La monnaie et les hommes

BAUDOUIN JURDANT1



La monnaie est une mesure qui permet aux êtres humains d'établir des rapports de valeur entre les choses. Ses fonctions d'unité de mesure, réserve de valeur et intermédiaire des échanges, lui conférent un rôle essentiel dans le fonctionnement de cette économie de marché à l'emprise de laquelle plus aucune communauté humaine ne peut échapper.
La monnaie est ainsi devenue une sorte de langage universel compris par tous les êtres humains. Mais peut-on vraiment coparer la monnaie à un langage ? Ne s'agit-il pas d'une médiation symbolique entre les hommes destinée à les mettre en rapport les uns avec les autres ? Comme le langage. C'est cette vague analogie fonctionnelle qui nous permet de comprendre la question et d'y consentir vaguement. Dans un premier temps, j'aborderai les raisons historiques qui me semblent militer en faveur de cette analogie : j'essayerai ensuite de définir ce qui en fonde la pertinence. Je montrerai enfin ce qui différencie l'usage de la monnaie comme langage de l'usage de la parole.

L'écriture et la monnaie

L'idée de comparer la monnaie à un langage n'est pas nouvelle. On la trouve déjà, sous une forme implicite, chez Platon et Aristote. On la trouve aussi, généralement à titre de métaphore, dans la littérature économique.

Mon intérêt pour cette question est fondé sur un problème historique: I'origine de la monnaie frappée. Cette origine, les économistes la situent en s'appuyant sur le témoignage d'Hérodote, au Vllème siècle avant J-C, en Lydie. Le roi Gygès aurait été le premier à faire frapper de petits lingots d'électrum qui, vraisemblablement, devaient servir à l'enregistrement du paiement des tributs des villes asservies par Sardes, la capitale du royaume de Lydie. L'empreinte qui était ainsi apposée sur les pièces d'électrum avait sans doute un rôle de signature. Voilà pour l'origine. Mais, comme je devais m'en rendre compte ultérieurement, notamment dans mes discussions avec l'historien Moses Finley, l'origine de la monnaie frappée n'est pas en soi un problème intéressant. Ce qui reste encore à l'heure actuelle une énigme sans véritable réponse, c'est la raison pour laquelle cette initiative individuelle a "pris", si je puis m'exprimer ainsi, dans le monde méditerranéen à partir du VI/Ve siècle avant Jésus-Christ. Ce qu'il faudrait pouvoir expliquer, disait Finley, c'est le succès de la monnaie frappée. Succès prodigieux, en effet. En quelques siècles, I'habitude de frapper monnaie envahit tout l'espace méditerranéen avec quelques poches de résistance, nolamment en Egypte.

L'hypothèse, que je voudrais formuler par rapport à ce problème du succès de la monnaie frappée, correspond à une intuition assez répandue parmi les historiens de l'Antiquité. Cette intuition est celle de l'existence d'un lien entre la diffusion de plus en plus large de l'écriture alphabétique et, précisément, le succès du monnayage. Finley lui-même semblait admettre l'existence d'un tel lien, sans pouvoir cependant en expliquer la nature, faute de documents historiques susceptibles de valider cette idée. Cette absence de textes a également été soulignée par Edouard Will dans un article de 1954 sur le passage des chremata aux nomismata2.

L'argumentation que j'ai élaborée sur cette même question repose sur une réflexion approfondie concernant l'écriture alphabétique telle que les Grecs l'ont utilisée après en avoir emprunté le système aux Phéniciens. Cet emprunt fut accompagné d'une modification essentielle par rapport à l'écriture phénicienne : la notation des voyelles. Cette innovation apparemment anodine tant elle nous est aujourd'hui familière, est probablement à l'origine de certaines particularités des pratiques graphiques qui se généralisent rapidement dans le monde grec à partir du VIIe siècle:

l) Très rapidement, alors que l'écriture exclusivement consonnantique des Phéniciens rend nécessaire, pour faciliter la lecture, l'insertion d'espaces blancs entre les mots, les Grecs les suppriment et écrivent en continu, mettant ainsi en évidence un découpage strictement littéral du graphisme alphabétique.

2) Alors que les Phéniciens écrivaient de droite à gauche, comme les Arabes le font encore à l'heure actuelle, les Grecs, après une période d'hésitation dont témoigne l'écriture boustrophédon (alternativement de droite à gauche et de gauche à droite), adoptent une orientation qui se stabilise définitivement de gauche à droite. Cette orientation est celle de la plupart des systèmes graphiques dont le principe est fondé sur une représentation visuelle de la dimension sonore de la parole, et parmi lesquels on trouve également les syllabaires.

Ces changements très concrets des pratiques d'écriture s'accompagnent d'autres modifications qui concernent, cette fois, les textes eux-mêmes tels que l'histoire nous les a transmis. Pour illustrer ce point, je ferai appel à Moses Finley qui écrit :

" Pour des raisons complexes-que, selon moi, nous ne sommes pas en mesure de formuler complètement-on cessa, d'une manière assez abrupte, de composer des poèmes épiques. Les poètes tournèrent le dos au passé, tant aux formes littéraires anciennes qu'au passé comme sujet, et ils commencèrent à écrire sur eux-mêmes et sur leurs amis, leurs amours et leurs haines, leurs sentiments, leurs joies et leurs plaisirs. Pendant deux siècles toute la poésie fut personnelle ; qu'elle ait été irrévérencieuse ou érotique (avec Sapho et d'autres) ou encore sérieuse, morale, philosophique, il s'agissait toujours de problèmes personnels ou de généralités, et non de récits où s'exprimeraient, sous une forme concrète et dans leur contexte, des questions de politique et de société. "3

Cette citation de Finley à laquelle pourraient faire écho d'autres textes exprimant des idées analogues, évoque un phénomène tout à fait remarquable : celui d'une appropriation privée de l'écriture grecque. Tout se passe comme si l'écriture alphabétique s'était d'emblée mise au service des dimensions privées de l'expérience humaine.

L'une des conséquences les plus importantes à signaler par rapport à ce changement d'attitude se situe dans ce que je crois être un nouveau rapport de l'homme à la parole et au langage. En effet, à côté de cette poésie archaïque.très personnelle qui caractérise les premiers usages de l'écriture alphabétique par les Grecs, il y a eu, bien entendu, transcription des récits véhiculés par la tradition orale, essentiellement Homère. Confiée aux formes fixes de l'écriture qui, dans ce cadre, sert d'aide-mémoire ou même, de mémoire artificielle aux aèdes et rhapsodes, la tradition orale va perdre peu à peu sa pertinence en tant que facteur de socialisation du monde grec. C'est la dimension sociale de la parole qui est mise en question et, avec elle, la texture même du consensus socio-culturel qui devait fonder la cohésion des cités grecques. Je vous renvoie ici au livre d'Eric Havelock, Preface to Plato4, où I'auteur défend la thèse selon laquelle Platon, dans La République, s'élève contre une tradition orale représentée par les poètes et met en place, sur la base d'une référence à l'écriture, de nouvelles formes d'organisation sociale. Ce dialogue célèbre, qui marque les véritables commencements de la tradition philosophique occidentale, aurait pour thème central, selon Havelock, le passage d'une culture dominée par l'oralité à une civilisation de l'écriture.

On pourrait d'emblée m'objecter qu'en fait, si la diffusion de l'écriture alphabétique s'élargit progressivement à partir du VIIe siècle avant J-C5, l'alphabétisation n'en reste pas moins réservée pendant longtemps à une élite intellectuelle peu nombreuse. A quoi l'on peut répondre que, d'une part, il faut se rendre compte que les pratiques de l'écriture se sont rapidement démocratisées, à tel point que dans l'Athènes du IVe siècle, le comble de l'ignorance était de "ne savoir ni lire ni nager", comme nous le rappelle Carlo Cipolla, et que, d'autre part, l'impact de l'écriture alphabétique sur la conscience grecque a été largement médiatisée par le théâtre. Comme le dit Derrick de Kerckhove, "les processus théâtraux ont amplifié et étendu aux membres non alphabétisés de la communauté athénienne, certains des effets que l'alphabet phonétique a engendré discrètement parmi ceux qui savaient déjà lire et écrire.''6

Comme je l'ai déjà mentionné ci-dessus, l'un des effets majeurs de la version grecque du système alphabétique a été de modifier le rapport de l'homme à la parole et au langage. La conscience acquiert une dimension privée. Alors que, dans une société orale, la prise de parole est toujours associée à des contraintes socio-culturelles précises, à des règles qui organisent le discours indépendamment du locuteur et des contenus qu'il veut aborder, dans une société alphabétisée il devient possible d'avoir une expérience linguistique en dehors de toute interaction sociale concrète. On assiste à un processus d'intériorisation de la langue7. Celle-ci s'offre à une pratique libérée des contraintes liées à la présence hic et nunc d'un interlocuteur. La langue peut se mettre au service des intérêts privés de l'orateur. L'écriture permet de calculer les effets que l'on veut obtenir. La naissance de la rhétorique marque l'importance de l'impact des pratiques scripturales sur la prise de parole. C'est aussi la grande époque des sophistes. Si j'évoque de tels faits, c'est pour illustrer ce que je crois avoir été la fin d'une situation de consensus socio-culturel. Dans une société traditionnelle orale, la parole est garante d'un tel consensus. Avec l'écriture alphabétique et sa démocratisation rapide,la tradition a de moins en moins de prise sur les membres de la société.

C'est ici que le monnayage intervient. Quand Socrate, dans La République, mis au défi de défendre la justice, entreprend de " construire en pensée la cité ",il identifie le fondement de la société dans le besoin :

" - Or, selon moi, repris-je, l'Etat doit sa naissance à l'impuissance où l'individu se trouve de se suffire à lui-même et au besoin qu'il éprouve de mille choses. Vois-tu quelque autre cause à l'origine de l'Etat ?
-Aucune, dit-il (...)
-... la multiplicité des besoins assemble dans la même résidence plusieurs hommes qui s'associent pour s'entraider ... (...). Mais quand un homme donne et reçoit, il ne fait cet échange que parce qu'il y voit son avantage ?
- Sans doute !
- Eh bien donc ! repris-je, jetons par la pensée les fondements d'un Etat ; ces fondements seront naturellement nos besoins " (369a-d).

Pour Platon, le fondement naturel de l'Etat, c'est la multiplicité des besoins dans la mesure où c'est à travers eux que s'exprime la nécessité de l'échange. Or l'échange auquel Platon fait ici référence, relève déjà de l'existence d'un marché libre et d'une médiation monétaire. Cette médiation est d'ailleurs explicitement rattachée à un phénomène de communication :

" - Mais quoi ! dans cette cité, comment vont-ils communiquer les uns avec les autres, des choses qu'ils produisent éventuellement chacun ; des choses en fonction desquelles, ayant fait une communauté, nous allons organiser une cité.
- Il est évident, dit-il, que c'est en vendant et en achetant.
- D'où la nécessité d'une agora et d'une monnaie, signe de l'échange " (371b).

Ces deux citations de La République me semblent importantes parce que Platon y conjugue ce qui me paraît constituer les deux dimensions essentielles d'un langage. Il y a d'une part, évocation de l'intérêt privé impliqué dans l'échange et d'autre part, mise en évidence du rôle social de l'échange par l'intermédiaire de la monnaie. Il s'agit bien ici d'une monnaie-signe (sumbolon). Mais signe de quoi ?

Aristote répond à cette question dans le Chapitre V de l'Ethique à Nicomaque. Selon lui, " par convention, la monnaie est devenue substitut du besoin ". Telle qu'elle est utilisée ici, la notion de besoin ne nous renvoie pas à une quelconque diversité, bien que ce soit pourtant cette variété des besoins qui, chez Aristote comme chez Platon, justifie l'existence de la communauté humaine. Il semblerait en fait que cette diversité des besoins ne soit concevable qu'à partir d'une référence aux choses mêmes qui s'offrent à des usages variés et qui, de ce fait, sont et restent incommensurables. C'est d'ailleurs sur la base d'une référence à cette diversité réelle que le besoin peut faire l'objet d'une interprétation subjective. Mais une telle interprétation ne me semble pas être ajustée à la pensée d'Aristote, pour qui le besoin reste le même chez tous les hommes:

" Ainsi donc, il faut que toutes les choses puissent être mesurées par une seule, comme dit auparavant ; cette chose est, en vérité, le besoin qui tient tout ensemble ; car si les hommes n'avaient pas un besoin et si celui-ci n'était pas semblable, l'échange n'existerait pas ou serait différent ; mais la monnaie est devenue par convention l'unique substitut du besoin " (1133a).

C'est la raison pour laquelle, dans un travail antérieur8, j'ai défini le besoin chez Aristote comme "I'expérience humaine du manque", ce qui nous fait apparaître la monnaie comme "le signe de l'expérience humaine du manque". Bien entendu, c'est en tant que tel qu'on peut accorder à la monnaie le statut d'un langage.

C'est bien cette expérience du manque commune à tous les hommes qui fonde non seulement l'exigence d'une réciprocité dans l'échange, mais également la généralisation de rapports d'égalité entre les membres d'une société. Aristote est aussi clair qu'on peut l'être sur ce point. Il écrit :

" Il y aura réciprocité, quand sera rendu semblable, comme le fermier l'est au cordonnier, l'ouvrage du cordonnier à celui du fermier; mais il ne faut pas s'avancer dans cette figure de similitude une fois les choses échangées ; sinon l'un des termes extrêmes aura double avantage ; mais plutôt tant qu'ils ont les choses à eux car c'est alors qu'ils sont égaux et associés, puisque la même égalité peut être engendrée sur eux... " (1l33b).9

Autrement dit, I'égalité entre les choses-malgré leur incommensurabilité de fait-ne peut qu'être inférée d'une égalité entre les hommes eux-mêmes, celle-ci résultant du besoin ou, plus précisément, de l'expérience humaine du manque que la monnaie, le nomisma, se charge de signifier.

Le rôle de l'empreinte est ici tout à fait essentiel, non pas au titre de signe, mais plutôt au titre de cette composante fondamentale du signe linguistique, dégagée par Saussure sous le nom de signifiant par opposition au signifié. Pour Saussure, le signe linguistique est une entité psychique à deux faces : I'une correspond à l'image accoustique-le substrat "matériel", la trace "neurophysiologique" du mot par exemple-, c'est le signifiant ; l'autre correspond à l'idée ou concept, c'est le signifié. Cette analyse du signe est-elle applicable à la monnaie ? C'est ce que je vais aborder maintenant.

Le " signe monétaire "

Au moment où le Cours aborde la question de la valeur linguistique, Saussure fait lui-même appel à une métaphore qui assimile la monnaie à un signifiant, par exemple, une pièce de 5 francs qu'on peut

"échanger contre une quantité déterminée d'une chose différente, par exemple du pain (et qu'on peut) comparer avec une valeur similaire du même système, par exemple une pièce de 1 franc... (...) De même un mot peut être échangé contre quelque chose de dissemblable : une idée ; en outre, il peut être comparé avec quelque chose de même nature : un autre mot."10

La pièce de 5 francs serait au pain comme le mot, un , à l'idée (signifié), tandis qu'elle serait à une pièce de 1 franc comme le mot, un à un autre mot, un autre . L'argument saussurien ne distingue pas les deux composantes de la pièce de 5 francs : l'empreinte et le support métallique. Si, par contre, nous tenons compte de cette distinction, nous verrons dans l'empreinte un signifiant et, dans le support métallique, un référent plutôt qu'un signifié au sens propre du terme. Ce référent peut d'ailleurs ne pas exister du tout comme en témoigne le processus de dématérialisation de la monnaie, de la même façon qu'une langue, selon la perspective formaliste adoptée par Saussure dans le Cours, ne se définit pas sur la base de son rapport.aux réalités du monde auxquelles elle se réfère.

Pour aller plus loin cependant, je voudrais vous proposer la définition que Jacques Lacan donne du signifiant : " Le signifiant, c'est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. " Je pense que c'est sur la base d'une telle définition que l'on peut assimiler la monnaie à un langage.

Selon cette définition, I'empreinte monétaire, c'est-à-dire le chiffre qui rend explicite l'évaluation quantitative du besoin ressenti, est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Cet "autre signifiant" n'est pas une chose réelle, mais bien le nom de cette chose, tel qu'il est conçu dans l'intériorité du psychisme pour servir de support au repérage de l'objet offert sur le marché. Bien entendu, c'est avant l'échange, conformément à l'exigence temporelle posée par Aristote, que la monnaie remplit cette fonction langagière. Pour reprendre l'exemple de Saussure, l'empreinte attestant la valeur de la pièce de 5 francs est un signifiant qui représente le sujet (Saussure lui-même, si l'on veut, dans ce qui le rend socialement et économiquement présent au boulanger) pour un autre signifiant, à savoir le nom "pain", avec toutes les représentations qui s'y trouvent associées pour que le sujet puisse anticiper la satisfaction que ce pain lui apportera.

Ce qui fait de l'empreinte monétaire un élément de langage, c'est son extériorité par rapport à la dimension privée de la conscience. La monnaie n'est véritablement telle qu'au moment où elle nous échappe dans la dépense hic et nunc. C'est ce qu'atteste l'interprétation de l'intérêt comme prime à la consommation présente. Car c'est à ce moment-là seulement que la monnaie socialise le système de représentations internes qui nous situe dans le monde économique au nom du besoin. Bien entendu, la monnaie est aussi réserve de valeur. C'est même au nom de cette fonction qu'en tant que signe de "l'expérience humaine du manque", elle articule dans le présent ce qu'il en est de sa permanence dans le temps, à travers une référence au futur. Car dans le cadre des sociétés monétaires, rien ne manque plus que le futur et c'est pour cette raison que la monnaie en est le signe par excellence. C'est du fond de ce réservoir de possibles que la monnaie nous dicte le sens de nos actes d'échange au présent et structure socialement l'expérience que nous faisons du monde.

Il faut insister sur cette extériorité de la monnaie par rapport à la conscience, car c'est elle qui peut nous faire comprendre le rapport du monnayage à l'écriture alphabétique. Comme je le signalais auparavant, l'écriture alphabétique a eu pour conséquence de privatiser la langue, et surtout son usage. La langue est devenue quelque chose que l'on croit posséder dans l'intériorité du psychisme11. Le système alphabétique tel qu'il a été modifié par les Grecs a offert la langue à une possibilité d'appropriation privée12, pouvant servir à des fins également privées. Dans le cadre d'une tradition orale, par contre, la langue est indissociable de son expression par la parole qui, elle-même, se trouve régie par des contraintes essentielles :

l) La parole se situe toujours dans le présent de l'acte même de parler. En ce sens, la parole met en oeuvre une contrainte temporelle très différente de celles qui déterminent l'écriture. Cette dernière donne un contenu concret-indépendant de la mémoire vivante des hommes-aux catégories temporelles du passé et du futur.

2) La parole ne peut être dissociée du contexte social et culturel de son énonciation. Elle ne se situe à l'origine d'un sens qu'en référence à ce contexte qui exerce dès lors une contrainte non-négligeable sur ce sens.

3) La parole est soumise à l'exigence d'une présence d'autrui qui exerce ainsi un contrôle sur la conformité des énoncés aux règles qui déterminent leur compréhension. En ce sens, la parole ne se réduit pas à la production personnelle d'un énoncé quelconque dont le locuteur aurait à assumer, seul, la responsabilité. Tout énoncé oral est produit autant par celui qui parle que par celui qui l'entend. En ce sens, on peut dire que la parole nous sépare de nous-mêmes pour nous associer à autrui au nom d'une participation commune et impersonnelle à l'être du langage.

4) Enfin, la parole détermine le sens du présent dans le cadre de traditions qui exercent leurs contraintes sur le futur. Le futur des sociétés traditionnelles est inscrit dans la permanence des traditions. Leur passé, par contre, concentré dans une référence à l'origine, est libre, c'est-à-dire dégagé de toutes les déterminations associées au présent.

L'écriture alphabétique a fait sauter ces contraintes qui, dans le cadre d'une tradition orale, règlent la prise de parole.

La parole et la monnaie

Ce qui, dès lors, pourrait expliquer le succès du monnayage à partir du VIe siècle dans le monde méditerranéen, c'est précisément le changement de statut de la parole tel qu'il a résulté d'une diffusion de plus en plus large de l'écriture alphabétique. En échappant aux différentes contraintes qui en règlent l'usage dans une société orale, la parole s'est trouvée comme captée par l'écriture. Elle s'est personnalisée, elle s'est détachée du présent, elle s'est partiellement décontextualisée. D'où l'idée que, peu à peu, elle ne remplit plus l'une de ses fonctions essentielles, à savoir, le maintien d'un consensus socio-culturel indispensable à la survie des communautés humaines. Le succès du monnayage serait donc lié au fait que les fonctions socio-culturelles assurées par la parole auraient été progressivement relayées par la monnaie dans un monde de plus en plus dominé par l'usage de l'écriture alphabétique. François Lenormant, un numismate de la fin du siècle dernier, voyait dans les premières pièces archaïques une "écriture pour ignorants". J'y verrais plutôt une imitation de la parole par l'écriture, c'est-à-dire un moyen pour l'écriture d'assumer les fonctions sociales et culturelles que la parole remplissait dans des sociétés dominées par la tradition orale.

Mais si la monnaie peut remplir de telles fonctions, elle le fait selon des modalités très différentes de celles qui caractérisent le fonctionnement de la parole. La monnaie représente une force de socialisation qui ne part pas, comme la parole, d'un clivage interne du sujet. Contrairement à la parole qui nous sépare de nous-mêmes, la monnaie nous soude à nous-mêmes et nous sépare d'autrui en rendant chacun totalement et intégralement responsable des choix personnels qui l'engagent dans chaque échange.

Comme le disait Platon, en effet l'échange ne peut exister que si chacun des partenaires y voit son avantage, ce qui implique, pour chacun d'entre eux, qu'il puisse savoir où se situe son avantage. La connaissance par chacun de son avantage personnel dans l'échange est une condition fondarnentale de l'échange. Mais quel est le statut de cette connaissance?

D'abord, il ne peut s'agir que d'une connaissance personnelle, privée, voire la plus secrète possible. Ensuite, c'est une connaissance dont l'existence est antérieure à l'acte d'échange lui-même puisqu'elle est censée déterminer cet acte. Enfin, c'est une connaissance qu'on pourrait qualifier de "théorique" dans la mesure où elle est nourrie par l'imagination plutôt que par l'expérience. En effet, la connaissance que chacun a de son avantage avant l'échange se caractérise par une part d'indétermination associée précisément à l'idée d'avantage. L'avantage nous renvoie ici à une sorte de "plus" indéterminé, qui signe le statut de l'objet quand il s'agit d'une représentation d'objet plutôt que de l'objet lui-même. On pourrait dire que, avant l'échange, l'objet dont on anticipe l'acquisition est indissociable du sujet. Objet-sujet constitue alors une totalité qui est "plus" que la somme de ses parties. C'est à ce "plus" indéterminé constitutif de chaque agent avant l'échange que fait écho le signifiant monétaire. Et l'échange réel a précisément pour effet de briser cette totalité par le biais d'une confrontation de la pensée à la réalité de l'objet13 Alors que, dans un monde oral, le clivage interne du sujet est à l'origine d'une rencontre avec autrui, dans un monde dominé par l'écriture et la monnaie, ce même clivage est associé à une confrontation aux "réalités" du marché.

Les modèles néo-classiques de l'économie ont tendance à minimiser l'importance de la dimension monétaire du marché. En particulier, le modèle walrasien de l'équilibre général s'obtient par l'intermédiaire du secrétaire du marché qui centralise toutes les informations concernant l'offre et la demande et qui édicte les prix sur la base d'une connaissance précise de chaque agent concernant son avantage dans les échanges. Un tel modèle oublie la possibilité d'une inadéquation entre les anticipations et les satisfactions. Le marché y joue précisément le rôle d'une instance régulatrice qui induit un ajustement parfait entre la pensée des agents et la réalité à laquelle ils ont affaire sur le marché. Ce qui manque, dans ce modèle, pour autant que je m'en fais une idée correcte, c'est justement cette part d'indétermination qui marque la pensée humaine et que la monnaie représente concrètement dans le fonctionnement même du marché. Et c'est bien parce que cette indétermination existe qu'on peut dire de la monnaie qu'elle ressemble à un langage, au sens humain du terme. C'est également au nom de cette indétermination qu'une nouvelle sorte de consensus social est possible. Mais ce consensus est moins fondé sur un accord des hommes entre eux que sur un pacte avec les objets du monde et, parmi eux, aussi bien les réalités de la nature que les hommes eux-mêmes. Chaque agent est tenu responsable de ses choix et, donc, de son rapport au monde des choses et des êtres traités comme des choses. Le consensus induit par le langage monétaire serait fondé sur ce qui règle les rapports de l'homme au monde14 plus que sur ce qui règle les rapports des hommes entre eux.

Ce "langage monétaire" a une autre particularité intéressante par rapport à la parole. Celle-ci fait dépendre ses effets régulateurs du registre sensoriel de l'audition. Et l'acte individuel de la phonation dépend d'un contrôle "auto-auditif" du locuteur. Ce contrôle est tributaire de ce qu'on pourrait appeler les "structures de l'entendu" dont le marquage neurophysiologique individuel est assuré par l'insertion précoce de chaque sujet dans un monde de paroles hérité de la tradition linguistique à laquelle il appartient.

Le langage monétaire, par contre, est fondé sur la dynamique du libre choix individuel. Or le choix, en tant que "cause sans cause" selon l'heureuse expression de G.L.S. Shackle15, mobilise le psychisme humain de la même manière que la vision. Dans la vision en effet, le sujet regardant est à l'origine de ses propres sensations visuelles. C'est de son oeil que s'ouvre l'angle où s'inscrit chaque option du monde perçu, au nom d'un contrôle occulo-moteur complètement maîtrisé par le sujet et qui, sans les contraintes d'une réflexivité analogue à celle mise en scène par la parole, doit se soumettre à la nécessité du choix. Le sujet choisit ce qu'il voit. La liberté, qui seule peut donner son plein sens à l'acte de choisir, est peut-être illusoire. Notre vision est soumise à des contraintes diverses qui en limitent la portée aussi bien du côté du sujet (la neurophysiologie sensorielle de nos organes visuels) que du côté du monde (la configuration particulière du perçu). Ces contraintes ont aussi une dimension socioculturelle au nom d'une pré-détermination linguistique de nos attentes visuelles (hypothèse de Sapir-Whorf).

Mais ces contraintes ne sont pas de même nature que celles qui règlent l'acte individuel de la phonation tel qu'il est soumis au contrôle autoauditif du locuteur en train de parler-et de s'entendre parler-dans le cadre des attentes de son (ou de ses) interlocuteur(s).

Le succès de la monnaie frappée depuis son origine au VIIe siècle avant J.C. est donc peut-être lié à une défaillance des traditions orales, défaillance induite par l'écriture alphabétique. Cette défaillance se serait concrétisée par une référence de plus en plus marquée des mécanismes de régulation sociale au sens de la vision. Parmi ces mécanismes, la nécessité du choix individuel devient une contrainte rendue omniprésente par l'usage de la monnaie, même si la liberté présupposée par cette référence au choix se réduit à n'être qu'un cadre formel. La nécessité du choix représente une contrainte qui règle la pensée individuelle en l'obligeant à s'inscrire en permanence au centre d'un éventail de possibles, en la situant constamment au carrefour des alternatives qui déterminent notre insertion sociale, économique et culturelle.


BIBLIOGRAPHIE

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[11] Shackle, G.L.S. (1979) Imagination and the Nature of Choice, Edinburgh University Press.
[12] Will, E., (1954) "De l'aspect éthique des origines grecques de la monnaie", Revue historivue, 212, 210-231.

1 Professeur à l'Université de Paris 7. 2 Will, E., (1954) " De l'aspect éthique des origines grecques de la monnaie ", Revue historique, 212, pp. 210-231. 3 Finley, M. (1981) Mythe, mémoire, histoire, Paris, Flammarion, p.23. 4 Havelock, E. A., (1963), Preface toPlato, Oxford, Blackwell. 5 Cf. sur ce point Détienne, M., et al. (1988), Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, Presses Universitaires de Lille, ainsi que Kerckhove, D. de, & Lumsden C.J. eds. (1988), The Alphabet and the Brain The Lateralization of Writing, Berlin, Heidelberg, New York, Springer-Verlag. 6 De Kerckhove, D, (1981), ''A theory of Greek tragedy'', Sub-Stance, N° 29, p. 23. 7 La langue acquiert un lieu : l'esprit - ou même le cerveau - du locuteur, satisfaisant ainsi à la condition essentielle d'une possibilité d'objectivation qui fonde l'émergence d'une science de la langue, la linguistique, Cf. Linell P (l982), The Written Language Bias in Linguistics, University of Linköping (Sweden) 8 Jurdant, B., (1984) Ecriture, monnaie et connaissance, Thèse de Doctorat d'Etat, Université Louis Pasteur, Strasbourg. 9 Cf. cet autre passage dans la traduction de Jolif et Gauthier : " On ne doit (pourtant) pas, bien sûr, estimer la chose au prix qu'elle paraît avoir une fois qu'on l'a, mais au prix où on l'évaluait avant de l'avoir. " (1164b). 10 Saussure, F. de, (1915) Cours de Linguistique Générale, Paris, Payot, 1972, p. 160. 11 L'idée selon laquelle la langue serait localisable dans le cerveau est encore très largement répandue à l'heure actuelle. 12 Cette possibilité d'appropriation privée de la langue est illustrée dans le monde grec par le thème de la tyrannie. Le tyran est celui dont le pouvoir sur les hommes passe par le pouvoir qu'il prétend avoir sur la langue et l'usage qui en est fait, pouvoir, qui, par la langue, semble s'appliquer directement à la pensée, dans la mesure où la langue serait une contrainte de la pensée. 13 Cf " l'économie de la déception " amorcée par Hirschman, A. O., (1982) Shifting Involvments : Private Interests and Public Action, Princeton University Press. 14 D'où l'importance décisive des sciences de la nature et du rôle social qu'elles jouent dans le cadre de notre " civilisation alphabétique ". 15 Shackle, G. L. S., (1979) Imagination and the Nature of Choice, Edinburgh University Press.