistance mutuelle entre eux - débiteurs
solidaires - pour le paiement de cette dette, domine celle de l'alliance, et
que, par conséquent, la responsabilité sociale de parents à
l'égard de leurs enfants régule effectivement le rôle des
principes de liberté et d'égalité dans l'alliance conjugale.
La difficulté d'une telle régulation est qu'elle doit prendre
acte de la haute probabilité de rupture du lien conjugal, et donc s'appuyer
sur une certaine socialisation des pratiques domestiques hors de la famille
nucléaire, tout en ne sortant pas totalement du domaine de l'intimité,
de la vie privée.
Ceci ne peut se faire que par l'apparition de relations spécifiques mobilisant
le médium de l'amour au-delà de la famille nucléaire mais
toujours dans un cadre privé, c'est-à-dire de formes fonctionnelles
de l'amour correspondant à divers types de structures familiales (familles
monoparentales et/ou reconstituées, ou encore réseaux de parentèle
qui assurent, tant bien que mal, la charge de la dette de vie à l'égard
des enfants) : relations de solidarité réciproque, voire d'amitié,
entre ex-conjoints fondés sur la reconnaissance d'une commune et égale
responsabilité à l'égard des descendants ; recomposition
d'une autre famille avec transfert de la dette de vie sur le nouveau couple
; relation de fraternité impliquant la parentèle, etc. Une illustration
concrète de ces divers types de relations dans le cas français
est fournie par D. Le Gall et C. Martin (cf. Commaille, 1996, p. 62). L'ordre
domestique est en quelque sorte, dans cette perspective, le système de
parenté des sociétés salariales. Il correspond, par ailleurs,
au monde de la vie privée chez Habermas.. En outre, la régulation
du complexe de relations familiales constitutif de l'ordre domestique ne saurait
être envisagée en dehors de son insertion dans le reste de la société
et, par conséquent, de la possibilité qu'il dépende partiellement
d'institutions extérieures appartenant à la société
civile, voire à l'Etat (cas de la monoparentalité avec appel à
la solidarité sociale par exemple).
Il y a néanmoins autonomie de l'ordre domestique tant que le système
des formes familiales qui le constitue se reproduit de manière relativement
stable en ne mobilisant les médiations sociales "primaires"
(soit l'argent, le droit, la discursivité) que secondairement et selon
des règles elles-mêmes stabilisées . En tout état
de cause, la particularité de l'ordre domestique par rapport aux autres
ordres sociaux ressort d'une part de ce que, contrairement aux ordres politique
et économique, il est une sphère de la vie sociale où la
tension entre dette privée et dette sociale est intériorisée
et régulée, d'autre part de ce que l'amour est une médiation
symbolique tout à fait spécifique, en tant qu'il est rebelle à
toute objectivation, à toute rationalisation instrumentale . C'est pour
ces deux raisons que l'ordre domestique est la structure de base d'une société
civile autonome et un ingrédient fondamental du lien social. Il est en
lui-même une société partielle liant, à son échelle,
les deux logiques de la dette et qui tend ainsi à s'émanciper,
sans néanmoins les récuser, des logiques systémiques univoques
du capital et de l'État. C'est également pour ces mêmes
raisons que l'amour, sous les formes de la solidarité réciproque
initiées dans les relations entre parents et entre parents et enfants,
est une norme limitative des principes formels de liberté et d'égalité
qui est susceptible d'étendre son échelle de validité à
la société tout entière. Encore faut-il pour cela, d'une
part, que l'ordre domestique ne soit pas lui-même en crise, d'autre part
que son orientation vers "l'entente" puisse valoir au-delà
des limites de la vie privée, c'est-à-dire au-delà de la
communication intime, en structurant tout l'ensemble des relations entre personnes
anonymes et étrangères les unes aux autres qui sont constitutif
de la société civile.
IV. Société civile et espace public.
A ce point de notre raisonnement, nous sommes alors confrontés à
deux conceptions de la société civile. A la fin de notre deuxième
partie dédiée au processus de différenciation de la société
moderne et à la dualité du lien social d'endettement, nous sommes
arrivés à une conception constructiviste de la société
civile, celle-ci étant vue comme l'espace social mixte où est
recomposée par le jeu de médiations sociales primaires et secondaires
la "personne entière", par delà la multiplicité
et l'hétérogénéité des pratiques sociales
qui la divisent en autant de types d'individu (le consommateur, le travailleur,
le patron, le syndiqué, l'ayant droit, l'électeur, l'épargnant,
l'assisté, etc.). Dans cette conception, la société civile
est composée d'institutions et d'organisations construites à partir
de compromis entre des logiques pratiques partielles et régies par des
critères de rationalité simple : organes de sécurité
sociale liant assurance et assistance sociales, cotisations et impôts
; réseaux de politique publique associant intérêts construits
sur une base contractuelle et intérêts définis à
partir de positions dans l'ordre politique ; etc.
En revanche, au terme de la précédente partie dédiée,
quant à elle, à l'émergence d'un ordre domestique salarial
se reproduisant à partir d'un médium spécifique qui, d'emblée,
prend en compte une personne non divisée, nous sommes arrivés,
à une conception différente, presque naturaliste, de la société
civile . Celle-ci est en ce cas un espace qui ne se distingue de la sphère
domestique que dans la mesure où la communication personnelle n'y a pas
nécessairement de caractère d'intimité et peut être
anonyme, voire virtuelle. Dans cette conception, c'est dans la société
civile que les formes de relations d'entente et de communication personnelle
élaborées dans l'ordre domestique grâce au médium
de l'amour sont étendues au-delà des rapports d'intimité
aux relations entre étrangers et personnes anonymes, prolongeant et projetant
de la sorte le monde de la vie dans l'espace public. Au plan institutionnel,
cette société civile, deuxième manière, "se
compose de ces associations, organisations et mouvements qui, à la fois,
accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l'espace
public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent
dans les sphères de la vie privée" (Habermas, 1997, p. 394).
Pour rendre compatibles ces deux conceptions qui, toutes deux, se réfèrent
à une autonomie de la société civile tant vis-à-vis
du marché et de l'économique que de l'État et du politique,
il faut alors admettre, à l'encontre d'Habermas, que la monnaie, au contraire
de l'argent et tout comme le droit, n'est pas nécessairement un vecteur
de la colonisation du monde vécu, mais est plutôt une forme de
représentation du lien social qui ne se réduit pas à un
médium fonctionnel de l'ordre économique . Car si la monnaie est
autorisée à jouer un rôle de médium non nécessairement
impérialiste dans la société civile, rien n'empêche
plus de concevoir cette dernière à la fois comme une émanation
de la sphère privée du monde vécu - ce qui fait qu'elle
est "formée par ces groupements et ces associations non étatiques
et non économiques à base bénévole" (ibid.,
p. 394) -, et comme le produit institutionnel de compromis entre ordres différenciés
nécessaires à leur cohabitation dans une même société.
La société civile est ainsi composée d'institutions et
d'organisations non étatiques et non marchandes dont les unes reposent
sur le bénévolat, la fraternité et la libre adhésion
des personnes, alors que les autres mobilisent un principe de solidarité
alliant logique contractuelle et logique tutellaire et oeuvrant ainsi à
la reconstruction de la personne entière à partir de figures individuelles
éclatées . Soit une conception plus générale de
la société civile comme espace où les deux formes modernes
de la dette se mêlent inextricablement et trouvent des formes institutionnelles
et organisationnelles de leur mise en compatibilité fondées sur
la rationalité de l'entente et le principe de réciprocité.
Cet élargissement de la conception de la société civile
a des implications sur la notion d'espace public qui lui est associée.
Il permet notamment de régler un problème de cohérence
dans la construction conceptuelle d'Habermas. En effet, pour cet auteur, l'espace
public "constitue une structure intermédiaire qui fait office de
médiateur entre, d'un côté, le système politique,
de l'autre, les secteurs privés du monde vécu et les systèmes
d'action fonctionnellement spécifiés" (ibid., p. 401). C'est
pourquoi il est ancré "dans le monde vécu par l'intermédiaire
de sa base constituée par la société civile" (ibid.,
p. 386). Or, par ailleurs, pour Habermas toujours, l'espace public ne saurait
pourtant "se concevoir comme une institution, ni, assurément, comme
une organisation ; (…) (et) il ne constitue pas non plus un système"
(ibid., p. 387). Bref, il "se décrit le mieux comme un réseau
permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc des
opinions (…) filtrées et synthétisées de façon
à se condenser en opinions publiques (…)" (ibid.).
Ainsi, d'un côté, l'espace public est posé comme un pur
"espace" de communication, sans "contenu" ni "fonctions",
qui permet à la sphère privée (l'ordre domestique) de communiquer
avec les autres ordres (les "systèmes fonctionnels" chez Habermas).
De l'autre, il a sa base dans la société civile qui inclut la
sphère privée et à laquelle est reconnu un contenu institutionnel
et organisationnel propre. De deux choses l'une pourtant : soit la société
civile fait partie de l'espace public, ce qui est le cas quand on en fait sa
base ; soit elle n'en fait pas partie, ce qui est a contrario le cas lorsqu'on
admet qu'elle a un contenu organisationnel alors que l'espace public n'est pas
censé en avoir.
Sortir de ce dilemme sans abandonner l'idée de différencier la
société civile de l'espace public, comme tend finalement à
le faire Habermas (ibid., p. 393), conduit à adopter la conception large
de la société civile. En effet, dans cette conception, la communication
dans l'espace public emprunte aussi bien le médium de la monnaie que
celui de la discursivité ; il y a lieu de considérer, par conséquent,
non seulement un espace public politique, mais aussi un espace public économique
où des flux monétaires circulent entre les divers ordres sociaux
et leurs économies. On peut alors voir dans la société
civile la partie instituée de l'espace public qui trouve certes, par
le bas, appui dans la sphère privée, mais est également
tirée par le haut, de l'extérieur, en tant qu'elle abrite aussi
des constructions institutionnelles négociées entre acteurs économiques
et politiques mobilisant l'ensemble des médiations sociales primaires
. Dans cette perspective, l'espace public est l'espace dans lequel les médiations
primaires se déploient en tant que purs médias de communication,
alors que la société civile est l'espace des médiations
secondaires qui inscrivent dans des formes institutionnelles particulières
ces médiations primaires.
De la sorte, plus une société est pluraliste, libérale
individualiste, moins elle fait appel à des médiations secondaires
pour assurer le lien social, plus l'espace public purement communicationnel
est large (et laissé au jeu des seuls mass médias) et la société
civile restreinte (et laissée au libre jeu d'une simple importation des
règles de l'ordre domestique en son sein). A l'inverse, plus il y a de
médiations secondaires, comme dans les sociétés sociales-démocrates
ou néo-corporatistes, plus l'espace public est conquis par la société
civile. Il y a alors confrontation en son sein entre institutions et organisations
endogènes (créées selon une logique domestique qui s'extériorise)
et exogènes (produites en fonction d'une logique de l'alliance entre
le politique et l'économique dont les activités respectives sont
ainsi intériorisées par la société et canalisées
à son profit).
Le développement de la société civile permet aux pratiques
réglées par le médium de l'amour de sortir de l'intimité
de l'ordre domestique et de s'insérer par cette voie dans la régulation
sociale d'ensemble. La société civile fonctionne en quelque sorte
comme une couche périphérique de protection des relations domestiques
contre la pression des logiques dominatrices univoques du politique et de l'économique.
Réciproquement, elle donne une portée sociale plus large aux valeurs
et normes qui structurent l'ordre domestique. Toutefois, cette dynamique de
la société civile a été jusqu'à maintenant
secondaire par rapport à celle qui découle de son rôle dans
la recomposition du lien social et de la personne. Et c'est sans doute pourquoi
Habermas, en raison de son désir normatif de promouvoir la rationalité
communicationnelle personnelle en tant que moteur de la transformation des rapports
sociaux, fait si peu de cas de l'efficace régulatoire de la société
civile dans les sociétés salariales actuelles.
V. La solidarité réciproque comme valeur hiérarchiquement supérieure dans le socialisme civil.
Le détour théorique qu'on vient d'effectuer montre au contraire
l'importance de l'ordre domestique et de la société civile dans
la régulation des sociétés capitalistes salariales. Le
développement en leur sein d'une sphère où la logique affectuelle
du monde de la vie prévaut, même si celle-ci ne peut s'épanouir
pleinement en raison des contraintes qu'y exercent les mondes dominants de la
richesse et de la puissance, conduit à l'affirmation de valeurs orientées
vers l'entente et d'un principe de solidarité réciproque dont
le jeu est rendu nécessaire pour circonvenir la contradiction entre dette
privée et dette sociale qui est intériorisée par la famille
salariale. L'ordre domestique, en tant que cœur de la société
civile, est ainsi un laboratoire social dont les découvertes peuvent
servir à l'échelle de la société tout entière
puisque celle-ci est aussi divisée par ces deux formes de la dette. Espace
d'expression et de reproduction de l'être humain en tant que personne
entière et non pas dissociée, l'ordre domestique fournit le modèle
d'alliance entre la dette privée et la dette sociale dont la structure
peut être reproduite à l'échelle sociétale, sans
impliquer de retotalisation de la société.
Dans les sociétés salariales actuelles cependant, les formes fonctionnelles
de l'amour - conjugal, parental, fraternel - qui structurent l'ordre domestique,
ainsi que les principes d'entente interpersonnelle et de responsabilité
individuelle qui le régulent, sont dépréciés, voire
carrément ignorés. D'où le peu de cas qui est fait, en
pratique, du principe éthique de fraternité, pourtant inscrit
en lettres d'or au fronton de la république bourgeoise. A contrario,
comme on l'a avancé en introduction, prôner un socialisme civil,
c'est rechercher une revalorisation de ce principe jusqu'à ce qu'il devienne
hiérarchiquement supérieur en valeur. La question qui se pose
alors est celle du comment il peut ainsi devenir véritablement, dans
l'imaginaire institué des sociétés contemporaines, cette
valeur supérieure.
Pour le concevoir, on peut d'abord rappeler que la solidarité réciproque,
en tant que forme fonctionnelle de l'amour liant les rapports d'union contractuelle
et de descendance biologique, est tout autant que la monnaie - support de la
liberté - et le droit -support de l'égalité -, la représentation
ambivalente d'un rapport horizontal entre personnes et d'un rapport vertical
de l'individu à une totalité. C'est pour cela qu'elle peut être
la valeur supérieure dans le modèle chrétien du cosmos,
où l'amour du Dieu souverain est le garant de l'amour entre les hommes,
où l'amour vertical du père, représentation du tout cosmique,
est le garant de l'amour horizontal entre frères. C'est en raison de
cette ambivalence aussi qu'elle a servi à la sécularisation de
ce modèle dans les sociétés modernes où Dieu, le
père, est remplacé par la Nation, la patrie, c'est-à-dire
par la communauté politique d'appartenance. C'est l'amour partagé
de cette communauté qui rend les hommes frères et valorise une
solidarité fondée sur la réciprocité et déniant
par conséquent les rapports inégalitaires en richesse et en pouvoir.
Dans cette perspective donc, pour basculer dans le socialisme civil, il suffit
que l'amour, avec ses dimensions d'alliance et de chaîne, devienne le
médium dominant dans l'espace public, en surplomb de la monnaie et du
droit, ce qui équivaut à une montée en puissance hégémonique
de la société civile.
Mais on peut aller plus loin dans l'argumentation en utilisant le fait que la
perspective ci-dessus tracée converge avec diverses traditions socialistes
d'origines intellectuelles et d'époques variées. Trois d'entre
elles, en effet, mettent particulièrement en valeur le principe de solidarité
réciproque en en faisant un principe éthique supérieur
du socialisme devant commander aux principes de liberté et d'égalité
dans le cadre d'une hiérarchie de valeur : La tradition française
des socialistes pré marxistes dont P. Leroux est une figure éminente
; la tradition du "socialisme fédéral" (guild socialism)
dont K. Polanyi est l'héritier ; et la tradition communautarienne récemment
réactivée par le philosophe M. Walzer.
Pour les socialistes pré marxistes actifs lors de la révolution
de 1848, dans la triade "liberté, égalité, fraternité",
tout indissociable qui est "la plus haute expression des lois souveraines,
destinées à régir l'humanité" (David, 1992,
p. 329), la fraternité est le liant qui garantit la compatibilité
entre liberté et égalité. Ainsi, pour Pierre Leroux, elle
évite "que la liberté et l'égalité ne s'entrechoquent"
; elle a pour fonction l'articulation, la médiation entre ces deux derniers
principes et peut ainsi servir de "moyen pour acheminer la société
vers son but : l'égalité dans le respect des différences"
(ibid., p. 108). De même pour Saint-Simon, la fraternité est le
principe "le plus général de tous les principes sociaux.
Il comprend dans ses conséquences, non seulement toute la morale, mais
aussi toute la politique. Il est le véritable principe constituant"
(ibid., p. 32). Et pour les communistes qui suivent Cabet, comme "les termes
de liberté et d'égalité sont essentiellement négatifs,
individualistes, égoïstes", "seule la fraternité,
en les réconciliant, les rend bénéfiques" (ibid.,
p. 368).
Bref, les socialistes quarante-huitards "confèrent à la fraternité
cette particularité de pallier aux contradictions qui affectent la coexistence
de la liberté et de l'égalité" (ibid., p. 385) ; "la
liberté et l'égalité qui, prises séparément,
consacreraient ou l'indépendance individuelle, absolue négation
de la société, ou le complet assujettissement à l'État,
sont unies et conciliées par la fraternité" (C. Renouvier,
Manuel républicain de l'homme et du citoyen, 1848, cité par David,
1992, p. 352). "C'est la fraternité qui portera les citoyens réunis
en assemblée de représentants à concilier tous leurs droits,
de manière à demeurer des hommes libres et à devenir, autant
qu'il est possible, des égaux" (ibid., p. 265).
Mais la liberté et l'égalité ne font pas seulement que
se contrarier l'une l'autre, elles ne sont pas également, en tant que
principes d'individualisation, susceptibles à elles seules de faire société.
En revanche, dans la fraternité, il y va de la responsabilité
sociale de chacun, ce qui fait qu'elle est apte à servir de clef de voûte
du social. Dit autrement, on a "d'un côté la liberté
et l'égalité d'où procède le droit, de l'autre la
fraternité, qui est du devoir. Droit et devoir sont les conditions radicales,
premières de l'ordre. Alors que le droit protège l'individu, lui
assure la pleine jouissance de soi, le devoir le subordonne à la société
et unit ainsi, au profit de tous, les individus entre eux" (ibid., p. 330).
Ceci fait écho au point de vue développé plus en amont
dans ce texte selon lequel, dans l'ordre domestique salarial, d'une part la
responsabilité à l'égard de la descendance (dette sociale
qui prend la forme de la solidarité réciproque) est appelée
à surplomber les principes de liberté et d'égalité
qui régissent l'alliance conjugale (dette privée), d'autre part
cette hiérarchie de valeur propre à la sphère domestique
peut être transposée à l'échelle de la société
tout entière pour y intégrer l'ordre de la dette privée
sans pour autant récuser son existence, condition de la liberté.
Cela dit, si on veut "éviter d'avoir à faire état
nommément de la fraternité jugée idéologiquement
surannée ou politiquement inefficiente" (ibid., p. 16), on peut
lui préférer la notion de réciprocité. Il faut alors
se référer non plus à la triade républicaine, mais
à son équivalent, le triptyque polanyien des "formes d'intégration"
- échange, redistribution, réciprocité -. Pour Polanyi,
"concevoir un ordre social qui concilie la liberté intérieure
absolue de l'individu et les nécessités de la survie de la communauté,
indispensable à la survie de l'individu et en même temps menace
pour sa liberté", implique de combiner ces trois "types d'organisation
sociale des activités économiques". Car "l'absolutisation
d'un seul mode menace tout aussi bien la liberté de l'individu que la
justice. (En effet, d'un côté) la société de marché
(…) qui fait de l'échange un absolu (…) représente
un danger mortel pour l'avenir. (De l'autre) la société des pays
socialistes (qui) absolutise la redistribution (…) supprime la liberté
individuelle. Seule une société fondée sur la réciprocité,
comme l'économie domestique, semble échapper chez Polanyi aux
dangers qu'il dénonce" (Maucourant, Servet et Tiran, 1998, p. XXVI,
c'est nous qui soulignons).
En effet, selon cet auteur, "(…) dans la vie institutionnelle de
la société, la liberté et l'égalité représentent
deux principes opposés", et pour les concilier, il faut "développer
les valeurs de la communauté" (ibid., p. XXVII). Aussi propose-t-il
un modèle de "socialisme fédéral" (Maucourant,
1993) où "des associations coopératives de producteurs, de
consommateurs et des communautés (municipalitiés, etc.) déterminent
en commun l'allocation et la répartition des ressources dans un processus
de négociations (où) les critères d'efficacité économique
(sont) tempérés par la politique sociale choisie par les membres
de ces associations" (Polanyi Levitt, 1998, p. 16). Soit une économie
qui n'est nullement sans marchés, ni sans monnaie, mais qui est une économie
de "choix négociés de collectivités associatives opérant
dans la complexité d'une société civile démocratique"
(ibid., p. 6).
Il est clair que la réciprocité n'est pas autre chose ici qu'une
forme de la fraternité et que le "socialisme fédéral"
de Polanyi est de la même veine que celui des quarante-huitards. C'est
là encore un "socialisme démocratique décentralisé"
visant "l'égalité dans la différence" et qui,
pour cela, fait toute sa place à ce qu'on a appelé la contrainte
démocratique de différenciation de la société.
Sur ce dernier point, toutefois, le plus explicite est sans doute M. Walzer,
un autre partisan du "socialisme démocratique décentralisé"
, lorsqu'il met au cœur de son communautarisme un principe éthique
"d'égalité complexe". Pour ce philosophe, comme pour
Leroux et Polanyi, le socialisme veut l'égalité dans la différence,
i.e. une égalité qui se combine avec la liberté : "Une
société libérée de la domination, tel est le but
de l'égalitarisme politique. C'est l'espoir vivant que traduit le mot
égalité ; plus de courbettes ni de salamalecs, plus de servilité
ni de léchage de bottes ; plus de craintes ni de tremblements ; plus
de gens tout-puissants ; plus de maîtres, plus d'esclaves. Ce n'est pas
l'espoir que soient éliminées les différences ; nous n'avons
pas besoin d'être tous pareils ou d'avoir les mêmes choses en quantité
égale. Les hommes et les femmes sont égaux entre eux (sur tous
les plans moraux et politiques importants) quand personne ne possède
ni ne contrôle les moyens de domination" (Walzer, 1997, p. 16). Car,
"à la racine, la signification de la notion d'égalité
est négative ; l'égalitarisme est à l'origine une politique
abolitionniste (…). L'expérience de la subordination, de la subordination
personnelle avant tout, sous-tend la conception de l'égalité"
(ibid., p. 15), et une société est égalitariste "quand
aucun bien social ne sert ou ne peut servir de moyen de domination" (ibid.,
p. 16).
C'est pourquoi, pour Walzer, viser un socialisme qui ne soit pas tyrannique
implique de passer de la recherche de l'égalité simple à
celle d'une égalité complexe. La recherche de l'égalité
simple se focalise sur une égale distribution des biens sociaux et conteste
tout monopole sur quelque ressource que ce soit. Elle ne s'attache pas en revanche
à empêcher la prédominance d'un bien sur les autres. Or
c'est la prédominance, laquelle découle de la possibilité
pour les détenteurs d'un bien de faire valoir par conversion ce bien
dans toutes les autres sphères de la vie sociale, plutôt que le
monopole lui-même, qui conduit à la domination tyrannique du groupe
social détenteur du bien prédominant. Aussi instituer un régime
d'égalité simple relativement à un bien prédominant
(les moyens de production par exemple) ne résoud pas le problème
des inégalités et de la domination, cela ne fait que déplacer
la prédominance sur d'autres biens (les moyens de coercition, par exemple).
L'égalité simple recèle en effet une contradiction indépassable.
D'un côté, elle nécessite "une intervention continue
de l'État pour briser ou contraindre les monopoles et pour réprimer
de nouvelles formes de dominance". Le pouvoir étatique lui-même
devient alors "l'objet central de la lutte compétitive". Et
comme "la politique est toujours le chemin qui mène le plus directement
à la prédominance, et (puisque) le pouvoir politique (plutôt
que les moyens de production) est probablement le bien le plus important de
l'histoire de l'humanité, et certainement le plus dangereux", il
faut alors, d'un autre côté, "contraindre les agents de la
contrainte, et établir des garde-fous et des équilibres constitutionnels
(…), limites imposées au monopole politique (…)". Mais
la forme démocratique de limitation du pouvoir politique consistant à
le distribuer largement, ce pouvoir sera nécessairement "faible
quand il lui faudra affronter la réémergence des monopoles dans
l'ensemble de la société, la force sociale des ploutocrates, des
bureaucrates, des technocrates, des méritocrates et autres" (ibid.,
p. 40). Bref, "en théorie, le pouvoir politique est le bien prédominant
dans une démocratie, et il est convertible au choix des citoyens. Mais
en pratique, (…) briser le monopole du pouvoir a pour effet de neutraliser
sa prédominance" (ibid.) ; il n'est plus alors capable d'empêcher
la formation de monopoles sur d'autres biens sociaux et l'accès à
la prédominance de ces monopoles. Pour sortir de cette contradiction
inhérente au régime de l'égalité simple, il faut
considérer que c'est non pas le monopole, mais la prédominance
qui est "le problème central de la justice distributive" (ibid.,
p. 41).
C'est à cette fin que Walzer met en avant son principe d'égalité
complexe, destiné à la fois à "redonner forme à
la complexité réelle des répartitions et vivre avec elle",
et à "définir les limites précises qu'on doit assigner
à la convertibilité des biens" d'une sphère de répartition
à l'autre, de sorte que "le processus de conversion n'engendre pas
la multiplication de l'inégalité" (ibid., p. 42) et la domination
tyrannique qui l'accompagnera nécessairement. En effet, puisque la prédominance
d'un bien est liée à sa capacité de conversion dans d'autres
biens appartenant à d'autres sphères d'activité régies
par des principes propres, et comme "convertir un bien quelconque en un
autre, quand il n'y a pas de connexion intrinsèque entre les deux, c'est
envahir la sphère dans laquelle une autre communauté d'homme et
de femmes a autorité", la prédominance mène inéluctablement
à la tyrannie et au cumul des inégalités : "la prédominance
des biens produit la domination des gens" (ibid., p. 44-45). En d'autres
termes, l'égalité complexe, qui reconnaît comme un fait
premier la différenciation de la société en de multiples
sphères autonomes d'activité et de valorisation, n'implique pas
l'égalité simple dans chacune de ces sphères, mais seulement
la non-redondance des inégalités d'une sphère à
l'autre et une valorisation identique des divers principes distributifs qui
prévalent dans chacune d'entre elles. Ce n'est qu'à "partir
du moment où nous commençons à distinguer des significations
et à délimiter nos sphères distributives (que) nous sommes
sur le voie d'une entreprise égalitaire" (ibid., p. 56).
Mais si la notion d'égalité complexe permet de fonder un socialisme
démocratique et décentralisé, du fait même qu'elle
met à son principe "la défense des frontières"
entre les différentes sphères qui participent de la vie d'une
société - soit "une différenciation maximale par opposition
à une coordination maximale" -, elle pose immédiatement la
question de ce qui fait alors société, de ce qui fait tenir ensemble
ces diverses sphères. Pour Walzer, la réponse est que, pour cela,
il suffit de prendre comme "base à partir de laquelle on peut considérer
la justice distributive" (ibid., p. 58) la communauté politique
où "le langage, l'histoire et la culture s'unissent (…) pour
produire une conscience collective" (ibid., p. 57). Selon cet auteur, en
effet, l'appartenance à une communauté politique implique simultanément
"une signification commune de cette appartenance pour les membres présents
et le principe de l'aide mutuelle" (ibid., p. 88) : au-delà et en
deçà de sa dimension symbolique, l'appartenance est fondée
"en raison de ce que les membres d'une communauté politique se doivent
l'un l'autre et à personne d'autre, ou à personne d'autre au même
degré (…), la première chose qu'ils se doivent (étant)
une certaine assistance communautaire (communal provision) en matière
de sécurité et de bien être (welfare)" (ibid., p. 103).
En liant ainsi communauté politique et aide mutuelle , et en faisant
de la communauté politique la base d'un régime d'égalité
complexe , M. Walzer retrouve à son tour le rôle recteur du principe
de fraternité ou de "solidarité réciproque" des
socialistes pré marxistes français et de Polanyi. Mais, entre-temps,
il a enrichi l'approche de la relation entre fraternité, liberté
et égalité. L'égalité complexe ne règle pas
seulement, en effet, chez lui, la relation entre égalité et liberté,
en tant qu'elle est égalité dans la liberté. Elle définit
également les conditions pour que l'aide mutuelle puisse devenir un principe
éthique hiérarchiquement supérieur et que, simultanément,
grâce au principe de "différenciation maximale", toute
forme de totalitarisme soit étouffée dans l'œuf.
Conclusion
Au terme de ce texte, on pense avoir montré qu'il existe une voie possible
de dépassement du capitalisme qui, compte tenu de l’effondrement
du socialisme d'État, reste la seule permettant de penser que le capitalisme
n'est pas la fin de l'histoire. Le développement politique n'apparaît
pas non plus épuisé ou définitivement canalisé par
les formes de la démocratie libérale, quand bien même cette
dernière, en dépit des multiples indices de sa crise actuelle,
est le plus souvent présentée comme la forme achevée du
politique.
Le problème central de la démocratie libérale est que,
dans son cadre, la conquête de la liberté ne peut se faire qu'aux
dépens de l'égalité et de la cohésion sociale interne,
ou, réciproquement, celle de l'égalité aux dépens
de la liberté et de l'expansion économique ou de la puissance
externe. Or les sociétés modernes sont à la recherche de
l'égalité dans la liberté. Pour sortir de ce dilemme, on
a vu la nécessité de faire intervenir un troisième terme,
la fraternité ou la solidarité réciproque, terme médiateur
rendant possible la coexistence de la liberté et de l'égalité
dans un régime d'égalité complexe respectueux de la différenciation
de la société en de multiples sphères, gage d'une démocratie
réelle. Ainsi sont mis en œuvre conjointement les principes de liberté,
d'égalité et de fraternité qui trouvent leurs espaces "naturels"
d'action dans les différents ordres économique, politique et domestique,
et qu'il s'agit de lier dans l'ordre symbolique sans pour autant que cela conduise
à un retour à l'indifférenciation sociale.
Dans cette perspective, la démocratie est effective en même temps
que la société sera socialiste lorsque ces trois principes sont
articulés selon une hiérarchie de valeur où la solidarité
réciproque est une valeur supérieure à l'égalité
politique et à la liberté économique. La démocratie
reste formelle tant que les valeurs du marché ou celles de l'État
s'imposent en toute légitimité dans l'ensemble des sphères
de la vie sociale, car alors il y a dégradation de l'autorité
du système des valeurs communes en pouvoir. A contrario, dans la démocratie
réelle, l'autorité souveraine sera le monde de la vie et les pouvoirs
économiques et politiques devront être soumis à l'autorité
de la société civile régie par le principe de solidarité
réciproque. Ce qui n'empêche pas qu'à un niveau inférieur
en valeur, l'égalité comme la liberté, activées
dans leurs mondes propres de la puissance et de la richesse, l'emportent sur
celui-ci. Ce maintien de leur présence à des niveaux inférieurs
en valeur dans la société est nécessaire pour garantir,
grâce à la division des pouvoirs et à la diversité
des rationalités de comportement, contre toute dérive totalitaire
de type familialiste-communautaire-vitaliste (que, par exemple, le projet d'une
certaine écologie radicale n'est pas sans évoquer).
En d'autres termes, le "sociétalisme" requiert une rehiérarchisation
du triptyque "liberté, égalité, fraternité"
en "fraternité-égalité-liberté" ou "fraternité-liberté-égalité"
(selon que la trajectoire historique des sociétés est conformée
par un référentiel plutôt libéral - l'égalité
étant censée découler de la liberté - ou plutôt
social - l'égalité étant conçue comme la condition
de la liberté), plaçant ainsi la logique domestique de la réciprocité
et de la fraternité au sein de l'imaginaire institué en position
hiérarchiquement supérieure en valeur. Car il ne s'agit pas de
faire disparaître la logique de l'échange et de la dette privée,
seule garantie du maintien de la raison d'État en position hiérarchiquement
inférieure aux raisons du monde de la vie, comme à l'inverse,
de détruire l'État, celui-ci étant réciproquement
nécessaire au maintien à sa juste place de la logique marchande.
Basculer dans un système sociétaliste, dans le socialisme civil,
c'est par conséquent réordonnancer la hiérarchie interne
à l'ensemble des principes démocratiques déjà constitués,
c'est faire la révolution symbolique qui mettra la solidarité
réciproque en position d'autorité, de valeur souveraine.
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