Sophie Boutillier,
Maître de conférences-HDR en économie et directrice du DESS " entrepreneuriat et redéploiement industriel "
Pour une " économie à part entière ", ou pourquoi l'économie n'en est pas une.
Laboratoire Redéploiement Industriel et Innovation
Université du Littoral Côte d'Opale
Dunkerque
France
Faire une économie à part entière. A l'image de Lucien Febvre et de Fernand Braudel qui au lendemain de la seconde guerre mondiale ont été à l'origine d'une nouvelle conception de l'histoire, une " histoire à part entière " dont l'ambition était de se démarquer d'un simple inventaire des faits historiques pour ne pas réduire l'histoire à quelques événements marquants (couronnement de tel monarque, telle ou telle victoire, etc.). Cette nouvelle conception de l'analyse historique mettait l'accent sur deux principes fondamentaux :
1/ l'histoire ne peux se suffire à elle seule, en tant que science sociale. Elle ne peut se passer de l'apport de la sociologie, de l'économie, de la géographie, etc. De la même façon, l'économie ne peut se suffire à elle seule. Elle a besoin des apports combinés de l'histoire, de la sociologie, de la géographie, de la psychologie, des sciences politiques, etc. Les hommes produisent d'abord leurs moyens d'existence, puis fabriquent en quelque sorte les idées de toutes natures (philosophiques ou religieuses) qui vont avec. Chaque fait économique (produire, consommer, travailler, apprendre, etc.) s'inscrit ainsi dans un cadre social et politique déterminé, ce qui suppose aussi des rapports de pouvoir, des rapports de forces. De plus, les faits économiques ne sont pas statiques mais sont le produit d'une longue évolution, et ceci l'économiste ne peut l'ignorer.
Pour les économistes, le temps n'est-il pas venu de revenir sur la méthode, pour faire à leur tour une " économie à part entière " ? Certes, l'on objectera avec J. Schumpeter que lorsque les économistes n'ont rien à dire, ils se bâtent sur la méthode. Sans doute. Mais cela vaut la peine d'essayer.
Nous parlerons des sciences économiques et non de la science économique. Le pluriel est indispensable pour deux raisons fondamentales, d'abord parce que l'économie couvre des domaines très divers - le travail, l'industrie, la finance, l'agriculture, etc. - en bref l'analyse économique est aussi riche que l'activité économique elle-même ; en second lieu parce que l'économie est traversée par des courants de pensée très différents. La question est d'autant plus importante (et sans doute plus difficile à traiter) pour les sciences économiques (comparé à l'histoire) parce qu'étudier l'économie et son fonctionnement c'est s'intéresser à la production de richesses et la répartition de ces dernières. Or qui dit richesse, dit pouvoir. Les Etats ne s'appuient-ils pas sur les travaux des experts (les économistes) pour justifier leurs décisions en matière de politique économique ? Autrefois, les monarques faisaient volontiers des sacrifices ou consultaient des prêtres ou des devins avant de prendre une décision ; c'était aussi un moyen d'atténuer les poids de ses responsabilités en cas d'échec.
De son côté, l'analyse historique ne touche-t-elle pas aussi au politique en contribuant à la fabrication de mythes nationaux fondateurs de la nation ? Les ouvrages de Marc Ferro ou de Eric Hobsbawn, pour ne citer qu'eux, sont tout à fait révélateurs de ce point de vue.
2/ Pour comprendre l'origine de la richesse - et de la pauvreté -, l'économiste ne peut se limiter à un relevé statistique, matières premières pour réaliser des modèles mathématiques complexes ou des courbes statistiques, sortes de " prêts à penser ", de boîte noire, qui à l'aide du langage ésotérique que sont les mathématiques pour nombre d'économistes, expliquent ce qui est inaccessible pour l'esprit humain. A l'image des machines qui représentaient pour David Ricardo et Karl Marx du travail mort, ces modèles forment une sorte de pensée morte, résultat d'un travail antérieur dont certaines des hypothèses sont susceptibles d'être reprises, mais certainement pas la totalité du raisonnement. La réalité polymorphe des sociétés humaines est trop complexe pour être réduite à quelques équations. Certes, et les statisticiens le montrent clairement, l'évolution des comportements d'épargne, du suicide, des pratiques religieuses, de la spéculation, de la consommation, etc. suivent une certaine régularité, mais à quoi bon construire des courbes si l'on n'est pas à même d'expliquer la logique profonde qui commande le phénomène étudié et dépasser le stade de la description ? Il convient de procéder à une analyse plus approfondie pour prendre en compte la multiplicité des facteurs qui orientent l'évolution d'un fait économique. Emile Durkheim affirmait pour sa part que la démarche scientifique en sociologie consistait à considérer les faits sociaux comme des choses, c'est à dire comme des entités extérieures au scientifique qui les étudie. Le sociologue peut-il se comporter comme le biologiste qui observe les microbes à l'aide de son microscope ? Si ce parti pris est a priori positif parce qu'il permet de soustraire des principes religieux et moraux, se pose aussi la question de l'évaluation des faits répertoriés et étudiés. Partant de l'hypothèse que les faits étudiés par le sociologue sont des choses, se pose la question de leur évaluation, de leur mesure quantitative, puisque la science est d'abord et avant tout une question d'inventaire et de repérage. Mais, le traitement statistique pose souvent problème comme en atteste notamment l'ouvrage de Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique (La découverte/Poche, 1999).
L'économie, répétons-le, est plurielle non seulement parce qu'elle est le résultat du travail des économistes qui professent des doctrines différentes, mais aussi parce que, l'économie comme toute discipline scientifique signifie également carrière. Professer un point de vue différent, émettre un point de vue conduisant à remettre en cause les principes établis par la communauté scientifique, c'est forcément se mettre à l'écart de celle-ci, en être rejeté. T. Kuhn l'a bien montré en retraçant l'histoire des sciences grâce au concept du paradigme scientifique, J. Robinson également à travers une critique de la fonction de production.
On ne peut cependant ignorer que la connaissance scientifique (quel qu'en soit le domaine) ne suit pas une évolution linéaire. Elle est sujette à des périodes d'intense développement ; période qui sont en règle générale suivies par des périodes de crise et de platitude. N. Elias, dans Mozart, Sociologie d'un génie (Seuil, 1991) montre bien que le génie de Mozart est aussi celui d'une époque (époque au sens large du terme). L. Febvre dans un article paru en 1935 distingue la " secousse intérieure " et la " secousse extérieure " dont peuvent être l'objet les disciplines scientifiques. La " secousse intérieure " est créatrice d'un nouvel état d'esprit, d'un rajeunissement du vieil idéal obscurci, d'un renouveau dans la foi du travail scientifique. La " secousse extérieure " se traduit par la refonte totale d'institutions scientifiques et pédagogiques vieillies, encrassées. Il cite en exemple la Convention qui engendra tant de nouvelles institutions scientifiques et tant de travaux nouveaux. Ce texte ayant été écrit en 1935, son auteur ne pouvait parler des années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, qui certes ont été alimentées par le contexte particulier de la Guerre froide, mais qui a été une période féconde à la fois par la création et le développement d'institutions nouvelles, mais également d'une réflexion renouvelée. Comment passer sous silence en France le travail de Frédéric Joliot-Curie ?
Nous pourrions multiplier les exemples attestant du rapport étroit qui lie production de connaissances et institutions. Ainsi, lorsque les universités se constituent à partir du XIIème siècle, l'objectif n'est pas scientifique. Il est politique et économique. Il s'agit de créer un savoir nouveau : former des individus capables de maîtriser les comptes ardus des grandes entreprises qui progressivement développent des relations commerciales avec le reste du monde. Les impératifs laïcs l'emportent sur les impératifs d'ordre religieux qui jusqu'à présents passaient devant tous les autres.
Cela suppose-t-il que pour changer le savoir, il faut changer les institutions qui le produisent ? N'oublions pas que les programmes de recherche des institutions sont déterminés par les contraintes économiques du moment. Louis Pasteur a été amené à prouver l'existence des microbes en travaillant à résoudre les problèmes posés par des industriels (brasseurs de bière, éleveurs de verres à soie). De nos jours, la question de la création d'entreprise ou celle de l'exclusion sociale ont aussi été à l'origine de nombre de programmes de recherche.
Que faudrait-il pour que l'économie devienne une " économie à part entière " ?
D'abord comment définir une " économie à part entière " ? L'objectif serait d'analyser les faits économiques dans tous leurs dimensions à la fois sociale, économique, politique, culturelle, technique, philosophique (au sens des idées laïques ou religieuses), sémantique, etc. L'économiste peut aussi être conduit à prendre en compte la façon dont les arts rendent compte des problèmes économiques et sociaux. Ainsi la littérature est parfois beaucoup plus riche d'enseignements pour comprendre une situation qu'un modèle mathématique. De même, la rationalité économique est souvent mise à mal par le comportement des acteurs. L'économiste doit aussi s'interroger sur l'origine des mots qu'il utilise : entrepreneur, entreprise, capital, profit, valeur, plus-value, etc. dont la signification a au fil des siècles changé ; transformations a priori superficielles, mais qui sont le produit de mécanismes profonds qui transforment telle une onde de choc la société.
Par exemple, ce ne sont pas toujours les techniques les plus efficientes du moment qui sont mises en œuvre mais celles qui sont socialement et économiquement acceptables. Par exemple, se nourrir, ce n'est pas seulement dans notre société (comme dans toutes les autres) consommer du pain, de la viande, boire du vin ou de la bière. Les ethnologues l'ont bien montré : Claude Levi Strauss, par exemple dans Le cru et le cuit. Mais, si l'on mange la viande bouillie dans les mieux populaires et la viande rôtie chez les bourgeois, ce n'est pas une affaire de goût, mais de prix ! Se nourrir c'est aussi suivre (parfois inconsciemment) des rites, des pratiques religieuses dont l'origine est généralement lointaine et imprécise. De plus, derrière la consommation de pain ou de pâtes, de riz ou de pommes de terre, il y a un système productif, des entreprises, des ateliers, des manufactures qui fonctionnent d'une certaine façon, qui ont recours au travail humain, à la traction animale ou mécanique, etc. derrière ces entreprises, il y a des hiérarchies, des rapports de pouvoir et d'autorité. Il y a des formes diverses d'accumulation du capital (d'où viennent les capitaux ?), des structures juridiques différentes (entreprise individuelle, société anonyme). Comment les profits de l'entreprise sont-ils répartis entre les travailleurs et les dirigeants ? Comment les prix sont-ils fixés ? Etc. Si le problème majeur des sociétés humaines est de produire les biens matériels leur permettant de subsister, n'oublions pas que cette activité se réalise toujours selon un cadre institutionnel et idéologique déterminé selon une sorte de va-et-vient entre les idées qui autorisent certains comportements (par exemple la réussite personnelle justifie l'enrichissement individuel), et dans l'autre sens, ces pratiques seront justifiées par la production d'une idéologie adéquate. Ceci vaut pour les sociétés que l'on qualifie volontiers de primitives et que l'on observe souvent d'un œil amusé, comme de notre société.
Un changement de paradigme scientifique est-il forcément lié à un événement politique, économique ou social majeur ? Nous le pensons. La science, les sciences économiques comme les autres disciplines scientifiques (sciences de la matière et de la vie ou sciences humaines et sociales), ne peuvent être isolées de la société qui la fait exister. Les sujets de recherche naissent d'interrogations et de problèmes à traiter. Mais, il peut également arriver que l'on n'ait envie ou intérêt à mettre en avant certains problèmes, un peu comme les discussions sur le sexe des anges des Byzantins… Alors pourquoi une économie à part entière ? pour qui ?
Références bibliographiques
Bairoch P., Mythes et paradoxes de l'histoire économique, Coll. Sciences humaines et sociales, La Découverte/Poche, 1999
Béroud S., Régin T. (sous la direction de), Le roman social, littérature, histoire et mouvement ouvrier, Editions de l'atelier, 2002
Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, Coll. Quadrige, PUF
Elias N., Mozart sociologie d'un génie, Seuil, 1991
Febvre L., Pour une histoire à part entière, SEVPEN, 1962
Engels F., Marx K., L'idéologie allemande, Coll. Essentiel, Editions sociales, édition de 1982
Ferro M., Comment on raconte l'histoire aux enfants à travers le monde, Coll. Petite Bibliothèque Payot, Payot découverte, 1992
Hobsbawn E., L'historien engagé, Coll. Monde en cours, Editions de l'Aube, 2000
Kuhn T., La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983
Levy-Strauss C., Le cru et le cuit, Plon, 1964
Marx K, Contribution à la critique de l'économie politique, Editions sociales, édition de 1977
Nicolaï A., Comportement économique et structures sociales, Coll. Economie et innovation, L'Harmattan, 1999, première édition 1960
Ozouf M., Les aveux du roman, Le dix-neuvième siècle entre ancien région et révolution, Fayard, 2001
Robinson J., Contributions à l'économie contemporaine, Economica, 1985