Comment redonner du sens à l'Aide Publique au Développement ? En lui fixant un objectif simple : mieux gérer le peuplement de la planète
Mr Jean Marie COUR
Le fichier du texte complet peut être demandé par Email à : jeanmariecour@aol.com

1. L'Aide publique au développement est en crise
La tendance lourde selon la plupart des analystes est à la décroissance continue des transferts publics en volume et a fortiori en valeur par habitant des pays destinataires, et ce malgré la multiplication des initiatives, qui se traduit entre autre par une baisse de la part consacrée aux infrastructures. L'APD est de plus en plus remise en question tant par les pays donateurs que par les pays " bénéficiaires ". Le désintérêt croissant pour l'APD s'explique par la fin de la guerre froide, mais aussi par la multiplicité des objectifs annoncés et le décalage entre les discours et les problèmes concrets auxquels sont confrontés les pays en voie de peuplement qui sont censés bénéficier de cette aide. L'actualité nous rappelle à tout instant l'acuité du problème posé par les migrations, qui sont l'un des phénomènes accompagnant le processus de peuplement de la planète. Cette note met l'accent sur ce processus essentiel qui est mal pris en compte dans les politiques d'aide.
Les nouvelles initiatives qui sont périodiquement lancées telles que la lutte contre la pauvreté ou la (re)découverte des Biens Publics Globaux sont peu susceptibles de déboucher sur une véritable renouveau de l'approche de l'aide et sur une augmentation substantielle des moyens qui lui sont consacrés, parce qu'elles passent encore trop souvent à côté de la question clef qui est elle du peuplement.
2. Notre planète est encore en voie de peuplement et d'urbanisation.
La phase de transition démographique se traduit, à l'échelle mondiale, par un décuplement de la population totale et par un centuplement de la population urbaine. La population urbaine des pays en voie de peuplement est aujourd'hui dix fois plus nombreuse que dans les années 1940, et elle doublera encore d'ici 2020, cependant que, sauf exception, la population rurale continuera de croître, pendant encore au moins une génération.
L'urbanisation, qui est inséparable du développement économique et de l'ouverture à l'économie de marché, est l'une des clefs de la "soutenabilité" de la croissance démographique. Avec la redistribution du peuplement et l'urbanisation croissante, ce sont donc aussi les besoins de transport de personnes et de marchandises qui croissent, d'autant plus vite que les pays en développement d'aujourd'hui peuvent utiliser des moyens de transport sans rapport avec leur stade de développement économique.
Vouloir freiner les migrations et la croissance urbaine des pays en voie de peuplement n'a pas plus de sens que d'y prôner la croissance zéro ou de chercher à mettre ces pays à l'abri des influences extérieures, et c'est pourtant ce que l'on fait encore trop souvent, de façon explicite ou implicite.
3. Les règles du jeu de l'économie-monde ne facilitent pas la tâche des pays en voie de peuplement
Une ville dont le taux de croissance est de 5 à 7 % par an doit, pour assurer sa seule croissance, à niveau de service constant, investir chaque année près du tiers de son Produit Local Brut. Le besoin de dépense publique de peuplement y est donc particulièrement élevé, et dépasse le plus souvent les ressources mobilisables localement. Il en va de même, au niveau national, pour les besoins d'infrastructures de transport et communications, d'énergie et de desserte en eau. des déséquilibres structurels entre leur capacité d'épargne et leur besoin de financement, et des déséquilibres corrélatifs en termes de commerce extérieur. Pendant la phase centrale de la transition démographique, le processus de peuplement implique des déséquilibres structurels entre capacité d'épargne et besoins de financement des établissements humains, et donc des transferts ou prélèvements sur le reste de l'économie, sur les générations futures, et sur le reste du monde.
Les pays déjà peuplés ont pu dans le passé résoudre ces problèmes en recourant à divers procédés comme l'émigration massive, le pillage du voisin, le recours à la corvée ou à l'esclavage, la création monétaire à l'échelle nationale et locale. Mais ces procédés sont pour la plupart interdits de nos jours et il faut trouver d'autres mécanismes pour financer la dépense publique de peuplement, notamment à l'échelle locale, et les transferts de compétences nécessaires.
Or, l'économie-monde tend à se transformer indépendamment de la population que cette économie est censée servir. Ce découplage se traduit par des disparités de niveaux de vie de plus en plus insupportables. Ainsi, le PNB moyen par habitant des 2 milliards d'habitants des pays à faible revenu est aujourd'hui 80 fois plus faible que celui des 800 millions d'habitants des pays à revenu élevés. De tels écarts sont sans doute dix fois supérieurs à ce qu'ils ont jamais été dans l'histoire de l'humanité. Ces disparités de niveau de vie sont d'autant plus dangereuses que les communications ont considérablement rapproché les hommes et favorisé le mimétisme et les prises de conscience. Même si certains pays bénéficient des délocalisations d'industries de main d'œuvre favorisées par leurs bas salaires, la plupart sont surtout victimes de la course à la productivité et à la compétitivité et des importations à bas prix de nos surplus qui nuisent au développement des mille et un petits métiers sur lesquels les villes de nos pays développés ont pu se construire.
Le coût de l'urbanisation et de l'équipement des territoires est proportionnellement plus élevé dans les pays en développement que dans les pays développés. Dans un pays dont le PNB par habitant est de 400 dollars, le mètre linéaire de voie urbaine et le mètre carré de bâtiment public ne coûtent évidemment pas cinquante fois moins cher que dans un pays développé dont le PNB par habitant est de l'ordre de 20 000 dollars, en partie du fait que notre propre culture technique et les normes que nous nous imposons à nous-mêmes servent de référence universelle. Nous avons souvent tendance à recommander des niveaux de service minimum qui sont sans rapport avec la capacité des économies locales et sans rapport avec ce qui se faisait dans nos pays quand nous avions le niveau de vie des pays en question.
Les crises des deux dernières décennies, les programmes d'ajustement structurel et la tendance très générale des bailleurs de fonds à disperser leurs interventions sur un nombre croissant de sujets à la mode ont eu pour effet de diviser par trois ou quatre l'investissement public de peuplement par habitant nouveau, par rapport aux années 1980. Or, si les modes changent et si les conditionnalités sont de plus en plus nombreuses, les nécessités du peuplement demeurent. La décentralisation qui est engagée dans la plupart des pays en développement ne peut pas apporter, ipso facto, de solution au déficit d'investissement public. La capacité à dépenser des collectivités locales africaines est en général incroyablement faible, de l'ordre de mille fois inférieure à celle des municipalités européennes, alors que les taux de croissance urbaine y sont cinq fois plus élevés et que le stock d'équipements publics hérité de l'histoire est inexistant ou en partie obsolète.
La communauté internationale s'oriente-t-elle vers une gestion responsable du peuplement? Rien n'est moins sûr. Alors que la croissance démographique et l'intégration à l'économie de marché impliquent nécessairement une profonde redistribution de la population qu'il faut faciliter et non freiner, les migrations et l'urbanisation sont le plus souvent présentées comme la conséquence inacceptable de mauvaises politiques et comme la principale source de désordre social, de pauvreté et d'atteinte à l'environnement. Là est peut-être la cause majeure de l'échec de l'aide et, subséquemment, de son repli.
4. Le grand défi de notre temps : gérer au mieux le peuplement de la planète.
Il n'y aura développement durable que si nous savons consentir les efforts nécessaires pour ne pas gêner (à défaut de faciliter) l'installation de la population au sein des pays et des régions en voie de peuplement. Les investissements publics de peuplement de ces régions doivent donc être considérés, au moins en partie, comme relevant d'une responsabilité planétaire et être traités comme des biens publics globaux, au même titre que l'environnement naturel ou la sécurité.
C'est parce que les règles du jeu de l'économie monde ont été conçues par des pays où les problèmes posés par le peuplement ne se posent plus qu'elles ne sont pas adaptées à la situation de la plupart des pays en développement. La prise en charge effective de cet extraordinaire chantier que constitue le peuplement de la planète exige un changement de paradigme. A la conception "utopique" (dépourvue de dimension spatiale), "démostatique" et "désincarnée" (où la population est considérée comme une constante ou une variable sans grande importance) de l'économie du développement, il convient de substituer un cadre d'analyse démo-économique et spatialisé, mieux adapté à la situation des pays en voie de peuplement. Un tel cadre est développé dans l'étude des perspectives à long terme en Afrique de l'ouest (WALTPS) qui analyse la transformation, sur la longue durée (1960-1990 et vision 2020) du complexe " population * espace * économie * changement politique et social " à l'échelle de cette sous-région de 220 millions d'habitants.
Cette étude montre qu'il est possible d'esquisser des images à long terme plausibles du peuplement et de l'économie des sous-régions en voie de peuplement et d'en déduire des indications sur l'évolution des besoins d'investissements de peuplement et sur les besoins de financement extérieur net induits par l'accumulation de capital public.
Cette approche prospective montre que les besoins de transferts officiels nets (capitaux, compétences, assistance technique) sont appelés à croître plus vite que l'économie des pays riches et sont de toute façon fonction des règles du jeu que ces pays ont le pouvoir d'imposer à l'ensemble de la planète. Les discours sur la fatigue et la fin de l'aide -et de l'assistance technique- apparaissent ainsi comme tout aussi surréalistes que ceux relatifs à la fin de l'histoire et de la géographie.
5. Pendant la phase de transition démographique, comment faire face aux dépenses de peuplement ?
Avec la croissance du niveau d'urbanisation, les ressources qui peuvent être prélevées par le milieu urbain sur le secteur primaire ne peuvent que décroître en proportion des besoins liés à cette urbanisation. D'où l'importance croissante des autres sources de prélèvement que la décentralisation est censée favoriser.
Les études de ces économies locales urbano-centrées qui sont menées dans le cadre du programme Ecoloc montrent que l'un des principaux obstacles au développement local est l'insuffisance -et non l'excès- de la dépense publique locale. L'indigence actuelle de la plupart des collectivités locales d'Afrique est bien plus choquante que la pauvreté toute relative de leurs habitants.
Ces études montrent aussi qu'il est possible de décupler le niveau actuel de prélèvement sur le capital privé, via l'impôt foncier, et de tripler le niveau actuel de taxation sur les activités locales, .. sous réserve que toutes les parties concernées comprennent l'utilité de ce prélèvement et acceptent de se mettre au travail au service de leur cadre de vie collectif. Si ces objectifs sont atteints, les communes urbaines devraient, à l'horizon d'une dizaine d'années, assumer la totalité du coût de l'entretien du patrimoine public communal existant, et être en mesure de financer sur leurs ressources propres, outre les dépenses courantes, une fraction de l'ordre du dixième des investissements de croissance urbaine et de modernisation des équipements publics existants.
Comment convaincre les bénéficiaires de payer davantage d'impôts et taxes alors que la crédibilité des autorités locales est mal assurée ? Dans la plupart des cas, il faut commencer par dépenser. Si l'on écarte les pratiques aujourd'hui révolues comme le recours à la corvée ou la création par les villes de " monnaies locales ", et si l'on veut éviter les effets démobilisateurs des projets urbains financés sous forme de dons, il reste la voie du recours à l'emprunt. Encore faut-il que les durées d'amortissement et les taux d'intérêt réel de ces emprunts soient adaptés à la nature des investissements publics (au moins 30 ans dont 10 ans de différé, et des taux d'intérêt réel nuls ou négatifs). Le recours systématique à l'emprunt déplace le problème de la collectivité locale à une instance nationale de prêt ou à l'Etat, et ramène à la question du rôle des transferts entre pays riches et pays en voie de peuplement.
6. Quelles implications pour la coopération internationale ?
Retrouver la raison d'être de l'aide, ou plutôt des transferts.
Puisque la libéralisation des échanges résultant de la mondialisation ne s'accompagne pas d'une libéralisation correspondante des flux migratoires, il faut, pour que le 21ème siècle soit vivable, que les investissements de peuplement indispensables soient réalisés là où la population s'installe, c'est à dire au " Sud ". Les pays déjà peuplés sont naturellement appelés à contribuer à cet investissement de peuplement, non pas en fonction de leur richesse (0.7 % ou 0.4 % de leur PIB par exemple, ce qui n'a guère de sens), mais en fonction des besoins de la partie de la planète qui est encore en voie de peuplement. Telle devrait être la principale raison d'être de ce qu'il est convenu d'appeler l'aide publique au développement.
Puisque le besoin de transfert est structurel et ne disparaîtra pas avant la fin de la transition démographique, le plus logique est évidemment de considérer ces transferts comme définitifs. Toute tentative d'instaurer des modalités de remboursement ne peut que compliquer inutilement les choses et entraîner périodiquement des reports et annulations de dettes dont on voit bien aujourd'hui les effets pervers, étant entendu que des dons aux Etats n'impliquent pas des dons aux collectivités en charge des investissements et de leur gestion.
L'affirmation d'une " loi " d'évolution des transferts en fonction des besoins liés au peuplement symbolise une stratégie qui est autrement plus facile à expliquer aux parlements des pays riches que celle qui consiste à leur demander la charité de 0.7 % de leur PIB., et elle a aussi le mérite de rappeler l'importance des infrastructures.
A côté et en complément de l'Aide Publique au Développement classique, qui sera toujours de nature compassionnelle, conjoncturelle, géo-stratégique et par conséquent aléatoire, il est donc souhaitable de mettre en place des mécanismes de transferts publics automatiques et pérennes destinés à contribuer au financement des investissements de peuplement indispensables. Dans cette perspective, et compte tenu des obstacles de toute nature à la mise en place de nouvelles taxes internationales, d'autres mécanismes de prélèvement automatiques sur l'économie mondiale, par exemple via les politiques monétaires, devraient être envisagés.
On doit aussi se demander si la rigueur actuelle de la gestion monétaire, indispensable et bénéfique d'un point de vue macro-économique, ne constitue pas dans certains cas un frein à l'épanouissement des économies locales. La sous-estimation générale de l'économie populaire dans les comptes nationaux et la méconnaissance du caractère "local" et " populaire " d'une grande partie de l'économie réelle conduisent sans doute les autorités monétaires à rationner excessivement la disponibilité en moyens de paiement à ces niveaux.
Abandonner les " initiatives " au profit d'une approche systémique et renouer avec la planification stratégique.
Le temps du développement est le temps long, mieux vaut le reconnaître et l'annoncer, et agir en conséquence. Il faut renoncer à la pratique consistant à donner la priorité à tel ou tel secteur ou à tel ou tel objectif comme la lutte contre la pauvreté ou la bonne gouvernance, car la soutenabilité et la durabilité de chacune des avancées sectorielles qui peuvent être ainsi obtenues à grands frais dépend de l'état de la société dans son ensemble. Renouer avec la planification, qui a été déconsidérée et a complètement disparu avec l'ajustement dit structurel, c'est d'abord et avant tout se doter d'un projet global compréhensible et convaincant. L'aménagement du territoire, en tant qu'expression de ce projet global et que moyen de concertation entre pays, entre autorités centrales et locales, entre public et privé, doit donc être réhabilité.
Faire un sérieux effort d'adaptation au monde réel.
Il faut admettre la nécessité pour les pays en voie de peuplement de protéger leurs marchés et les petits métiers qui constituent le cœur de l'économie populaire, autrement appelée informelle. Il faut comprendre et accepter que ces pays accordent la priorité à l'activité sur la productivité. Et il faut dépasser la dichotomie artificielle entre disciplines urbaines et rurales que nous tentons par tous les moyens d'exporter et combattre l'inculture urbaine des " ruralistes " et l'inculture rurale des " urbanistes ".
Mieux coopérer avec les villes.
Il faut prendre au sérieux l'initiative Cities Alliance, relancer l'assistance technique en direction des communes urbaines, participer à l'effort de remise à l'échelle des dépenses d'investissement de peuplement et d'urbanisation.
Prévenir les conflits en tenant compte des impératifs du peuplement.
La multiplication des conflits locaux et sous-régionaux résulte en partie de notre incapacité à gérer le peuplement.. 300 millions de personnes, soit 10 % de la population des régions en développement vivent en zones de conflit et 30 millions de personnes sont réfugiées. Outre ces conflits officiellement déclarés, de nombreux pays vivent dans l'instabilité chronique.
Dans la gestion des sorties de crise, prendre en compte les problèmes structurels.
Faciliter l'émergence d'un consensus sur des visions sous-régionales et faciliter (ne jamais freiner) la mobilité géographique et sociale au sein de ces sous-espaces, et lier la reconstruction au renforcement des institutions locales et appuyer le développement local.