La Mondialisation


Marc Humbert



Rennes le 16 janvier 2002
Conférence à l'IEP


Comment ne pas s'efforcer de comprendre ce qu'est "la mondialisation", ce qu'est ce processus (si on se réfère à son suffixe "-isation"), dont les effets sont l'objet d'appréciations contradictoires, sources d'espoirs ou de craintes.
Pour J. Habermas, la mondialisation évoque l'image d'une rivière en crue. Comparaison n'est pas raison mais nous pouvons emprunter cette image pour saisir des caractéristiques importantes de la mondialisation.
Comme la rivière, la mondialisation coule depuis longtemps, comme la rivière qui amène l'eau indispensable aux cultures, la mondialisation paraît un bienfait difficile à refuser; mais la rivière en crue est menaçante, si les digues ne tiennent pas elle devient destructrice: telle est aussi la crainte inspirée par la mondialisation. Enfin la mondialisation semble suivre comme la rivière un cours inexorable. La comparaison comporte pourtant un point faible, elle pourrait porter à croire que la mondialisation est un phénomène naturel: non c'est tout le contraire!

La mondialisation n'est pas un phénomène naturel mais un processus qui résulte des actions humaines. Pour la comprendre il convient en premier lieu d'une part de repérer la nature et les origines de ce processus et d'autre part d'en détecter quels sont les principes moteurs. C'est alors en connaissance de cause que l'on pourra juger de la situation présente et éventuellement envisager des propositions propres à la faire évoluer dans un sens souhaitable.

1. Nature et dynamique du processus

a. processus d'insertion de l'Homme dans la Nature
a1. Mondialisation en Archipel -A-
a2. Mondialisation Planétaire -P-

Le processus de mondialisation est celui de l'insertion de l'Homme dans la Nature dont il fait alors un Monde et ses origines se perdent dans la nuit des temps. C'est un processus de création du Monde, de Mondialisation de la Nature mais le Monde ainsi façonné est resté longtemps au stade d'un Monde multiple. La planète apparaît comme un Archipel fragmenté de territoires dispersés et, sur chacun d'entre eux, une communauté vit dans "son monde" à elle, ignorante "des mondes" plus lointain. Avec d'autres Mondes proches, en revanche il y a des contacts qui ont conduit çà et là, sous différentes formes, agglutinantes souvent, à la constitution de Mondes à dimension plus vaste. Mais il faut attendre le XVIème siècle pour que s'ouvre l'ère d'un Monde fini, construit par l'Europe et l'Occident à l'image de leurs Mondes. La mondialisation planétaire, de facto, est une occidentalisation : au centre du planisphère se trouve la Bretagne et le monde à l'heure de Greenwich parle français, espagnol, anglais, portugais….Cette mondialisation planétaire n'a pas stoppé la mondialisation en archipel. L'histoire de la mondialisation bégaie un peu: après la constitution d'empires, leurs désagrégations, l'émergence de nouveaux empires suivie de nouvelles désagrégations, la planète compte aujourd'hui près de 200 Etats officiellement reconnus et un plus grand nombre d'entités ou minorités nationales, linguistiques souvent sans statut bien clair au regard du Droit International. Chacune contribue à construire son Monde, donc le Monde de l'Humanité qui ne se réduit pas au Monde planétaire construit par l'Occident et à l'archipel des Mondes occidentaux.

b. Principes moteurs

b1. Principe de solidarité
-A- / P- Occidentalisation
b2. Principe de rivalité
-Arm-Sociétalisation / - Ao ; P- Ecocratisation

Deux ensembles de principes ont mu et continuent de mouvoir le double processus de mondialisation, les principes de solidarité et les principes de rivalité. Ce n'est pas l'individu isolé qui crée le Monde, c'est la communauté d'hommes et de femmes qui construisent ensemble et partagent un territoire, une identité, des valeurs: leur Monde solidaire. La mondialisation en Archipel produit à l'échelon planétaire une mosaïque de territoires sur chacun desquels s'organise la construction solidaire d'un "petit" Monde. La mondialisation étendue, agglutinante en particulier et la mondialisation Planétaire sont également mues par les principes de solidarité. Un Monde plus vaste où partager un même ensemble de valeurs, une même identité, une même solidarité: l'Humanité constituée comme un tout, un seul Monde, avec le partage de valeurs universelles. L'occidentalisation organise la mondialisation planétaire en conviant le reste du Monde à partager ses valeurs: chrétiennes puis républicaines. Le respect des droits de l'homme, la démocratie pluraliste, la paix.

Mais dans le même temps les principes de rivalité sont à l'œuvre. C'est l'évidence pour les relations entre les différents "petits" Mondes : leur rivalité a pu être de multiple nature et provoqué certaines extensions d'un "petit" Monde et de ses valeurs au profit d'un autre. La volonté de diffusion d'une religion, de certains idéaux ont créé des Mondes à la taille d'empires. Au sein de chacun des Mondes en Archipel les principes de rivalité mettent en cause la cohésion et les principes de solidarité doivent l'emporter pour éviter l'éclatement, la dissolution. Les principes de rivalité comportent en effet des tensions qui pour une part amplifient les actions sur la Nature. A l'intérieur des Mondes les progrès des techniques et la croissance de la production et de la consommation de richesses, la soif de pouvoirs sont aiguillonnées par les rivalités. Peu à peu, dans les Mondes de l'Archipel occidental, les positions respectives des deux principes sont modifiées La révolution industrielle met en chantier un véritable bouleversement de la Nature ; en Occident les valeurs spirituelles et les principes de solidarité cèdent alors le pas et s'instaure le primat des valeurs matérielles et des principes de rivalité. Les communautés occidentales tendent à devenir des économies ou plutôt des "Ecocraties" sous la houlette des nouveaux aventuriers de l'innovation productive que sont les entreprises. L'occidentalisation qui gouverne la mondialisation planétaire et les relations entre les Mondes se poursuit aussi selon ces principes. Les échanges de marchandises, les investissements étrangers, la recherche de richesse ou de puissance économiques, provoquent des agglutinations progressives d'entreprises et proposent l'intégration dans un marché mondial qui est le lieu d'exercice des rivalités entre entreprises et "écocraties".

Poussé par ces deux ensembles de principes aux positions relatives changeantes, le processus de mondialisation se présente dans sa phase actuelle sous des aspects qui ne sont plus ceux du passé; tant la Mondialisation Planétaire que celles de tel ou tel des Mondes de l'Archipel montrent certaines caractéristiques propres à notre temps.


2. Diagnostic et prescription

a. bilan général
a1: point de vue d'ensemble
efficacité des principes de rivalité pour la croissance
échec des principes de solidarité et de la répartition

Le bilan général des deux derniers siècles est celle de l'efficacité des principes de rivalité pour stimuler la croissance mondiale planétaire prise comme un tout. Quand la population de la planète était multipliée par six, la production mondiale l'était par plus de quarante et les échanges internationaux par plus de cinq cents. La mondialisation planétaire par l'occident et l'écocratisation du monde dominée par les principes de rivalité a apporté l'abondance. De 1960 aux années 90 cette efficacité ne s'est pas démentie. En revanche l'occidentalisation du Monde planétaire est un échec en matière de solidarité. Au cours de ces deux siècles l'écart du revenu par habitant s'est creusé de manière aussi spectaculaire que le rythme de croissance: de 1 à 3 il est passé de 1 à plus de 75! Sur la période récente, l'écart a continué à s'amplifier; les objectifs de développement affichés par l'ONU et ceux d'aide publique adoptés par les Gouvernements n'ont jamais été atteints pas même approchés. Le problème général de la mondialisation n'est pas un problème de production mais un problème de répartition.

a2: point de vue d'Occident
limites environnement et rivalité déloyale
dérégulation, privatisation, libéralisation -renforcement des rivalités
des compromis sociaux à la désagrégation sociale

Ce n'est pas de cette manière que certains en Occident voient la situation; l'absence constatée d'une efficacité du principe de solidarité est le résultat de comportements liés à des jugements qui sont toujours portés (et même dénommés) de leur point de vue qui est celui d'un regard que l'on peut porter depuis l'un des ou les Mondes de l'Archipel Occidental et donc de leur situation spécifique et par rapport aux autres Mondes.
Par rapport aux autres Mondes? L'occident s'est inquiété des limites de la croissance (1971), de l'épuisement des ressources naturelles et des problèmes d'environnement dont il est historiquement le principal responsable et principal "bénéficiaire". Il s'est inquiété que ces ressources puissent se tarir ou se renchérir (1973) et a découvert que les autres Mondes de la planète pouvaient être, vis à vis de lui, interdépendants (1976) et non plus dépendants (ou assistés). Il a été abasourdi quand il a pris conscience que des Mondes hors de l'Archipel Occidental pouvaient lui vendre des produits industriels, c'est à dire gagner des batailles sur le "marché mondial" selon les principes de rivalité: il y a des Nouveaux pays industriels ( 1979)! De fait la répartition de la production mondiale entre l'Eurafrique, L' Amérique et l' Asie-Océanie a connu un basculement formidable entre 1960 et la fin du siècle: de dernière avec 15% l' Asie-Océanie passe première avec 40% environ, l'Amérique de seconde passe dernière avec une part réduite à 32% (pour 37% au départ), tandis que l'Eurafrique de première avec 46% décline fortement à 33%.
Les principes de rivalité sont en avant dans les discours : on entend peu de choses sur les PMA mais beaucoup de protestations et de regrets concernent la croissance relative faible des Mondes de l'Occident face à la croissance rapide d'un tout petit nombre d'autres Mondes auxquels on reproche une rivalité déloyale: dans ces autres Mondes les principes de solidarité ne sont pas assez appliqués, ils sont accusés de dumping social, de faire travailler les enfants, comme au temps de la révolution industrielle en Occident.

Ce discours est destiné à défendre la position de l'Occident. Les chantres de la rivalité et de l'efficacité économique qui le tiennent, ne renient pas leurs positions en particulier pour ce qui se passe à l'intérieur des Mondes de l'Occident. Ainsi, aux Etats-Unis, le sentiment du déclin de la toute puissance économique américaine par le rattrapage japonais et européen et d'un mouvement de "délocalisations d'entreprises" amène à mettre cette évolution au compte des excès des principes de solidarité: les Etats Japonais et Européens subventionnent trop leurs entreprises et protègent leur agriculture, les Etats-Unis ont besoin de plus de principes de rivalité, il faut donc déréguler, privatiser en finir avec le keynésianisme. Reagan (1980), Thatcher (1978) lancent la libéralisation à la suite en particulier de théoriciens du néolibéralisme (Chicago Boys) qui ont fait des premières armes en Amérique Latine (Chili 1973). Les Mondes de l'Occident, dans les discours officiels se lancent à l'assaut de tout ce qui est obstacle au libre fonctionnement des principes de rivalité, c'est à dire s'attaquent à ce qui avait été construit sur les principes de solidarité.

Au cours des deux siècles passés, si les principes de rivalité ont gouverné les relations entre les Mondes, à l'intérieur des Mondes de l'Occident, les principes de solidarité ont tissé des institutions et des compromis sociaux qui ont partagé de manière suffisamment acceptable les fruits de la croissance pour éviter les tensions excessives et maintenir la cohésion. Et même depuis les années soixante tout en prônant et pratiquant les principes de rivalité et d'ouverture sur le marché mondial la part des dépenses de protection sociale dans le revenu national des pays de l'OCDE a continué à croître et représente en 1990 de l'ordre de 25% en Allemagne, en France, en Grande Bretagne, de 10 à 14% au Japon, aux Etats-Unis. Mais ceci pèse sur la capacité de rivalité des entreprises, le principe de rivalité les fait réduire tous leurs coûts, les salaires; leur marché disent-elles est mondial, et elles cherchent à produire depuis les territoires offrant les meilleures conditions, et elles exigent que tous les marchés de la planète leur soient grandement ouverts. Les compromis sociaux établis sous différentes modalités dans les différents Mondes de l'Archipel Occidental sont remis en cause, les inégalités s'y accroissent, et les salaires des personnes peu qualifiées ou des professions dé-protégées s'érodent amenant un processus rampant de désagrégation sociale.

a3: perspectives offertes par l'ouverture
prix mondial unique des capitaux, des produits, du travail
risque d'éclatement

La poursuite officielle de la croissance mondiale est recherchée par l'allocation optimale des facteurs et des fonds disponibles à la recherche de la meilleure rentabilité: les gouvernements ont décidé de libéraliser les marchés de capitaux et ont organisé la "globalisation" financière" de telle sorte que les capitaux se déplacent là où la rentabilité est la plus grande. L'OMC est l'instrument de la recherche de l'ouverture des marchés à toutes les rivalités et à toutes les entreprises du monde qui pour obtenir la meilleure rentabilité cherchent les coûts les plus bas. Si cela se trouvait réalisé pour chaque chose échangée sur le marché, il n y aura plus qu'un seul prix mondial et ce sera produit au meilleur coût: le micro-ordinateur, l'aspirine, merci pour les consommateurs qui auront les moyens car le prix unique s'appliquera aussi au salaire de tout un chacun, à emploi égal salaire égal de Rennes à Dakar, de Pékin à Santiago.

Cela ne réduirait pas les inégalités entre les revenus des individus, la masse des plus riches resterait certainement concentrée parmi les Mondes de l'Archipel Occidental, mais il s'y trouverait aussi une masse croissante de pauvres. Certains "petits" Mondes pourront peut-être émerger, avec chez eux aussi de grandes inégalités, mais pour la masse des PMA et autres "petits" Mondes pauvres, la croissance sera comme pour les deux siècles passés celle des inégalités. Il semble évident que de telles perspectives ne peuvent que faire peur, à ceux qui en Occident ne sont que pas ou moyennement qualifiés ou dans des situations en cours d'être dé-protégés, et à ceux qui dans le reste du Monde comprennent que depuis 40 ans leurs relations avec le Monde n'a pas arrêté d'être de plus en plus soumis au principe de rivalité et que le développement promis n'est qu'une illusion. Ils n'ont plus dans ce cadre qu'à survivre. Les mécontentements ne peuvent que monter et les attitudes de protestation de ces 80% d'exclus de la croissance ne peuvent que s'amplifier : la mondialisation selon le cours présent nous emmène vers l'éclatement.

b Que faire?

1) regarder les réalités en face: le monde est d'une inégalité extrême, elle s'est accrue, y compris au cours des quarante dernières années. Renforcer le fonctionnement sur les principes de rivalité par la libéralisation et l'ouverture des "marchés" ne fera que renforcer le type d'évolution passée et donc à aggraver la situation. Il faut donc penser à autre chose.

2) regarder la théorie économique en face: les bonnes volontés qui peuvent certes exister, du FMI à tel ou tel Gouvernement, ont essentiellement à leur disposition des théories économiques servies par des experts qui justifient la mise en avant du principe de rivalité et la recherche de l'allocation optimale des facteurs par le marché. Cette théorie n'a pas les moyens d'apporter une analyse pouvant supporter d'autres indications.

3) Il faut donc construire une alternative: PEKEA
éléments de l'argument et des thèmes?

"Face à la rareté, la production efficace et la répartition équitable pour satisfaire les besoins matériels des hommes sont inséparables et liées à des comportements indissociables. La production ne peut-être organisée ex ante par l'économie, la politique se chargeant ex post de rendre équitable la répartition. "
Prendre la répartition de départ comme donnée et construire ensuite "librement par les marchés" avec une allocation optimale des ressources n'est pas satisfaisant: un étude récente du CEPII a encore montré si besoin était que certaines spécialisations nationales de départ sont "mauvaises" car conduisent à de mauvais résultats

"En outre la question de ce qu'il faut produire ne saurait être laissée de côté, devant l'immensité des besoins et des tâches à mener par et pour les sociétés."

Les choix de quoi produire ne peuvent être laissés "aux marchés" qui ne sont en rien "démocratiques" où les consommateurs potentiels voteraient en payant le prix
Les marchés sont "créés" par les entreprises, "ouverts" par l'abaissement des protections et le lieu d'un bataille où si ce n'est tous, bien des coups sont permis entre des entreprises puissantes qui luttent pour accroître leurs parts de marché.
Par ailleurs le marché ne répond pas à tous les besoins, il ne répond qu'à une demande solvable; il ne répond qu'à ce qui passe par le marché. Le "travail" familial, du premier apprentissage de la vie des enfants au temps passé auprès des grands anciens en passant par la préparation de repas et l'aide scolaire etc…

" La finalité de l'économie demeure entièrement attachée à la morale et à l'éthique : les hommes pensent et leurs actes ont un sens et produisent du sens avant même de faire naître un objet matériel et leurs comportements dépendent de ces significations."
L'amitié et la convivialité sont des motivations au moins aussi importante que l'intérêt personnel rationnel pour expliquer le comportement des personnes;
Le comportement au travail dépend certes du salaire et du temps et de la difficulté des tâches mais aussi de la manière dont elles peuvent être considérées: de l'ambiance qui dépend de "l'équipe" de travail, de la façon dont les personnes ont l'impression que leur présence et leur travail est perçu. Le sens du travail, son importance pour la communauté sont souvent mieux ressenties dans de petites entreprises


L'économie politique qui doit permettre de comprendre la nature et les causes de la richesse et de la pauvreté des nations ne peut donc être fondée sur un corpus économique séparé des autres modes de connaissance de l'homme et de la société : l'ensemble des disciplines rangées sous l'appellation de sciences humaines et sociales ont la responsabilité de réécrire des fondements d'économie politique. Ce projet est une première tentative pour mettre à travailler ensemble tous les spécialistes de ces différentes disciplines qui veulent bien accepter de dépasser les hésitations ou les interdits qui les ont empêchés de disputer entre eux des questions qui influencent ce que sont les richesses ou les pauvretés des nations, la manière dont on les produit, la manière dont on les répartit. Ce faisant ils sont donc conviés à penser la construction d'un nouveau savoir sur les activités économiques qui ne peut être fondé sans s'appuyer sur une réflexion éthique et politique.

C'est pourquoi il nous faut lancer un programme de recherche sur ce thème et dont nous adoptons pour des raisons de commodité le sigle PEKEA selon sa dénomination en anglais Political and Ethical Knowledge on Economic Activities.