Julia Kristeva
De l'euro à la psychanalyse
Mercredi 9 janvier 2002 - France Culture,
Bonjour, Pierre Assouline,
Bonjour à tous,
Le passage à l'euro, sur lequel les économistes n'ont pas fini de gloser, déclenche nécessairement, chez beaucoup d'entre nous, une interrogation sur le sens symbolique de notre rapport à l'argent, quand ce n'est pas sur sa valeur inconsciente. "Vous évoquez dans votre dernière chronique le 'double sens' de l'argent, m'écrit un auditeur de Strasbourg, M. Lamotte. D'une part il installe des liens objectifs mais opaques entre individus libres, mais de l'autre il dissimule à l'extérieur de ces échanges notre humanité intime. Cette intimité cachée ne recèle-t-elle pas beaucoup de violence, et qu'en est-il du sens de la dette dans son rapport à la foi? "
La question de M. Lamotte me conduit tout droit à la valeur symbolique profonde de l'acte de paiement monétaire, telle qu'elle se réalise notamment dans l'expérience psychanalytique, et que je n'ai pas eu le temps d'aborder mercredi dernier. En effet, de nombreux anthropologues ont constaté les rapports étroits entre la monnaie, le sacré et la loi, tous tributaires de processus violents qui sous-tendent le pacte social. Au cours d'un rite sacrificiel, les officiants détruisent un objet - plante, animal, voire être humain -, et de cette perte matérielle, par la brèche de cette coupure, ils établissent un lien vertical avec l'au-delà : en payant ainsi leur dette à la divinité, ils nouent avec elle un pacte symbolique dont ils attendent protection, récompense, quand ce n'est pas la vie éternelle. Tandis qu'horizontalement, à partir du même geste, s'établissent des liens contractuels entre frères officiants, embryon des liens sociaux qui imposent une autorité régie par des lois à la place de la barbarie antérieure. Se priver de quelque chose d'important, le perdre, le faire mourir, afin d'obtenir une valeur supérieure : telle est la logique cachée de cette transaction, pas encore monétaire. Plus tard, s'agissant de l'univers indo-européen, le grand linguiste Emile Benveniste avait noté, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, que les termes credo et crédit remontent à la même source qu'est le radical (contesté) +kredh-dh, traduit par " cœur ", " force vitale " ou " désir " (à rapprocher du védique +strad-dhati, " il croit "), que j'ai commenté naguère dans mon Psychanalyse et foi. On constaterait en somme, dès l'origine, la convergence d'un sens religieux et d'un sens économique dans credo/stradha : il s'agirait d'un acte de confiance impliquant restitution - confier une chose avec la certitude de la récupérer, religieusement et économiquement. L'homme védique dépose son désir, son cœur, dans l'espace des dieux, et escompte une récompense : ayant reçu le don, les divinités, Indra ou Stradha, le restituent sous la forme d'une aide, d'une offrande ou d'une protection. Quant au cœur, le christianisme le glorifiera, notamment avec saint Augustin, comme le siège de la foi.
On comprend aisément la laïcisation de la notion en créance financière. A cette différence près que la créance symbolique ouverte par la foi n'implique aucune réciprocité, mais se fonde sur l'abîme ou la coupure qui séparent le croyant du divin. La créance financière est, elle, davantage assimilable au don, puisqu'il y a obligation de restitution : le sacrifice suppose une dette infinie dans la foi, tandis que le don implique réciprocité, lien social et signifie une annulation de la dette. Dans certains rites, le paiement du service de l'officiant a pour fonction de mettre fin à la communication avec les dieux et marque un achèvement : on est quitte, le compte est soldé. Ce paiement serait une forme archétypale du paiement monétaire, en ce sens que les objets échangés dans les transactions cérémoniales annonceraient la monnaie des sociétés marchandes.
Heureusement, ou malheureusement, les modernes que nous sommes ne gardent plus le souvenir de cette archéologie de la monnaie. Sauf lorsque la découverte freudienne de la situation analytique invite le patient à payer la parole de son désir. Acte d'évaluation de " mon cœur " ou de " mon désir ". Acte de reconnaissance de dette - envers ceux que j'ai désiré, qui m'ont désiré : mes parents, mes proches. Acte de reconnaissance symbolique, imaginaire et réelle à l'endroit de mon analyste, sur lequel je transfère cette mémoire, et dont l'interprétation me donne le sens, pour moi souvent opaque, de ma parole, de mes liens. Acte de déliaison enfin de cette dette, car en payant je reprends ma liberté, je ne suis plus endetté, je suspens provisoirement la dépendance où je suis de mon analyste, et me retrouve dans la liberté d'un sujet autonome. Ce balancier entre endettement et liquidation de la dette, entre nouage de liens désirants et libération de ces liens ponctuent les séances psychanalytique ; et leur rythme qui scande l'anamnèse des désirs et des traumatismes associe la réalité la plus intime à la relation la plus sociale.
Envisagées dans cette perspective, les règles du paiement analytique, qui peuvent paraître parfois arbitraires, s'éclairent d'un sens profond. Il ne s'agit ni de jeter son argent généreusement, de façon urétrale, ni de le retenir jalousement, de manière anale (comme on le pense trop facilement lorsqu'on évoque le lien de la psychanalyse avec la monnaie). A vouloir coller lourdement au premier Freud, on dirait, avec plus de pertinence, que la cure analytique permet un rapport plutôt génital à l'argent : tenir compte de soi et de l'autre, dans le but d'une jouissance partagée, voire d'une créativité fertile. Mais le symbolisme de l'argent dans l'aventure analytique renvoie plus inconsciemment à la logique de la Perte sur laquelle se bâtit le Lien symbolique : à celle du Manque reconnu qui inaugure à la fois l'estime du vrai Soi, la reconnaissance de dette vis-à-vis d'autrui, et la possibilité, peut-être, dans ces conditions seulement, de créer des échanges libres. Echanges amoureux, professionnels, monétaires, pourquoi pas… La psychanalyse serait-elle cette expérience - la seule? -, qui nous conduit au soubassement de la foi, pour mieux mettre fin à la dette qui lui sert de socle, et au soubassement de la monnaie, pour mieux dénouer la foi qui sommeille en son fond? Je dis bien : "mieux mettre fin", " mieux dénouer ", et j'entends : infiniment, sans fin… Et dire que l'euro nous conduit à ces abîmes de sagesse !